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Notes de lecture 2022

Note de lecture : « Descente aux enfers » (Doris Lessing)

Huit ans avant Canopus dans Argo, la première incursion de Doris Lessing en science-fiction, déjà redoutable de profondeur et de malice, entre intérieur et extérieur.

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Descente

ADMISSION HÔPITAL CENTRAL
Fiche d’entrée
Vendredi 15 avril 1969
Nom : Inconnu
Sexe : Masculin
Âge : Inconnu
Adresse : Inconnue
Observations générales :
La police a trouvé le patient errant sur les quais près du pont de Waterloo. Le croyant ivre ou drogué, les policiers l’ont emmené au poste. Ils le décrivent comme étant divagant, confus et docile. Nous l’ont amené à dix heures du matin en ambulance. Pendant l’admission le patient a essayé plusieurs fois de s’allonger sur le bureau. Il semblait croire que c’était un bateau ou un radeau. La police vérifie les ports, les navires, etc. Le patient était bien habillé mais n’avait pas changé de vêtements depuis quelque temps. Il ne semblait pas avoir très faim ou soif. Il portait un pantalon et un chandail, mais n’avait ni papiers ni portefeuille ni argent ni marques d’identité. La police pense qu’il s’est fait voler. C’est un homme instruit. Il lui a été donné deux Librium mais il n’a pas dormi. Il parlait fort. Le patient a été transféré dans la petite salle d’observation, car il dérangeait les autres patients.
INFIRMIÈRE DE NUIT, 6 h
Le patient est resté éveillé toute la journée, divagant, halluciné, agité. Deux Librium toutes les trois heures. Pas d’informations de la police. Vêtements envoyés pour étude, mais peu de résultats à attendre : chandail de grand magasin avec chemise et sous-vêtements. Pantalon italien. Patient toujours dans l’idée qu’il fait une sorte de voyage. Peut-être un amateur ou un yachtman, dit la police.
DOCTEUR Y., 6 h

Un inconnu est retrouvé en train d’errer sur les bords de la Tamise, dans un état presque catatonique à certains moments, et profondément troublé, disons-le par euphémisme, à d’autres. Hospitalisé, alors qu’il semble plongé dans un rêve profond, dans lequel il est naufragé en plein Atlantique sur un radeau de fortune, il est soigné par deux psychiatres aux diagnostics et aux remèdes de plus en plus nettement divergents. Identifié au bout de quelque temps comme étant Charles Watkins, un respectable professeur de Cambridge, il reste plongé dans une étonnante aventure maritime et îlienne alors même que les soignants et les enquêteurs tentent de comprendre ce qui lui arrive en interrogeant ses proches. Parallèlement, loin ailleurs (ou peut-être plus près, mais dans un autre plan d’existence), des êtres, à la nature que l’on qualifierait volontiers de divine selon nos critères culturels habituels, utilisant le panthéon grec pour se désigner entre eux (à moins bien sûr que ce ne soit le contraire), s’organisent pour influencer durablement nos destinées, en toute discrétion…

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Il me faut du vent. Un bon vent fort. L’air stagne. Le courant doit talonner à bonne allure. Oui, mais je ne le sens pas. Où est ma boussole ? Ça, c’est parti il y a des jours, tu ne te souviens pas ? Il me faut du vent, un bon vent fort. Je vais en siffler un. J’en sifflerais un si j’avais payé le joueur de flûte. Un vent d’est, bien fort dans mon dos, oui. Peut-être suis-je encore trop près du rivage ? Après tant de jours en mer, trop près du rivage ? Mais qui sait, j’ai encore pu dériver vers la rive. Oh non, non, je vais essayer de ramer. Les rames ont disparu, tu ne te souviens pas ? il y a des jours de ça. Non, tu dois être plus près d’atterrir que tu ne le penses. Les îles du Cap-Vert étaient à tribord – quand ? La semaine dernière. La dernière quoi ? Ce n’était pas le même, c’était la mienne. Ici la mer est plus salée que près des côtes. Salé, sel, thé, la saumure éclabousse des mâchoires du cheval sur les miennes. Sur mon visage, de minces croûtes de sel. Je peux les goûter. Larmes, eau de mer. je peux goûter le sel de la mer. Du désert. De la mer désertée. Chevaux de mer. Dunes. Le vent fouette le sable à la crête des dunes, fait tourbillonner la boucle des vagues. Le sable bouge et oscille et s’amasse en vagues, mais plus lent. Lentement, l’œil qui jaugerait l’allure des chevaux de sable comme j’observe le galop ondoyant des chevaux de la mer, quel œil ce serait. Aïe, que oui. Je pourrais attraper un cheval, peut-être, et le monter, mais un cheval de mer, pour moi, pas un cheval de sable, car mon heure est mâle heure et c’est Dieu pour les déserts. Certains chevauchent des dauphins. Beaucoup l’ont attesté. Je pourrais quitter mon radeau naufragé et m’accrocher au cou d’un cheval de mer jusqu’à la Jamaïque et la Nancy du pauvre Charlie, ou bien, si enfin les courants m’éjectent vers le sud, jusqu’au rivage où l’attend l’oiseau blanc.

Publié en 1971 (et traduit en français en 1988 par Pierre Alien chez Albin Michel), « Descente aux enfers » marque un tournant dans l’écriture de Doris Lessing, prix Nobel de littérature 2007. Si le titre français se veut plus lapidaire que l’original, la première page en rétablit l’essence : « Instructions pour une descente aux enfers », et l’assortit, après les deux exergues issus du Sage Mahmoud Shabistari et de Rachel Carson, de cet avertissement en forme d’indice décisif : « Catégorie : Science-fiction de l’espace intérieur. Car il n’y a jamais nulle part où aller qu’en dedans ».

Au cours des neuf années alors écoulées depuis la publication saluée du « Carnet d’or » (1962), qui annonce déjà sa future consécration, la romancière britannique née en Iran a achevé sa série des « Enfants de la violence » commencée en 1952, et offert quelques recueils de nouvelles. « Descente aux enfers » résonne comme un coup de tonnerre ambigu auprès du public et de la critique, tant il s’écarte résolument du réalisme social auquel l’un et l’autre avaient été habitués depuis « Vaincue par la brousse » (1950), et parce qu’il assène d’emblée le mot littérairement redoutable – car alors puissamment honni – qu’est science-fiction (fût-ce « de l’espace intérieur »).

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Et puis tout d’un salut nous étions hors de vue, nos larmes diminuant à chaque tour, car nous allions vers notre première rencontre avec Eux tandis qu’elles, les Femmes, attendaient avec nous, leur délivrance dépendait de nous car elles étaient prisonnières sur cette île.
À ce voyage il y avait douze hommes à bord, et moi qui étais capitaine. La dernière fois j’ai joué le matelot et George a été capitaine. Nous étions à quatre jours de la Terre, le courant nous emportait sans heurts, le vent venu du nord sur nos joues droites, quand Charles, qui était la vigie, nous fit venir à l’avant et c’était là. Ou, ils étaient là. Maintenant, si vous me demandez comment nous le savions, c’est que vous êtes insensibles aux sympathies de nos imaginations qui n’attendaient que ce moment. Et cela veut dire que vous-mêmes n’avez pas encore appris que tout votre espoir consiste à Les attendre. Non, il n’est pas vrai que nous l’ayons déjà imaginé sous une forme analogue. jamais, nous n’avions dit ni pensé : Ils auront l’aspect d’oiseaux ou de formes lumineuses marchant sur les vagues. Mais si vous avez un jour de votre vie connu une telle attente pour la voir enfin comblée, vous savez que l’attente d’une chose doit rencontrer cette chose – ou du moins que c’est la forme sous laquelle vous devez la voir. Si vous avez construit dans votre esprit un monstre à huit pattes avec des yeux comme des soucoupes et s’il existe une créature semblable dans cette mer vous ne verrez rien de moins, ni de plus – c’est ce que vous êtes prêts à voir. Des armées ou des anges pourraient surgir des vagues, mais si vous attendez un cyclope géant vous pouvez passer à travers sans rien sentir de plus qu’un rafraîchissement de l’air. Donc, même si nous n’avions pas en esprit précisé une forme, nous n’attendions ni le mal ni la peur. Nos espérances, c’était une aide, une explication, une élévation, de nous-mêmes et de nos pensées. Nous étions réglés comme des baromètres sur Beau Temps. Nous savions que nous allions toucher quelque chose qui rendrait une note plus haute, plus vive que nous-mêmes, et c’est pourquoi nous avons su aussitôt que c’était ce pourquoi nous nous étions embarqués pour tourner et tourner et tourner pendant des cycles si nombreux qu’on aurait pu dire que cette attente de Les rencontrer était devenue un circuit dans nos esprits aussi bien que sur la mer.

Détournant avec une immense intelligence tactique des motifs familiers aux lectrices et aux lecteurs de H.P. Lovecraft en général et des « Montagnes hallucinées » en particulier (avec une forme de talent spécifique que l’on retrouve par exemple chez l’Albert Sanchez Piñol de « La peau froide » et de « Pandore au Congo » ou chez la Rivers Solomon des « Abysses » – et dans une moindre mesure chez le Michel Bernanos de « La montagne morte de la vie »), leur appliquant une bonne dose de cette simultanéité trafalmadorienne chère au Kurt Vonnegut d’« Abattoir 5 » et de plusieurs autres romans, retournant le triangle des Bermudes comme un gant maudit, distillant les spéculations discrètes autour des archétypes jungiens comme un Valerio Evangelisti au sommet de sa forme eymerichienne, Doris Lessing travaille en profondeur, en à peine 300 pages, l’articulation des camisoles religieuses, sociales et chimiques que le pas de côté science-fictif (lui-même formidablement métaphorisé sur l’île) rend plus cruellement apparente que tout autre filtre analytique.

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Qui ne sait que notre petit système est un infortuné, et est particulièrement exposé aux comètes baladeuses et à diverses espèces de visiteurs intermittents ? Peut-être aussi toutes les étoiles, planètes et planètes de planètes sont-elles sujettes à de brutales calamités à l’égal des humains, et le gouvernement et l’administration corrects d’une étoile et de ses planètes, ou à vrai dire d’une galaxie et de ses soleils, sont-ils l’épargne et l’équilibrage prudents des probabilités et des substances ? Qui sait si on ne déplace pas les êtres parmi les planètes, sous une forme ou une autre, comme on déplace des plantes dans un jardin, ou qu’on les porte à l’intérieur quand la gelée menace ? Quand cette comète en plein vol sortit de la nuit au-delà de Pluton er arriva, boum ! sur la pauvre terre, peut-être y eut-il alors des avertissements lancés par Jupiter (ou Saturne, si c’était sa régence) – « Terre, prends garde ! » aurait pu dire ce message. Ou même : « Pauvre terre, souhaiteriez-vous nous envoyer certains de vos habitants pour qu’ils soient nos hôtes pour une centaine environ de générations, jusqu’à ce que soient retombés les malheureux effets de cette collision. Pas sur nous, bien sûr : pure flamme nous sommes, gaz brûlant comme notre Père le Soleil – mais une de nos planètes ferait très bien l’affaire, avec un peu d’adaptation de votre part. » Car il nous est permis de supposer, j’en suis sûr, que les planètes sont bien plus douces et humaines que le pauvre animal homme, levant son mufle sanglant vers un ciel blafard pour hurler sa souffrance et sa lassitude entre deux batailles intestines.

Tournant décisif qui crée le malentendu durable entre Doris Lessing et une partie de son lectorat de l’époque, « Descente aux enfers », roman foudroyant, fait ainsi bien plus qu’annoncer le monumental cycle « Canopus dans Argo : Archives » (1979-1983) – dont de si nombreux thèmes et motifs sont déjà présents ici, fût-ce à l’état de traces encore modestes -, qui amplifiera huit ans plus tard avec une rare maestria et une profondeur inégalée cette exploration audacieuse de la trame même de l’humanité, par les moyens uniques et précieux de la science-fiction.

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À propos de Hugues

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