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Notes de lecture 2022, Planète B

Note de lecture : « Aqua™ » (Jean-Marc Ligny)

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Sur fond de dérèglement climatique, de sécheresse globale croissante et de triomphe des entreprises ayant su manier à la perfection le greenwashing de surface, un grand roman foisonnant d’humanité, de géopolitique spéculative et de recours aux forêts du fantastique.

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Aqua

Lancée début octobre 2022 avec les éditions La Volte, la librairie Charybde et le journaliste Antoine St. Epondyle, en attendant d’agrandir l’équipe, « Planète B » est l’émission mensuelle de science-fiction et de politique de Blast. Chaque fois que nécessaire, les lectures ou relectures nécessaires pour un épisode donné figureront désormais sur notre blog dans cette rubrique partiellement dédiée.

« Aqua™ » (2006) est l’un des livres-clé de l’épisode n°2, « Pénuries », à regarder ici.

Prologue
EAU, VENT, POUSSIÈRE
Voici les sujets que nous évoquerons au cours de notre flash météo offert par AirPlus, l’air sain de vos logis. Les îles Britanniques font le gros dos sous l’ouragan de force 12 qui a abordé les côtes il y a un peu plus d’une heure, on compte déjà une trentaine de victimes : notre fait du jour. Les Pays-Bas renforcent leurs digues et se préparent tant bien que mal à résister : nos conseils pratiques. Treizième mois de sécheresse en Andalousie, les derniers orangers se meurent : notre dossier spécial société. En Italie, des millions de méduses mutantes s’échouent en ce moment sur les côtes de l’Adriatique, leur venin peut être mortel : notre reportage exclusif. Enfin, si vous circulez dans les Alpes, prenez garde aux glissements de terrain, de nombreuses routes sont coupées : le point sur la situation. Mais tout d’abord quelques flashs de notre sponsor Green Links. Restez avec nous sur Eurosky, la météo de votre région en temps réel.

Ce monde de 2030 va mal, pour la majorité des populations. Dérèglement climatique, pénuries, fragmentations politiques : dans la lutte pour les ressources et le bien-être relatif, les grandes entreprises multinationales, bardées de leurs avocats et de leurs droits imprescriptibles, font de facto la loi. Un soir de tempête cataclysmique sur la mer du Nord, des fondamentalistes chrétiens, organisés au plan mondial, font exploser la digue néerlandaise de l’Ijsselmeer, provoquant une brutale inondation meurtrière pour des centaines de milliers d’habitants des polders, et transformant instantanément les survivants en réfugiés climatiques, à l’intérieur même d’une Forteresse Europe résolument sourde au désespoir qui l’entoure, si ce n’est en tolérant les soutiens humanitaires bénévoles qu’elle engendre désormais à foison. Pendant ce temps, le Burkina Faso, comme bien d’autres pays sahéliens ou africains, est en train de périr sous la sécheresse devenue endémique. Pendant ce temps également, une multinationale tentaculaire parmi d’autres (mais celle-là appartient à un seul homme ou presque), en pleine reconversion déjà bien avancée vers tous les greenwashings possibles, thésaurise de précieux relevés satellitaires qui pourraient soulager le fardeau de nombreux pays pauvres. Jusqu’à ce qu’un certain hacker mette le feu à certaines poudres…

Un réfugié climatique néerlandais, une chef de mission humanitaire française, un hacker déjà mentionné, un propriétaire insatiable de multinationale fort avancée, une présidente burkinabée et plusieurs autres protagonistes essentiels à découvrir en temps utile sont désormais lancés sur des trajectoires de collision spectaculaires et savoureuses, tout au long de ce roman foisonnant en diable.

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La famille du maire de Kongoussi est scotchée devant la vieille télé 16/9 qui trône dans le salon pénombreux, aux persiennes closes sur la fournaise. La clim est en panne, le ventilo ne brasse que les ondes de chaleur, il fait 45°C dans la pièce et l’écran de la télé au bord de la surchauffe tressaute par moments. Les images glauques des Pays-Bas noyés sous les eaux qui sont diffusées en boucle depuis le début du journal paraissent à la famille Zebango venir d’une autre planète. Ils contemplent bouche bée ces immensités liquides, plombées par un ciel lourd et bas crachinant sur les ruines.
C’est Félicité, la fille cadette, qui exprime la première une opinion sans doute partagée :
– Tch ! C’est pas juste : les autres là, ils crèvent d’avoir trop d’eau, et nous d’en avoir pas assez. Ils devraient nous en donner !
– Félicité, tais-toi ! gronde sa mère Alimatou. C’est trop grave, tout ça. Faut pas plaisanter avec la mort.
Félicité a raison, se dit Étienne, son père. Trois cent mille noyés aux Pays-Bas, c’est une catastrophe mondiale. Un million et demi de morts chez nous à cause de la sécheresse, on n’en parle même pas. Tout le monde s’en fout, du Burkina.
En homme politique conscient de la situation internationale et de ses retombées sur la vie locale, Étienne Zebango devine déjà ce que cette catastrophe européenne aura comme conséquences sur son pays : un maximum de fonds vont être octroyés à la reconstruction des Pays-Bas, ce qui signifiera une nouvelle diminution de l’aide déjà congrue aux PPP, les Pays les plus pauvres, dont le Burkina Faso fait partie ; les ONG vont être appelées à la rescousse par les pouvoirs publics défaillants et seront indisponibles ici pour lutter contre la sécheresse et le paludisme ; les médias seront mobilisés sur les lieux du désastre et continueront d’ignorer la mort lente de la moitié du continent africain. Kongoussi va crever sous les vents de sable et personne n’en saura jamais rien.
Étienne ne peut s’empêcher de jauger chaque « situation d’urgence » (comme on dit par euphémisme) que subissent quasi quotidiennement la plupart des nations du monde à l’aune de la sienne propre, celle de la ville dont il est le principal responsable : à l’agonie de Kongoussi, peu spectaculaire mais inexorable. Désertée par ses forces vives, parties en quête d’eau dans le sud du pays ou autour de ce qui reste du fleuve Niger ; décimée par la faim, la soif et les maladies véhiculées par des eaux insalubres : paludisme, dengue, diarrhées, bilharzioses, sans parler du choléra qui l’a épargnée jusqu’ici, Dieu merci ; ruinée par dix années de sécheresse consécutives, qui ont réduit à néant tout espoir d’élevage, de récoltes, de tourisme ou d’investissements ; humiliée par une mendicité permanente auprès des pouvoirs publics, des ONG, de l’Union africaine, des organismes internationaux : juste un dossier parmi des milliers…
Membre du PRB (Pour le renouveau du Burkina, le parti actuellement au pouvoir) depuis sa fondation en 2011, Étienne Zebango s’est toujours efforcé, en tant que conseiller municipal, puis adjoint, puis maire, de défendre et d’appliquer les principes prônés par sa présidente : économie solidaire, développement durable, respect de l’environnement, autosuffisance énergétique et alimentaire, éducation libre et gratuite, services publics accessibles à tous. Beaux principes en vérité, mais qui supposent un minimum d’organisation sociale… Or comment faire quand les conseillers municipaux meurent ou s’en vont l’un après l’autre, quand les commerces ferment faute de clients, quand les agriculteurs en sont réduits à gratter un sable stérile et les éleveurs à manger les carcasses de leurs animaux morts, quand les canaux d’irrigation ne charrient plus que de la poussière, quand la route fond au soleil sans qu’aucun camion n’y imprime plus ses traces ? Quand l’eau n’est plus distribuée par l’État, mais par des mafias qui en doublent le prix sans aucune garantie sanitaire ? Que promettre, que projeter, qu’annoncer ? Où trouver les budgets nécessaires ? Comment croire encore en la survie de Kongoussi ?

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Au moins depuis le « Sécheresse » (1964) de J.G. Ballard, la pénurie globale d’eau est l’un des thèmes que la science-fiction a su arpenter avec le plus de constance et d’efficacité. En rappelant une fois de plus que cette littérature, à ne pas confondre avec une pure entreprise prospective, marchande ou non, n’a pas nécessairement vocation à prévoir l’avenir en tant que tel, mais bien à spéculer autour de possibles et d’hypothèses de pensée qui ont à faire avec nos présents (ou même de contribuer à entretenir la flamme du principe Espérance, pourraient dire chacun à leur manière Fredric Jameson ou Alice Carabédian), on notera par exemple, par-delà les formidables prémices de John Brunner, « Tous à Zanzibar » (1968) et « Le troupeau aveugle » (1972), où la sécheresse radicale figure à l’état de trace significative, les travaux plus récents de Doris Lessing (« Mara et Dann », 1999), de Matías Crowder (« La dune », 2013), de Claire Vaye Watkins (« Les sables de l’Amargosa », 2015), de Paolo Bacigalupi (« Water Knife », 2015), ou encore de la récente série télévisée de Choi Hang-yong (« The Silent Sea », 2021).

Avec cet « Aqua™ » publié en 2006 chez L’Atalante, Jean-Marc Ligny se permettait à la fois d’actualiser l’héritage cyberpunk dont il fut l’un des pionniers en France (ici, sa scène de hacking du logiciel d’un satellite est une pure beauté, par exemple), de nous emmener à nouveau dans cette Afrique de l’Ouest qu’il affectionne (que l’on se souvienne de son magnifique et inquiétant « Yoro Si » de 1991), de nous offrir une traversée du Sahara par un camion solitaire porteur de matériel de forage comme un grand et beau moment d’anthropologie et d’humanité, et enfin, surtout, de nous proposer une lecture polyphonique – quasiment pluraliste, au sens de Vincent Message – d’une rude compétition pour les ressources devenues rares, compétition dans laquelle les personnages principaux, campant d’abord de grands types caricaturaux, développent leur étrange épaisseur au fil des pages, tandis que les triomphes annoncés du cynisme et de l’avidité peuvent ici être détournés ou ralentis par de subtiles combinaisons humaines d’engagement et de géopolitique d’un futur moins pire. Une belle réussite et un ouvrage essentiel pour saisir ce que fabrique la science-fiction dans notre contemporain.

…désormais aucun doute que l’effondrement de l’Asluitdijk a été provoqué par un attentat. L’enquête s’oriente une fois de plus vers le Jihad islamique international. Nous avons interrogé à ce propos le général Horst Zimmermann, spécialiste de l’armement tactique non conventionnel au sein de l’Euroforce. Alors, mon général, attentat ou pas ? Jihad ou pas ?
– Attentat, certainement. Tous les indices tendent à prouver qu’une ou plusieurs bombes à plasma ont été utilisées. Notamment le degré de fusion du point d’impact, ainsi que le clash électromagnétique qui a affecté l’ensemble des Pays-Bas.
– Le Jihad islamique possèderait des bombes à plasma ?
– Ce n’est pas totalement impossible, mais personnellement j’en doute. Ce type de bombe requier une haute technologie et des matériaux stratégiquement sensibles, dont la fabrication, le stockage et le transport sont sous notre contrôle. Introduire cette bombe au sein de l’UE n’aurait pas échappé à nos services de renseignements. Elle a donc été montée sur place, en Europe. Or les réseaux islamistes implantés sur le territoire n’ont pas, à notre connaissance, les moyens d’acquérir ou d’accéder à un tel matériel. En revanche, la Divine Légion…
– Merci, mon général. Donc, vous l’avez entendu comme moi, il est possible qu’une nouvelle antenne du Johad islamique ait réussi à s’infiltrer au coeur même de l’Europe et possède un laboratoire high-tech lui permettant de fabriquer des bombes à plasma. L’affaire est sérieuse et nous vous tiendrons informés de ses développements en temps réel, restez avec nous sur Euronews !

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  1. Pingback: Planète B (Blast) : Épisode 2 | Charybde 27 : le Blog - 9 novembre 2022

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