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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « Yama Loka Terminus » (Léo Henry & Jacques Mucchielli)

À l’œuvre à Yirminadingrad, la poésie critique du témoignage suspect foisonnant.

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RELECTURE

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C’est en 2008, aux éditions de l’Altiplano, que naît officiellement la ville de Yirminadingrad, dans ces 21 nouvelles de Léo Henry et Jacques Mucchielli, travail dont, déjà, l’illustrateur Stéphane Perger est pleinement partie prenante, même si sa présence semble alors se limiter à l’image de couverture, emblématique de la cité imaginaire.

Ville de fiction, potentielle cité invisible, Yirminadingrad envahit les époques passées, présentes et futures, autour d’un moment historique charnière qui se serait ancré, certainement, dans l’effondrement de l’ex-bloc de l’Est, dans la mutation brutale d’un capitalisme d’État à bout de souffle en un terrain de manœuvre et d’essai du néo-libéralisme, empruntant sa toile de fond – et surtout ses conséquences à moyen et long terme – aux programmes de transition si propices aux enrichissements oligarchiques et aux paupérisations majoritaires.

Yirminadingrad est une ville portuaire sur la Mer Noire, peut-être bulgare. Elle est construite à la frontière de plusieurs univers et n’existe que dans un temps incertain, ombre de notre présent. C’est une cité gigantesque, postindustrielle, inégalitaire, vivante. Un conglomérat de vies et de désirs. La guerre fait rage alentour et dévore en secret chacun de ses habitants.
Yirminadingrad est un décor, un symbole, un objectif à atteindre. Elle est un outil, aussi, un biais pour prendre la parole et dire des choses sur le seul monde que nous pourrons jamais connaître.
Elle est née d’un désir de travail partagé avec Jacques Mucchielli. Dès le départ, elle était un récipient où verser nos envies narratives. Peu à peu, on s’est rendu compte que sa contenance était infinie. Qu’on pouvait continuer, à notre gré, de la construire et de la démolir. (L’ensemble de l’entretien avec Léo Henry dont sont issues ces phrases, d’abord publiées dans le n°75 d’Elegy, est sur le blog de Rosa Abdaloff, ici)

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Spectacle « Des gens vivaient ici » (2011)

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« Yama Loka Terminus » est pourtant bien tout sauf un essai historique ou un pamphlet pessimiste : intimement nourri, par ses racines, du J.G. Ballard de « Vermilion Sands » ou de l’Antoine Volodine de « Rituel du mépris », il déploie ses témoignages hésitants ou péremptoires, ses bribes crépusculaires saturées d’usines déliquescentes, de ruines urbaines, de squats et de rénovations, d’affaires plus ou moins secrètes, de conflits ethnicisés, de chômage de masse, de pollutions mal patchées, en une multitude de formes proprement éblouissantes, dans lesquelles les contraintes d’écriture, sources de jaillissements imprévus, ont su se faire extrêmement discrètes tout en fournissant le carburant nécessaire.

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Dessin de Stéphane Perger pour le spectacle « Des gens vivaient ici » (2011).

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Il est minuit moins cinq et mon enfant ne naîtra plus aujourd’hui.
J’écrase une cinquième ou sixième cigarette sur le montant de la fenêtre : ce sont des clopes d’importation, roulées dans du papier jaune un peu froissé. Je ne fume pas d’habitude mais il me faut bien faire quelque chose pendant que Cora œuvre en salle de travail. Ils ont installé un frigo dans la pièce, un gros meuble blanc de fabrication américaine, tout vibrant et bourdonnant. Le calendrier de l’équipe de foot date de la victoire en finale de la coupe, il y a deux ans.
Je me rassieds sur le siège à roulettes, fauteuil de rond-de-cuir ayant perdu son maître et son bureau. Je tends l’oreille. J’ai tant de fois rêvé à ce moment, le premier cri, l’ouverture du rideau de la vie. Après, je me réveillais en sursaut, perdu dans le noir entre le lit et le plafond, un hennissement résonnant encore à mes oreilles. C’était une plainte du cheval blessé, de bête suppliant qu’on l’achève.
Minuit une. J’attends.
Mon père est mort le lendemain de ma conception. Je ne connais personne qui l’ait vu tomber de ses propres yeux, mais tous les sans-retraites de Yirminadingrad ont une version de l’histoire à raconter. Crâne ouvert sous la pression d’un sabot, colonne vertébrale brisée contre un montant de la glissière. Parfois ce sont les deux hanches. Parfois la nuque. On y ajoute des circonstances romanesques : un concurrent bouriate à barbe jaune l’aurait poussé, sa monture aurait pris peur à l’approche du grand virage… Autant de mises en scène pour embellir sa fin. Je crois plutôt que mon père était alcoolique et qu’il tenait à peine assis sur la jument quand a été donné le signal du départ. (« Cheval cauchemar »)

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Dessin de Stéphane Perger pour le spectacle « Des gens vivaient ici » (2011).

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Qu’il s’agisse principalement en apparence d’alcoolisme et de courses hippiques de fortune (« Cheval cauchemar »), de fantomatiques victimes de terrorisme et de guerre civile qu’il s’agit d’accompagner – ou de laisser partir – dans leur mort (« Attentat de personne »), de lutte plus ou moins larvée entre milices religieuses et nationalistes (« Diabolo manque »), de marchandisation des rêves et des cauchemars (« …Toutes les flammes sont égales… »), de jouets détournés de leur vocation, à moins que ce ne soit le contraire (« Pøwer Kowboy »), de prostitution des confins (« Dans le noir »), d’improvisation de kidnapping politique (« Histoire du captif et du prisonnier »), de surveillance multi-canaux d’un agent secret ou d’un mafieux (« Tarmac – Penthouse / Dernier rapport de télésurveillance »), de lutte absurde et dérisoire contre le chômage de masse et la fermeture de divers combinats (« Demain l’usine »), de rituels de dépucelage et d’incorporation militaire (« Ces photos de moi que l’on n’a jamais prises »), la cité cosmopolite des bords de la mer Noire découvre prudemment ses ravages – si nombreux – et ses joies – rares, factices ou désespérées -, en un tourbillon de témoignages dans lesquels le copieusement intellectuel côtoie et fusionne avec le puissamment charnel. Et toujours, derrière le récit perce le mensonge volontaire ou involontaire, le non-dit de la chute et de la survie.

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Dessin de Stéphane Perger pour le spectacle « Des gens vivaient ici » (2011).

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Dealer de cauchemars est le meilleur plan pour quelqu’un dans mon genre. Pour que ce soit bien clair, j’entends par là quelqu’un qui n’aime pas bosser et qui na pas envie non plus de faire des allers-retours à la prison centrale de Quartier Gauche. Beaucoup de loisirs et suffisamment d’argent pour ne pas s’ennuyer pendant son temps libre. Bienvenue dans le capitalisme de pointe. Soyez vous-mêmes l’offre. Donnez satisfaction à la demande. Marchandises de tous pays, unissez-vous. (« …Toutes les flammes sont égales… »)

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Dessin de Stéphane Perger pour le spectacle « Des gens vivaient ici » (2011).

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Qu’il s’agisse encore, en première lecture – et certainement pas en première intention -, de l’art contemporain de la destruction (« Evgeny, l’histoire de l’art et moi »), du décryptage du bruit aléatoire des médias et de l’anticipation d’une anamnèse (« 10101 (rhapsodie) »), de racket syndical et de rêve de grand départ (« Au-delà il n’y a que le ciel »), de transfiguration aérienne et vicieuse du crash ballardien (« Sache ce que je te réserve »), de chasse au chien redevenu sauvage dans l’infâme quartier mythique des Passerelles (« Clair de lune, chienne de ville »), de pseudo-enquêtes criminelles sauvages au milieu des ultimes laissés pour compte (« La pluie, extérieur jour »), de refuges pour déserteurs christiques ou mythomanes (« Légende dorée de saint Christophe »), de fantasmes autour d’un riant carnaval lors d’une quarantaine imprévue en aéroport (« Escale d’urgence (matériaux pour un adultère) »), d’un fantôme de cité, même, hantant un cinéaste retour d’exil (« Journal de mon retour à la cité natale »), du spectre résurgent et limpide d’un holocauste nucléaire (« Et s’échapper des côtes rompues, et se répandre en nuées immenses »), et enfin d’un très dickien destin satellitaire (« Espace, un orphelin »), il y a bien une matière en fusion ou en déliquescence qui rôde, s’appuyant sur la création du langage ad hoc chaque fois que nécessaire, sur des sonorités, sur des impressions, sur des réminiscences assumées. Chaque auteur a su ici développer les moyens d’une fin incertaine et suspecte, et comme cela fut expliqué dans divers entretiens, bien que l’un ait abondamment relu et corrigé l’autre, et vice versa, chaque nouvelle a bien un auteur unique – dont la rumeur dit que même les téméraires amis qui se sont risqué à tenter de deviner  – qui a écrit quoi ? – ont le plus souvent lamentablement échoué.

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© Stéphane Perger

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Le précédent directeur général de la fourrière est enfermé dans un institut de rééducation par l’art. Un type bien, qui me comprenait. Un ami, presque. L’affaire qui lui a coûté sa place nous a aussi coûté les trois quarts de notre budget annuel. (« Clair de lune, chienne de ville »)

L’univers poétique, critique, politique et lyrique de Yirminadingrad ne demande dès l’origine qu’à foisonner, bouillon de culture libre, logiciel ouvert dont les lignes de code peuvent toujours être réécrites et superposées, à chaque lecture, à chaque réécriture. Avant d’évoquer les suites flamboyantes et les épaisseurs rusées ajoutées à ce premier volume, il faut absolument mentionner le spectacle « Des gens vivaient ici », créé en 2011 à Strasbourg par les Ensembles 2.2 (un extrait peut en être visionné ici – et je rêve sincèrement qu’un jour ce phénomène revivra et sera intégralement capté) : une composition musicale de Gaëtan Gromer, Antoine Spindler et Olivier Touratier, spatialisée en direct par Benoît Jester, sur des images créées pour l’occasion par Stéphane Perger, accompagnées des textes récités, scandés ou hurlés de Léo Henry et Jacques Mucchielli. J’avais eu la chance d’y assister, et le souvenir en reste bouleversant.

Quelqu’un avait tagué « Amon Râ » sur l’enseigne de son garage et Vasil, depuis plus de vingt ans, l’avait laissée sans repeindre. Les gars du quartier de l’autostrade s’étaient mis à le surnommer l’Égyptien ou Coup-de-Soleil. Ils se moquaient en vain du vieil homme, qui continuait de leur sourire comme si personne, jamais, n’était venu saloper la façade de son commerce.
Un soir j’ai vidé avec lui deux bouteilles de whisky polonais, essayant de tuer la nuit et d’oublier un chagrin d’amour qui n’était pas le mien. Mon cousin Dobri habitait à l’étage : il m’avait planté pour partir à la recherche d’une fille qui n’avait fait que le tromper jusque-là et qui continuerait à le faire par la suite. Me voyant désœuvré sur son trottoir, le vieil Amon m’avait invité à partager la goutte. La goutte avait duré après l’aube. Sur les murs de son atelier, il avait suspendu des centaines et des centaines d’enjoliveurs, qui brillaient comme des disques d’or dans la lumière crue de l’ampoule.
Il avait fini par me dire, de sa voix floue de poivrot hébété, qu’il était heureux d’avoir choisi d’être homme. Qu’avec les autres dieux, là-bas, à Thèbes, la vie était insupportable. Qu’il aimait sa mortalité, son garage, ses voisins et ses petits soldats de collection.
J’aime à croire que Vasil vit toujours, qu’il travaille au même endroit. De tous les dieux de Yirminadingrad, il était de loin le plus sympa. (« Ces photos de moi que l’on n’a jamais prises »)

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© Enki Bilal

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Deux recueils supplémentaires, « Bara Yogoï » (2010) et « Tadjélé – Récits d’exil » (2012) – dont je vous parlerai très prochainement -, sont venus s’ajouter à Yirminadingrad, faire foisonner son réel incertain et son terreau mythographique profus. Jacques Mucchielli est brutalement décédé fin 2012, mais un quatrième projet avait été lancé avec l’éditeur Dystopia Workshop, qui a repris dès 2010 et intégré désormais l’ensemble de cette aventure vraiment pas comme les autres : ce sera « Adar – Retour à Yirminadingrad », à paraître à l’automne 2016, dans lequel onze auteurs (Stéphane Beauverger, David Calvo, Alain Damasio, Mélanie Fazi, Vincent Gessler, Sébastien Juillard, Laurent Kloetzer, luvan, Norbert Merjagnan, Anne-Sylvie Salzman et Maheva Stephan-Bugni) apporteront leur pierre légitimement suspecte à l’édifice imaginaire des bords de la mer Noire.

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Bouton Adar

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Quand l’avion se pose pour faire correspondance à Yirminadingrad, le soleil est déjà couché. L’aérogare fourmille de militaires en armes qui nous orientent vers les sous-sols. Personne ne nous fournit la moindre explication.
Deux policiers avec des masques à gaz contrôlent mon passeport biométrique avant de me fouiller, d’inspecter mes vêtements avec une sorte de compteur Geiger puis de me faire entrer dans un grand hall sans fenêtres où une partie des passagers de mon vol attendent déjà. Certains sont assis sur les banquettes en acier mais la plupart sont restés debout. Les visages sont aisés à décrypter : fatigue des passagers réveillés au moment de l’atterrissage ; colère de consommateurs mécontents, rédigeant dans leur tête des lettres de protestation ; anxiété de téléphages, persuadés que la fin du monde prophétisée par les infos est pour maintenant. (« Escale d’urgence (matériaux pour un adultère) »)

L’univers de Yirminadingrad, dans ses diverses incarnations dont « Yama Loka Terminus » posait les fondations, est indéniablement un élément majeur, malgré sa relative discrétion- à laquelle il ne tient qu’à chacune et chacun, lectrice ou lecteur de conviction devenant prosélyte, de mettre fin progressivement -, de l’imaginaire souterrain de ce début de 21ème siècle (et chacun enquêtera de son côté sur la place secrète que le chiffre 21 y occupe).

Ce qu’en dit Nathrakh dans le Cafard cosmique est ici, ce qu’en dit Efelle est ici, ce qu’en dit Le Pendu est ici, ce qu’en dit René-Marc Dolhen dans noosfere est ici, ce qu’en dit Jérôme Lavadou dans ActuSF est ici, et le site, lui-même fort foisonnant, consacré à Yirminadingrad est ici.

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

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Léo Henry, Jacques Mucchielli, Stéphane Perger

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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