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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Nicolas Eymerich, inquisiteur » – Eymerich 1 (Valerio Evangelisti)

L’Inquisiteur du Moyen-Âge comme creuset essentiel de ce que les « mauvais genres » peuvent dire du monde comme il va ou non.

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RELECTURE

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Publié en 1994, traduit en français en 1998 chez Payot & Rivages par Serge Quadruppani, et désormais disponible avec l’ensemble du cycle chez La Volte, ce roman de l’Italien Valerio Evangelisti marque le début d’une saga contemporaine essentielle, celle de l’inquisiteur aragonais Nicolas Eymerich, personnage très librement adapté par l’auteur à partir de la figure historique authentique (qu’évoque par exemple Jaume Cabré dans son immense « Confiteor ») et inséré dans un réseau de correspondances épiques et rusées entre bizarreries d’époque, machinations plus ou moins contemporaines et projections décidément science-fictionnelles, pour aboutir à un cocktail détonant bien rare en son genre, dont la cohérence redoutable prendra toute son ampleur au fil des années.

Le ciel de Saragosse s’illuminait de myriades d’étoiles, si brillantes et en rangs si serrés qu’Eymerich ne put se retenir de lever la tête. Un frisson étouffa dans l’œuf son émerveillement. Ce n’était pas une nuit à perdre du temps en contemplations. Il resserra son habit blanc autour de son corps maigre et pressa le pas.
La tour de briques qui abritait le tribunal et les prisons de l’Inquisition était adossée à la muraille, haute et puissante au point d’écraser les tourelles semi-cylindriques qui surgissaient à ses côtés. Eymerich renvoya un salut hâtif aux quatre sentinelles assises autour d’un feu de camp et franchit d’un pas nerveux la porte d’entrée.
L’odeur saumâtre provenant de la citerne souterraine le prit à la gorge. Tous savaient que durant la peste qui avait sévi quatre ans auparavant, alors que les hommes mouraient en masse dans tout l’Aragon, de nombreux cadavres avaient été jetés dans les eaux obscures de ce puits gigantesque. Par la suite, le père Agustin de Torrelles, inquisiteur général, avait fait recueillir les dépouilles déformées des morts pestiférés et enfumer à plusieurs reprises l’étroit corridor conduisant à la citerne. Mais une odeur étrange, pénible et pénétrante, demeurait pour rappeler la tragédie de ces jours passés.

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Dès ce premier volume, Valerio Evangelisti tente et réussit une hybridation quelque peu miraculeuse des « mauvais genres » de la littérature, ne se donnant surtout pas le prétexte d’essayer de déguiser son expérience en classique et « respectable » roman historique. Autour de la nomination de Nicolas Eymerich comme inquisiteur général d’Aragon en 1352, il orchestre, dans une valse temporelle mise largement à plat, à la trafamaldorienne, pour la lectrice ou le lecteur, une enquête policière conduite à la jonction du surnaturel et du théologique, dont certains éléments d’explication « scientifique » sont fournis, légèrement, sans surlignage, depuis le point de vue d’une autre époque, jouant sans vergogne avec les codes de la « hard science » ou du « space opera » tels que le traitaient les pulps des années 1950, en n’oubliant jamais toutefois de mettre en valeur les contenus socio-politiques sous-jacents de l’intrigue moyenâgeuse, depuis une troisième temporalité beaucoup plus contemporaine.

On nous interroge souvent, nous autres physiciens psytroniciens, sur les conséquences pratiques de notre théorie. Une question, surtout, que l’on nous pose : puisque nous avons découvert l’existence, dans tout l’univers, de particules capables de dépasser la vitesse de la lumière, sera-t-il possible, un jour, de se servir de leur énergie pour voyager à travers les galaxies ?
Ma réponse est résolument affirmative. Mais il convient de renoncer à la notion de voyage spatial telle qu’on l’a conçue jusque là. Ce type de voyage, dans la physique courante, et surtout dans la physique relativiste,, peut nous permettre de parcourir à peine quelques segments du système solaire. Au contraire, la psytronique mobilise les forces de l’imaginaire et permet de les dominer, en donnant la possibilité de sortir de l’univers observable, pour ensuite y entrer en un point quelconque. Il ne s’agit donc pas d’un déplacement dans le cosmos, mais bien d’une délocalisation instantanée effectuée en exploitant la dimension matérielle de l’imagination. (Tiré de M. Frullifer, Rapide comme la pensée, version grand public, cinquième édition, chapitre III)

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Plongeant résolument dans la fabrique retrouvée du « roman populaire », Valerio Evangelisti joue au roman-feuilleton, et sa maîtrise en est délectable. Mêlant et superposant en Eymerich des substrats issus d’enquêteurs rationnels mythiques et de héros indomptables au courage imperturbable, mais aussi de protagonistes aux ruses machiavéliques et de savants à la culture inépuisable, l’auteur n’hésite pas un instant à déployer pour notre joie de lectrice ou de lecteur la panoplie complète des rebondissements, retournements, masques qui tombent et révélations soudaines, qui désagrègent en continu le cadre analytique – ô combien rationnel contre toutes attentes – qui est, d’abord, celui de l’Inquisiteur, et, ensuite, celui des résonances subtiles des causalités suggérées à travers l’espace et le temps, fil d’Ariane offert pour s’y retrouver – peut-être – dans l’entropie généralisée des haines qui triomphent, année après année.

Mais Eymerich ne redoutait pas seulement ces nombreuses circonstances contraires à sa nomination. De par sa nature profonde, il détestait devoir s’exhiber, parler en public. Ses seuls moments de bonheur, il les connaissait lorsque, enfermé dans sa cellule aux murs éclatants de blancheur et obsessionnellement récurés, il pouvait savourer des rêves de gloire qui, dans la réalité, lui étaient interdits par son aversion envers la vie en société. Ou lorsque, en coulisse, il réussissait à manœuvrer les situations et les personnes pour les faire concorder avec ses très complexes desseins. (…)

Mais le père Arnau se mit à trottiner à ses côtés.
– Pardonnez une dernière parole. Pourquoi m’avez-vous choisi comme vicaire ? Pourquoi pas le prieur ou l’un des anciens ?
– Parce que vous êtes le seul qui, lorsqu’il s’adresse à moi, reste à distance. Les autres me postillonnent leur salive et me contraignent à respirer leurs odeurs. Maintenant, taisez-vous et ne me faites pas regretter mon choix, conclut-il, pressant le pas et ajustant le scapulaire et la cape noire.

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Au-delà de l’enquête ponctuelle et de ses tenants et aboutissants ailleurs et demain, Valerio Evangelisti pose ici d’emblée les jalons de deux vastes quêtes qui vont traverser tout le cycle. D’une part, il s’agira bien, au fil des volumes, de saisir les contours de la personnalité si étonnante – et si peu classique en littérature – de Nicolas Eymerich, entreprenant ainsi aux côtés de Valerio Evangelisti, qui collabora un certain temps avec un authentique psychiatre, une vaste psychanalyse de la répression du désir, de l’obsession rigoriste, et de la certitude de la foi déplaçant les montagnes. D’autre part, justifiant totalement ici aussi la phrase des Wu Ming, émise à propos d’une autre création de l’auteur, « Le cycle du Métal » (« De son côté, Evangelisti hybridait de manière sauvage les genres « acquis » de la paralittérature, et produisait en même temps un cycle épique qui ne fait pas de distinction entre fable surnaturelle, roman historique et analyse des origines du capitalisme. »), lorsqu’ils élaboraient en 2008 leur essai littéraire roboratif à propos du « Nouvel épique italien », il est largement question, peu à peu, d’élucider l’ensemble du potentiel mortifère des pensées racistes et suprématistes, tout spécialement une fois qu’elles ont accès aux technologies d’ingénierie génétique et de bio-police, hier et ailleurs comme ici et maintenant. Et c’est en inscrivant ainsi d’ambitieux projets littéraires et politiques au cœur de l’art populaire que la littérature sait être particulièrement grande.

Mille pensées se bousculaient dans sa tête, tandis qu’il parcourait les ruelles déjà animées qui le séparaient de l’Alfajeria. Tracas personnels, comme cette barbe de quatre jours qu’il n’avait pas trouvé le temps de raser ; hypothèses sur le comportement de l’hôtesse, sur la forme gigantesque aperçue dans le ciel, sur les enfants bifaces, sur le rôle de la sage-femme ; plans d’action pour consolider sa position, conquise grâce à des trésors de finesse. N’importe qui d’autre se serait affolé devant un tableau si complexe, mais l’esprit d’Eymerich était hautement rationnel, et au fur et à mesure qu’il évoquait les problèmes, il les replaçait dans le canevas des choses à faire et des questions à examiner. Du reste, il avait ainsi surmonté la crainte envers les phénomènes horribles auxquels il avait assisté : en leur ôtant leur âme pour les placer dans les cases logiques où il classait les suppositions, les recoupements et les indices. Mais quelle fatigue mentale, de s’imposer tant de rigueur !

On trouvera sur noosfere, ici, plusieurs bonnes critiques d’époque. La très belle chronique de Nébal est . Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.


 

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Le cycle Eymerich (10 volumes) avec dates de parution en Italie et dates de l’action « Moyen-Âge » de chaque volume :
1) Nicolas Eymerich, inquisiteur (1994) – 1352 à Saragosse.
2) Les chaînes d’Eymerich (1995) – 1365 en Savoie.
3) Le corps et le sang d’Eymerich (1996) – 1358 à Castres.
4) Le mystère de l’inquisiteur Eymerich (1996) – 1354 en Sardaigne.
5) Cherudek (1997) – 1360 dans le Sud-Ouest de la France.
6) Picatrix, l’échelle pour l’enfer (1998) – 1361 à Grenade.
7) Le château d’Eymerich (2001) – 1369 à Montiel, en Castille.
8) Mater Terribilis (2002) – 1362 à Cahors et dans le reste de la France.
9) La lumière d’Orion (2007) – 1366 à Byzance / Constantinople.
10) L’Évangile selon Eymerich (2010) – 1372 à Barcelone, en Sardaigne, en Sicile et à Naples.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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