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Notes de lecture 2016, Nouveautés

Note de lecture : « Le langage de la nuit » (Ursula K. Le Guin)

Ce qu’apportent la fantasy et la science-fiction au langage de la littérature, par l’une des plus grandes romancières et nouvellistes du champ, et au-delà.

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RELECTURE (LECTURE INITIALE EN VERSION ORIGINALE AMÉRICAINE)

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Il nous aura fallu, en France, patienter trente-sept ans pour pouvoir lire dans notre langue les fort roboratifs discours et essais (ou en tout cas une bonne partie d’entre eux) consacrés, pour faire simple, à l’écriture de fantasy et de science-fiction par la multi-célébrée Ursula K. Le Guin, rassemblés en recueil en 1979 (et augmentés en 1989 pour une nouvelle édition britannique), désormais aux Forges de Vulcain sous le titre quasiment programmatique « Le langage de la nuit », dans une traduction de Francis Guèvremont, et avec une excellente préface de Martin Winckler.

Un soir, j’avais peut-être douze ans, je parcourais les rayons de la bibliothèque du salon à la recherche d’un livre à lire, quand je trouvai un petit volume des éditions Modern Library, à la reliure de vieux cuir fatigué. Le titre en était étrange : Les Contes d’un rêveur. Debout près du vieux fauteuil vert tout élimé et de la lampe, je l’ouvris ; je me souviens parfaitement de cet instant. Je lus les mots suivants : « Toldee, Mondath, Arizim, tels se nomment les Pays intérieurs, ces territoires dont les sentinelles, aux frontières, ne voient jamais la mer. Au loin, à l’est, s’étend un désert que nul homme ne foule : il est tout jaune, parsemé de points noirs qui sont les ombres des cailloux. La Mort y réside, comme un léopard allongé au soleil. Au sud, la magie détermine la frontière, à l’ouest, une chaîne de montagnes. »

Le premier essai du volume, « Une citoyenne de Mondath » (1973), à partir de la rencontre avec le texte de Dunsany, tout d’abord, puis beaucoup plus tard, du « Boulevard Alpha Ralpha » de Cordwainer Smith, nous offre une précieuse réflexion, à la fois spontanée et mûrement réfléchie, sur la manière dont la fantasy et la science-fiction apportent une réponse bien particulière – mais absolument pas exclusive -, et extrêmement puissante, à la curiosité littéraire enfantine et adolescente, qui touche à la vie même. Sans l’aspect fantastique et romanesque, bien entendu (il s’agit ici de souvenirs élaborés en essai), on y trouve déjà certains des accents qui caractérisent le beau « Morwenna » de Jo Walton, qui doit tant, comme elle le dit elle-même, à Ursula Le Guin.

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Je n’ai jamais lu exclusivement de la science-fiction, comme le font certains jeunes. Je lisais tout ce qui me tombait sous la main – c’est-à-dire que je disposais des ressources infinies de notre maison remplie de livres et de la bibliothèque municipale. J’ai cessé de lire de la science-fiction vers la fin des années quarante. On n’y parlait plus que de matériel et de soldats. De toute façon, j’étais trop occupée à lire Tolstoï, entre autres. Pendant une quinzaine d’années, je n’en ai pratiquement pas lu – ce qui correspond presque exactement à la période que l’on appelle maintenant l’Âge d’or la science-fiction. J’ai failli arrêter Heinlein et les autres. Il m’arrivait de jeter un œil sur un magazine, mais cela parlait toujours de capitaines de vaisseau spatial, tout de noir vêtus, aux visages minces et durs, armés jusqu’aux dents. Il n’était pas impensable que je ne lise plus jamais de science-fiction, et que je n’en écrive jamais non plus. Mais un de nos amis à Portland, en 1960 ou 1961, avait une petite collection et me prêtait volontiers tout ce qui m’attirait. Un de ces prêts fut un numéro de Fantasy and Science Fiction, dans lequel se trouvait une nouvelle de Cordwainer Smith, intitulée « Boulevard Alpha Ralpha ».
Je ne sais plus vraiment ce que j’ai pensé en la lisant, mais aujourd’hui, il me semble que j’aurais probablement dû penser : « Mon Dieu ! C’est possible ! »
Après cela, je me suis remise à lire de la science-fiction, mais en essayant de trouver d’autres exemples de « ce type d’écriture ».

Dans les deux essais suivants, « Pourquoi les Américains ont-ils peur des dragons ? » (1974) et « Les rêves doivent pouvoir s’expliquer tout seuls » (1973) – en se penchant plus particulièrement sur l’écriture de Terremer dans ce deuxième article -, la romancière, fille d’un couple d’anthropologues et disposant d’une maîtrise en littératures française et italienne, poursuit sa tentative très personnelle d’élaboration d’un fil conducteur liant science-fiction, fantasy et littérature générale, en s’appuyant tout spécialement sur ce qu’elle discerne des stéréotypes fondamentaux habitant l’esprit du mâle blanc américain des années 1950-1960, d’une part, et de la psychologie de Carl Jung, utilisée comme l’outil-roi en matière de mythes et d’archétypes (c’est l’un de ses points communs, et c’est loin d’être le seul, malgré les apparences, avec le travail, bien postérieur, d’un Valerio Evangelisti).

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En effet, d’ailleurs : à quoi peut bien servir l’imagination ?
C’est que, voyez-vous, nous nous trouvons face à un problème très préoccupant : un citoyen honnête, probe, industrieux, cultivé, a peur des dragons et des hobbits et tremble dès qu’il entend parler de fées. C’est drôle, mais c’est aussi très préoccupant. Il y a quelque chose qui ne va pas. Quand je rencontre une de ces personnes, je ne vois rien d’autre à faire que de répondre franchement à ses questions, même si elles sont très souvent posées de façon agressive et hautaine. « Ça sert à quoi, tout ça ? » me dit-il. « Les dragons, les hobbits, les petits hommes verts, ça sert à quoi ? »
Malheureusement, il n’écoutera pas la réponse, même la plus sincère à ces questions. Il ne l’entendra pas. La réponse la plus sincère est celle-ci : « Cela sert à vous faire plaisir et à vous réjouir. »
« Je n’ai pas de temps à perdre », rétorque-t-il sèchement, avant d’avaler un cachet pour son ulcère et de se hâter d’aller jouer au golf.
La réponse un petit peu moins sincère mais tout aussi importante, et qu’il ne voudra pas plus entendre, serait celle-ci : « La littérature d’imagination sert à approfondir votre compréhension du monde dans lequel vous vivez et des autres hommes, et de vos propres sentiments, et de votre destinée. »

Dans « L’enfant et l’ombre » (1975), Ursula Le Guin relie l’écriture contemporaine de genre à la tradition du conte (du conte « véritable », archaïque ou renaissant, et non des versions policées qui en seront souvent produites au XIXe siècle), à partir de l’exemple de Hans Christian Andersen et de J.R.R. Tolkien, en expliquant comme à d’autres nombreuses reprises son admiration profonde pour « Le seigneur des anneaux ». C’est dans l’essai suivant, « Mythe et archétype en science-fiction » (1976), que s’opère une première synthèse entre travail du matériau littéraire, à l’intérieur et à l’extérieur du champ « science-fiction et fantasy », et psychologie jungienne mise en exergue et en pratique, en concluant sur les succès dans le domaine de la création véritable de Mary Shelley, de Karel Čapek (et de son pouvoir de nommer), de J.R.R. Tolkien et de Philip K. Dick.

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Lord Dunsany lui donnait le nom de Pays des Elfes. On le connaît aussi sous le nom de Terre du Milieu, de Prydain ou encore de forêt de Brocéliande, « Il était une fois » et bien d’autres noms encore.
Imaginons un instant que le Pays des Elfes soit une réserve naturelle, un lieu vaste et magnifique que l’on puisse visiter, seul, à pied, afin d’entrer en contact avec la réalité d’une façon spéciale, intime, profonde. Que se passerait-il si l’on considérait ce lieu comme rien de plus qu’un endroit où l’on va se « changer les idées » ?
En fait, vous savez ce qu’il se passerait. Prenez Yosemite, par exemple : tout le monde y va, non pas avec une hache et une boîte d’allumettes, mais dans un camping-car, avec une moto attachée à l’arrière et un bateau à moteur sur le toit, un réchaud à gaz, cinq chaises pliantes en aluminium et une radio. Ils viennent enfermés dans une réalité factice. Ils vont ensuite à Yellowstone, où tout est pareil, les mêmes camping-cars, les mêmes radios. Ils vont de parc en parc, mais ne vont à vrai dire nulle part, sauf quand l’un d’entre eux va jusqu’à s’imaginer que la faune n’est pas réelle et se fait bouffer par un ours tout à fait réel et pas du tout factice.
Il semble que la même chose soit en train de se produire, depuis quelque temps, au Pays des Elfes. Beaucoup de gens souhaitent y aller, sans savoir ce qu’ils cherchent, poussés par une vague envie de réel. Dans l’intention de les satisfaire, ou sous ce prétexte, quelques écrivains de fantasy construisent des autoroutes à six voies, des parkings pour les camping-cars, des drive-in… Tout pour que les touristes se sentent chez eux, comme s’ils n’avaient jamais quitté Poughkeepsie.
Mais justement, on ne se sent pas chez soi dans le Pays des Elfes. Ce n’est pas comme Poughkeepsie, c’est entièrement différent.

L’essai « Du Pays des Elfes à Poughkeepsie » (1973), malgré son air initial de connivence avec Edward Abbey ou Mykle Hansen, traite avant tout d’écriture et de style. Ursula Le Guin a toujours réfuté gentiment mais énergiquement la distinction commode (et terriblement artificielle, lorsqu’elle ne sert pas tout simplement de mauvaise excuse aux fainéants) entre littérature d’idées et littérature de formes. À travers de nombreux exemples tranchants, tant de ce qu’elle respecte que de ce qui lui semble plus ou moins indigent, et en n’hésitant pas à confesser un certain nombre de ses propres échecs (jugés comme tels par elle, avec parfois une rare sévérité, qui ne semble pas ressembler à de la fausse modestie !), elle parcourt aussi bien le champ « science-fiction et fantasy » des années 1970 que son environnement plus large, pour y traquer les sources vives qui rendent possible une écriture réelle, et non son simple masque.

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Ursula Le Guin et Kim Stanley Robinson

« La science-fiction américaine et l’autre » (1973) tente précocement (car ce débat est loin d’être terminé et revient régulièrement hanter écrivains et lecteurs, comme l’ont montré – pour celles et ceux qui suivent les péripéties des remises des prix Hugo – les récentes turpitudes américaines des « chiots tristes » et autres « débiles rageurs ») de baliser le terrain et les attitudes à l’œuvre dans ce champ littéraire spécifique vis-à-vis de l’altérité. « Madame Brown et la science-fiction » (1976) tente l’exercice redoutable, avec la complicité de Virginia Woolf, de mettre à jour ce qui peut manquer souvent, en science-fiction, en fantasy ou ailleurs, à de la littérature intéressante pour devenir de la grande littérature, défi critique audacieux qu’Ursula Le Guin assume avec beaucoup d’humour et de fort judicieuses références, au sein et en dehors du champ principal, permettant au passage à la lectrice ou au lecteur de compléter au fil des lignes sa liste des auteurs admirés par la créatrice des « Dépossédés ».

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Ainsi, bien loin d’avoir vieilli, ces textes d’une quarantaine d’années offrent aujourd’hui un regard pénétrant, curieux, éduqué et honnête sur certains mystères de la création littéraire, de la frontière mouvante entre lecture et écriture, du miracle toujours renouvelé de l’équilibre instable entre le savant et le populaire comme entre l’intime et le politique. Grâce aux Forges de Vulcain et à Francis Guèvremont (à la traduction impeccable, si l’on excepte la petite et comique bizarrerie récurrente de « l’alpha du Centaure »…), ce recueil offre à la lectrice ou au lecteur une précieuse chance de mieux saisir ce qui se passe dans ces confluents nocturnes de nos vies – et de mieux comprendre pourquoi Ursula K. Le Guin est à ce point essentielle.

Je laisserai le mot de la fin à Martin Winckler, d’une immense justesse :

En lisant ces essais, j’ai retrouvé le sentiment ressenti lors de notre brève rencontre : Ursula Le Guin est une écrivante militante, aussi résolue que les habitants d’Anarrès, aussi indomptable que la mer de Terremer. Et cela ne l’empêche pas d’être profondément modeste. Elle se définit avant tout comme une lectrice, se révèle aussi touchée par ses lectures d’enfance que par les livres lus à l’âge adulte. Ce faisant, elle conteste tranquillement l’idée qu’un.e auteur.e est un être à part : elle affirme tranquillement être une lectrice qui a pris la plume à son tour. (…) Et je souris en pensant que le « secret » de Le Guin est si simple, si évident qu’il crève les yeux : lecture et écriture ne sont pas deux activités opposées, mais sœur et frère jumeaux qui, tels des dauphins dans la nuit, tissent ombre et reflets sur la mer du langage.

Le livre sera disponible en librairie à partir du 20 octobre, mais une soirée de lancement en avant-première aura lieu à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) le mercredi 12 octobre à partir de 18 h 30, en présence du préfacier, romancier, essayiste et fin connaisseur de l’oeuvre d’Ursula K. Le Guin, Martin Winckler.

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Ursula K. Le Guin en 1984 (à l’arrière-plan, Harlan Ellison)

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Un lecteur, un libraire, entre autres.

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