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Notes de lecture 2022, Nouveautés

Note de lecture : « Réel » (Éric Arlix)

Expérience de pensée science-fictive du devenir machinique usant d’un détour résolument inhabituel, construction de rire et de glace pour sonder le cœur de nos pulsions de consommation toujours plus cool : le nouvel Éric Arlix mérite toute votre attention.

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Réel

Livre#1
Chapitre 1
9 h 02
Niveau 0
Un hall immense, un dôme gigantesque recouvert de fresques anhistoriques, du marbre de Cangshan, du marbre du Yunnan, flanqué de dorures et de leds, des colonnes d’escalators aspirent du vide et les premiers consommateurs du matin, la climatisation réglée au maximum, son niveau sonore couvert par la programmation musicale du centre commercial, entraînante, mielleuse. Un homme d’une cinquantaine d’années lit le journal accoudé à une rambarde, il regarde par-dessus ses lunettes deux executive women passer devant lui, il plie son quotidien et le place sous son bras, il décide de les suivre, intrigué par la conversation qu’il vient d’entendre, les deux femmes parlent de Mykonos, l’homme écoute et regarde leurs fesses pendant la montée sur l’escalator.

À quelques jours de Noël, dans un gigantesque centre commercial de Shanghaï, dix-huit personnes, sublimes échantillons d’une humanité mondialisée dans la consommations tous azimuts, cherchent l’ultime cadeau idéal, s’extasient de nouvelles pâtisseries, promènent leur regard évaluateur sur leurs congénères, cherchent l’inspiration d’un roman, ressassent leurs impasses professionnelles, révisent in petto leurs catéchismes politiques, rivalisent de zèle pour être à nouveau employé du mois, imaginent un meurtre de masse, tentent de convaincre des amis d’investir à leurs côtés dans une résidence grecque de rêve, ou se vengent à leur manière de certaines manifestations outrecuidantes de sexisme ordinaire.

Pour savoir ce qui relie ces dix-huit sujets, dont la moindre action ou pensée, vitale ou futile, nous est livrée par un narrateur omniscient (qui n’est pas ici un simple artifice de point de vue narratif, on en découvrira l’explication le moment venu) et omniprésent dans sa méticulosité matérielle, à la deuxième partie, résumé bio-bibliographique orienté des progrès informatiques et robotiques des cinquante dernières années et de quelques-unes encore à venir, dans la réalité et dans la fiction, et à la troisième, où des groupes de survivants humains attendent la fin, il faudra se plonger avec angoisse et délectation dans les 150 pages de ce « Réel », nouveau travail d’Éric Arlix, publié aux éditions associatives Jou (dont, sachons-le pour des questions illusoires d’objectivité de lecture, je fus un animateur par le passé) en mai 2022. Notez d’ailleurs au passage que vous pouvez en ce moment aider les éditions Jou à poursuivre leur belle trajectoire (ici).

Nikki résume sommairement à sa mère un article qu’elle vient de lire sur une nouvelle génération de prothèses mammaires, encore plus sûres, encore moins chères, encore plus de sensations. La mère de Nikki est intriguée et demande à sa fille de lui mettre de côté l’article, elle lui raconte à son tour les dernières informations acquises sur leur passion commune, la chirurgie esthétique. Elles n’ont jamais franchi le pas mais sont fascinées par ce monde, des people aux petites filles de 11 ans qui rêvent d’avoir un nez plus fin au risque de rater leur vie, des séries télévisées aux chirurgiens stars, la veille qu’elles opèrent sur le sujet est en tous points très professionnelle. Nikki raconte à sa mère qu’elle a regardé de nouveau hier soir le dernier épisode de Nip/Tuck, le centième, après six saisons, elle ne s’en lasse pas, cette fin ouverte, ces deux choix pour appréhender le monde, troublée à chaque visionnage. Monsieur Wang arrête de les suivre et sort son smartphone, il tape « Nip tuck » dans son moteur de recherche, il s’assoit dans un espace détente, les sièges sont confortables. Il hausse plusieurs fois les sourcils en lisant des articles sur la série, il en regarde un extrait. En levant les yeux il aperçoit deux jeunes militaires en permission à la recherche d’un cadeau pour leur fiancée ou leurs parents, ils n’ont pas l’habitude de cette démesure commerciale, Monsieur Wang se revoit instantanément en uniforme, à leur âge, quinze années dans l’armée ça ne s’oublie pas. Les deux jeunes hommes ne semblent avoir aucune méthodologie pour rechercher des cadeaux, leur parcours apparenté à un zig-zag permanent et aléatoire, ils prennent l’escalator pour descendre.

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Ce n’est évidemment pas l’apocalypse machinique sous-jacente puis surgissante (à ne surtout pas confondre avec les « Machines insurrectionnelles » de Dominique Lestel, qui réfléchissent malgré leur titre provocateur aux élargissements logiques et possibles des différentes définitions du vivant en harmonie), thème encore omniprésent un peu partout, mais en voie d’érosion très accélérée (un siècle désormais après le tonitruant et pourtant si subtil « R.U.R. » de Karel Čapek) de sa capacité subversive sous les assauts neutralisants du divertissement spectaculaire marchand, qui fait la puissance de ce « Réel ».

On connaît au moins depuis « Le guide du démocrate » (2010)  – et plus encore sans doute depuis « Golden hello » (2017) et « Terreur Saison 1 » (2018) – la singulière capacité d’Éric Arlix (en résonance avec celle de son compère occasionnel Jean-Charles Massera) à faire intérioriser à l’écriture les moindres variations de la vulgate confortable et décérébrante du capitalisme tardif le plus cool (transformant ainsi avec une sauvage aisance certaines des plus fines analyses de Jean Baudrillard en démonstrations par la mise en œuvre langagière) : en inscrivant son devenir machinique inexorable au cœur consommant de nos désirs sans horizons, de nos facilités définitivement sans élans utopiques et de nos renoncements au collectif au profit d’individus-rois (fût-ce de royaumes ridicules en forme de nouvelle crème glacée), en soignant dans chaque phrase et chaque image le vide glaçant et pourtant tellement occupé de ses dix-huit personnages-déclencheurs emblématiques, comme en donnant à la dissolution finale de l’humanité une tonalité résolument et macabrement cool, il nous propose une spéculation déterminante, joueuse et sérieuse simultanément, bien entendu, à propos de ce qui cloche vraiment, et depuis un moment, dans la vision du monde actuellement dominante, même soumise à quelques timides résistances de-ci de-là. Expérience de pensée science-fictive conduite avec humour et détermination, « Réel » mérite décidément toute votre attention.

À l’extérieur du centre commercial des badauds s’agglutinent derrière les barrières de sécurité, les yeux rivés sur leur smartphone, ils se doutent que c’est extrêmement important, une première mondiale peut-être, ils n’ont pu s’empêcher de venir, ils y sont. Les chaînes d’information continue déroulent maintenant la liste des politiques présents sur le site, pas moins de cinq à dix chefs d’État, l’imprécision règne encore. On apprend également que des conférences de presse s’organisent dans un bon nombre de capitales ainsi qu’au sein des sièges des plus grandes multinationales technologiques. Dans le monde entier, des rassemblements se forment sur les plus grandes places publiques, les informations les plus folles commencent à circuler, elles montent rapidement en intensité.

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  1. Pingback: Réel | Éditions JOU - 25 Mai 2022

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