Nourri d’utopie et de science-fiction, sans doute l’un des ouvrages majeurs de philosophie politique de ces dernières années.
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RELECTURE
Publié en 2005, traduit en français en 2007 et 2008, en deux volumes (dont celui-ci est le premier), par Nicolas Vieillescazes et Fabien Ollier chez Max Milo, « Archéologies du futur » est très certainement l’un des ouvrages fondamentaux du théoricien politique américain, philosophe et critique, Fredric Jameson, connu auparavant principalement pour son puissant « L’inconscient politique » (1981) et pour son très remarqué, bien au-delà des cercles habituels de philosophie politique et culturelle, « Le postmodernisme, ou la logique culturelle du capitalisme tardif » (1991).
Fredric Jameson présente une particularité essentielle pour un travail spéculatif de cette nature et de cette ambition à propos de l’imagination en socio-politique : marxiste critique, contributeur habitué de la « New Left Review » (dans laquelle fut publié en 2004 l’article qui devait conduire, après bien du travail, au présent ouvrage), il est aussi un lecteur avide et avisé de science-fiction, et contribue depuis bien des années à « Science Fiction Studies », la grande revue universitaire américaine consacrée au genre, dans laquelle il a signé plusieurs dizaines d’articles consacrés à Philip K. Dick, à Ursula K. Le Guin, à Brian Aldiss, à Olaf Stapledon, ou encore à Kim Stanley Robinson (dont il dirigea d’ailleurs jadis la thèse de doctorat consacrée à Philip K. Dick, précisément), dont certains, éventuellement développés ou réécrits pour l’occasion, figurent dans la deuxième partie d' »Archéologies du futur » (formant le deuxième volume de l’édition française sous le titre de « Penser avec la science-fiction »).
Le propos global de l’ouvrage ne saurait être mieux explicité qu’en citant Nicolas Vieillescazes, dans sa lumineuse introduction de l’édition française :
« Ainsi, loin de se poser en rédempteur ou en pourvoyeur d’utopies programmatiques toutes faites pour lesquelles il ne semble du reste pas avoir beaucoup d’affection, Jameson cherche plutôt dans ce livre à comprendre et à rendre problématique le rapport que notre époque entretient au temps, c’est-à-dire aussi à la politique : il faudrait, pour dépasser cette crise d’imagination qui nous affecte, développer une « angoisse de la perte du futur ». Avec ces « archéologies du futur », c’est donc bien du présent qu’il est question, et Jameson, par des voies savamment détournées, prouve encore une fois ses talents de diagnosticien. »
Pour traquer et expliciter à la fois les ressorts du désir d’utopie, les raisons de son cruel manque contemporain et les motivations de ses détracteurs acharnés, Fredric Jameson convoque d’abord Ernst Bloch, dont « Le Principe Espérance » (1954-1959) fournit la matrice permettant de tracer les lignes d’analyse entre l’élan utopique qui animerait toute société saine, et le programme utopique, qui se heurterait à bien des difficultés, tant théoriques que pratiques – et ouvrirait généralement la voie à la critique anti-utopique, le plus souvent désormais au nom des échecs sanglants de certains « socialismes réels ». Passant en revue les variétés de l’utopique, puis les caractéristiques qui en font toujours une enclave, il analyse ensuite en détail, comme en fil rouge, le travail fondateur de Thomas More, qui donna avec « L’Utopie » (1516) son nom à l’ensemble de sa postérité conceptuelle, qu’il confronte et fait résonner habilement avec les travaux classiques de Darko Suvin (« Métamorphoses de la science-fiction », 1979), mais aussi avec ceux, plus récents, de Tom Moylan (« Demand the Impossible : Science Fiction and the Utopian Imagination », 1986, « Scraps of the Untainted Sky : Science Fiction, Utopia, Dystopia », 2000, et « Dark Horizons : Science Fiction and the Dystopian Imagination », 2004 – tous trois passionnants et non traduits en français à ce jour) ou de Damien Broderick (« Reading by Starlight : Postmodern Science Fiction », 1995), deux auteurs universitaires avec qui il confesse des échanges toujours extrêmement féconds, pour ce qui concerne directement la part science-fictive de l’élan utopique, et avec Algirdas Greimas, Herbert Marcuse, Theodor Adorno, Jürgen Habermas, Louis Marin, ou encore Gilles Deleuze, pour ce qui concerne la part philosophie politique et critique, ou même sémiotique, de ce même élan.
L’analyse conceptuelle, au long de ces quatre cents pages robustes, fouillées, et néanmoins rendues relativement accessibles au lecteur curieux et de bonne volonté, pour peu qu’il dispose de certaines bases de philosophie politique ou de théorie critique, s’appuie sur un arpentage résolu de grands textes proprement utopiques, comprenant, au-delà des pères fondateurs du début du XIXème siècle, tels Saint-Simon, Owen ou Fourier, les entreprises plus récentes de Bellamy (« Cent ans après », 1888) et Morris, de Callenbach (« Écotopia », 1975) et Skinner (« Walden 2 », 1948), notamment, et sur une mobilisation critique sans précédent de textes issus de la science-fiction de genre, où se distinguent particulièrement dans ce domaine Ursula K. Le Guin et Kim Stanley Robinson, mais où l’on trouvera aussi, sans attendre le deuxième tome, des pages captivantes consacrées, parfois paradoxalement, à Larry Niven et Jerry Pournelle, Olaf Stapledon, Stanislas Lem, Bruce Sterling, Samuel Delany, Philip K. Dick, ou encore Arkadi et Boris Strougatski.
Il est d’ailleurs très intéressant de lire la manière dont Jameson rend compte de l’incapacité du cyberpunk et du new space opera (à l’exception probable de Iain M. Banks) de jouer le rôle critique utopique de certains de leurs prédécesseurs dans le genre, la science-fiction étant ainsi – hélas ? – largement cohérente avec l’environnement culturel global du postmodernisme (décrypté par ailleurs par Jameson dans son ouvrage le plus célèbre), et appelant elle aussi sans doute une forme de renouveau de l’imagination politique en son sein (mais Fredric Jameson, malgré son impressionnante culture du genre, n’est pas omniscient, et n’intègre donc pas à ses recherches certaines œuvres relativement récentes en anglais, en français, en allemand ou en italien, par exemple, qui pourraient bien aller dans le sens évoqué).
Il ne faut sans doute pas oublier de rendre hommage à la traduction de Nicolas Vieillescazes, d’excellente facture, et plus encore à l’intense effort fourni – qui n’est pas si fréquent – pour donner, dans chaque référence en cours de texte et chaque note de bas de page, les éditions françaises correspondant aux sources de l’auteur, à chaque fois que ces traductions existent.
Fascinant par l’ampleur de la matière philosophique, politique et littéraire qu’il brasse, par les nombreuses perspectives qu’il indique, pour la lecture, la réflexion ou l’action, cet ouvrage devrait captiver toutes les lectrices et lecteurs, tant passionnés de philosophie politique que ne rebuterait pas une excursion volontariste dans la littérature utopique et le « mauvais genre », que férus de SF ne rechignant pas à une lecture résolument intellectualisante et fortement politique de leur genre favori.
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