Un florilège intelligent et pénétrant pour résumer la puissance d’un genre en 50 fiches.
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LECTURE EN VERSION ORIGINALE ANGLAISE
Publié en 2010 chez Routledge dans la collection Key Guides, trésor de vulgarisation qualitative, ce bref dictionnaire était confié à une équipe d’universitaires britanniques et canadiens, Mark Bould étant plutôt un spécialiste du film noir et du film de science-fiction, Andrew M. Butler un expert de Philip K. Dick, du cyberpunk et du postmodernisme, Adam Roberts plutôt un praticien de la littérature du XIXème siècle, de la proto-SF, de Jules Verne et de H.G. Wells, et Sherryl Vint une exploratrice du post-humanisme et de la singularité. Ils ont fait appel à plusieurs dizaines de contributrices et de contributeurs, tou(te)s critiques, universitaires ou autres.
Il est toujours frappant de constater, jusque dans des ouvrages de vulgarisation ambitieuse comme celui-ci, à quel point la désormais très solide communauté universitaire anglo-américaine dédiée à l’imaginaire science-fictif (au sens large), à l’image des deux revues Science Fiction Studies et Foundation, est capable de parcourir des chemins ardus et de les rendre toujours davantage passionnants. Dans un exercice de florilège qui se révèle régulièrement décevant, dans le champ ou ailleurs, la lectrice ou le lecteur auront ainsi la joie de découvrir plusieurs chapitres particulièrement stimulants, que ce soit sur des auteurs très connus ou sur des figures un peu plus confidentielles (« un peu plus » seulement : le choix de 50 personnalités du champ implique fort logiquement un degré déjà élevé d’influence au sein du genre).
Je passerai sur les articles concernant Isaac Asimov (1920-1992), Leigh Brackett (1915-1978), Arthur C. Clarke (1917-2008), Philip K. Dick (1928-1982), Hugo Gernsback (1884-1967), Robert A. Heinlein (1907-1988), Stanley Kubrick (1928-1999), Fritz Lang (1890-1976), Stan Lee (1922-), George Lucas (1944-), C.L. Moore (1911-1987), Gene Roddenberry (1921-1991), Steven Spielberg (1947-), Jules Verne (1828-1905) et H.G. Wells (1866-1946) : ces quinze-là sont solides, efficaces et joliment travaillés, mais n’apportent rien de vraiment nouveau sur des sujets aussi largement parcourus par la critique, universitaire ou autre, que ceux-ci.
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Les articles consacrés à Karel Čapek (1890-1938), à Stanislas Lem (1921-2006), mais aussi à Mary Shelley (1797-1851) et à Olaf Stapledon (1886-1950, sont particulièrement précieux. Non seulement ils éclairent de leur large focale les œuvres de quatre auteurs qui sont trop souvent réduites à un titre principal (pour Čapek et Shelley), ou à une poignée de titres (pour Lem et Stapledon) mais ils attachent un soin particulier a dégager la spécificité culturelle, l’apport rare et parfois presque unique que ce Tchèque, ce Polonais et ces deux Britanniques ont constitué pour le corpus littéraire et science-fictif, tout en reconnaissant sans complaisance les limites de leurs travaux.
La guerre des salamandres combine le capitalisme devenu fou de La fabrique d’absolu avec la révolte apocalyptique des travailleurs de R.U.R. Elle utilise aussi la forme journalistique de La fabrique d’absolu, avec la même brillante extravagance, mais associée désormais à la cohérence supplémentaire fournie par l’articulation précise, hilarante et dévastatrice, par Čapek, de ce qu’on pourrait appeler la logique fantaisiste du capitalisme – le fantasme d’une économie croissant sans fin pour apporter toujours davantage de marchandise à toujours plus de consommateurs – et de la logique fantaisiste également du colonialisme – le rêve d’autochtones invisibles fournissant terres vierges et travail gratuit pour les besoins en expansion de leurs maîtres. Ces deux logiques fantaisistes sont abondamment mises en œuvre dans La guerre des salamandres, mais leur réalisation s’y inverse savamment pour aboutir à de cauchemardesques catastrophes. Tout au long de la découverte des salamandres, de leur inondation du monde et de la destruction de l’humanité, Čapek disperse tout un tas de matériau spécifique, incluant une parodie antifasciste d’Oswald Spengler, ou des allusions directes aux exigences d’Hitler en matière de Lebensraum. Toutefois, la cible fondamentale de la satire, la logique systématique du capitalisme lui-même, est la même dans la fable de 1936 que dans celle de 1921, et demeure tout aussi pertinente aujourd’hui. (Traduction improvisée par votre serviteur)
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Les articles concernant J.G. Ballard (1930-2009), Iain M. Banks (1954-2013), Greg Bear (1951-), Greg Egan (1961-), William Gibson (1948-), China Miéville (1972-), Kim Stanley Robinson (1952-) et Neal Stephenson (1959-) constituent pour moi à eux huit le corps central de l’ouvrage, celui qui expose la force vive de la science-fiction en train de se faire, changeant de forme lorsque nécessaire, plus ambitieuse que jamais, et traitant comme bien peu d’autres espaces littéraires ou de champs de création de ce qui arrive à notre monde et à ses habitants, comme de l’élan utopique – parfois bien dissimulé – qu’il s’agirait de préserver à tout prix, comme le dirait un Fredric Jameson (qui n’est pas l’une des cinquante figures retenues par l’ouvrage, mais qui est abondamment cité dans plus d’une quinzaine des articles).
Plus ésotériques ou plus curieux, les articles à propos du producteur TV Gerry Anderson (1929-), du philosophe Jean Baudrillard (1929-2007), de David Cronenberg (1943-), du Doctor Who (1963-), du gourou L. Ron Hubbard (1911-1986), d’Alan Moore (1953-), d’Oshii Mamoru (1951-), du scénariste TV Nigel Kneale (1922-2006), ou encore du producteur TV J. Michael Straczynski (1954-), définissent les contours de l’emprise ramifiée de la science-fiction sur la culture populaire, sur la manière dont, pour le meilleur et pour le pire, ses tropes et ses thèmes s’infiltrent dans toute la mythologie contemporaine partagée.
De Fragments de rose en hologramme à Code Source, certains motifs irriguent le travail de Gibson. Beaucoup de ses nouvelles et la plupart de ses romans sont des « coups » ou des quêtes, structurés autour de tropes de détection et d’interprétation. Bien que son écriture ne soit plus aussi dense ou aussi maniaque, la riche texture de sa fiction vibre toujours de nuance et d’ironie. Thématiquement, le travail de Gibson invoque obsessionnellement un nombre limité de préoccupations. L’une est la réorganisation culturelle et économique déclenchée par la vitesse et l’ampleur des technologies informationnelles qui transforment la culture globale. Une autre est l’accès inégalitaire à cette réorganisation et le secret danger des données archivées – qui conduisirent Gibson à faire l’une de ses si fameuses remarques, souvent reprise en entretien ou citée : « Le futur est là. Simplement, il n’est pas encore distribué également ». Une troisième, et peut-être la plus importante, est que sa fiction revient toujours aux seuils – ces moments de bifurcation des chemins, d’écroulement de situation et de possibilité de transformation, culturelle ou personnelle. (Traduction improvisée par votre serviteur).
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Les articles portant sur Alfred Bester (1913-1987), Frank Herbert (1920-1986), Michael Moorcock (1939-), Joanna Russ (1937-), Sheri S. Tepper (1929-), James Tiptree Jr (1915-1987) et Gene Wolfe (1931-) permettent sans doute avant tout d’apprécier la profonde variété d’écriture, de recours aux moyens littéraires et stylistiques, et de trituration plus ou moins poussée du matériau fictionnel brut, tels qu’ils se déploient au sein du genre science-fictif – et tels qu’ils y créent régulièrement la controverse, comme le rappelait Thomas M. Disch dans son « On SF » -, tandis que ceux consacrés à Samuel R. Delany (1942-), à Donna J. Haraway (1944-) – dont Lionel Ruffel soulignait récemment, dans son « Brouhaha », la contribution essentielle au modelage du contemporain -, à Gwyneth Jones (1952-), à Ursula K. Le Guin (1929-) et à Darko Suvin (1930-) nous rappellent avec une extrême acuité l’une des caractéristiques souvent les moins apparentes au profane, et les plus surprenantes une fois découvertes, du genre science-fictif, à savoir, peut-être davantage que tout autre espace littéraire, son extrême réflexivité critique, politique et intellectuelle, qu’elle soit le fait des auteurs eux-mêmes ou de spécialistes universitaires ou assimilés.
Et je finirai en mentionnant, à part, les deux magnifiques articles sur Octavia E. Butler (1947-2006) et sur Nalo Hopkinson (1960-), deux exceptionnelles femmes de lettres science-fictives, afro-américaines, dont l’œuvre essentielle demeure encore et toujours trop largement ignorée en France.
In fine, sous l’apparence risquée d’un bréviaire plutôt modeste, les auteurs nous offrent en réalité un fort intelligent et pénétrant essai polyphonique su la science-fiction, qui mérite largement un détour aussi approfondi que possible.
Il va falloir nous le traduire maintenant qu’on a l’eau à la bouche…