2016 était la sixième année d’activité pour notre librairie Charybde, la cinquième année pleine depuis la création en juin 2011.
Comme chaque année, nous nous demandions avec une certaine curiosité non exempte de sympathique manipulation comment évolueraient nos « meilleures ventes », qui reflètent vraisemblablement un subtil équilibre entre goûts des libraires, prosélytisme assumé, envies de notre public et échanges entre toutes celles et tous ceux qui fréquentent le 129 rue de Charenton (75012 Paris), et comment ce modeste palmarès résonnerait avec ceux de 2011, 2012, 2013, 2014, et 2015.
x
1. « Sporting Club », d’Emmanuel Villin (éditions Asphalte) : comme une démonstration de l’art de raconter en tant que dissimulation, autour de l’attente d’une impossible interview dans une ville méditerranéenne marquée par la guerre et d’un mystérieux club de natation, un premier roman qui a conquis les cœurs et les esprits de notre public, et le souvenir énorme d’une belle soirée de lancement hors les murs, au Sélect Montparnasse.
2. « Annihilation », de Jeff VanderMeer (éditions Au Diable Vauvert) : une zone mystérieuse, rendue à la nature, que des équipes scientifiques doivent explorer dans des conditions précaires et mouvantes, des ramifications spéculatives de haut vol et une écriture rare, pour ce retour en français de l’auteur qui incarne le plus vivement le « New Weird ». Nous sommes visiblement nombreuses et nombreux ici à attendre avec impatience les suites (annoncées pour bientôt) de cette trilogie du Rempart Sud.
3. « L’Homme qui mit fin à l’histoire », de Ken Liu (éditions Le Bélial’) : de l’un des auteurs les plus novateurs de la science-fiction contemporaine, et dans une magnifique collection de romans courts lancée récemment par Le Bélial’, très appréciée de notre public, un texte puissant et vertigineux, mettant en jeu un épisode mal connu de la guerre sino-japonaise et une intense réflexion sur la manière dont s’écrit l’Histoire.
4. « Parties communes », anthologie collective (éditions Antidata) : la parution d’un recueil de nouvelles assemblé par ces beaux spécialistes de la forme courte que sont les éditions Antidata est depuis plusieurs années toujours une petite fête chez Charybde, et celui-ci, sur le thème sulfureux des voisins, ne fait pas exception à la règle. Varié, vif et incisif, comme d’habitude, pour un plaisir très pur.
x
5. « Vostok », de Laurent Kloetzer (éditions Denoël Lunes d’Encre) : en s’emparant d’une station antarctique et en y insufflant un souffle narratif dont il a le secret, l’auteur de l’énorme « Anamnèse de Lady Star » nous a offert un roman exemplaire, qui a emporté massivement l’adhésion ici.
6. « Cookie Monster », de Vernor Vinge (éditions Le Bélial’) : par l’un des créateurs décisifs dans le renouvellement du genre science-fictif dans les années 1990, une interrogation subtile et décapante sur la nature de la réalité dans la Silicon Valley, et un autre très bel exemple de ce qu’accomplit actuellement la collection « Une heure-lumière » du Bélial’.
7. « Défaite des maîtres et possesseurs », de Vincent Message (éditions du Seuil) : à l’intersection de la science-fiction, de l’expérience de pensée au sens philosophique du terme – autour de la question, entre autres, du rapport entre l’humain et l’animal – et du roman policier politique, cette remarquable création hybride, deuxième roman de l’auteur, a largement séduit notre public amateur de frontières entre genres et de marges bien comprises.
7. « Station Eleven », d’Emily St. John Mandel (éditions Rivages) : une Américano-Canadienne particulièrement attachante, qui écrivait déjà des romans noirs pour le moins inhabituels, nous a offert cet automne cette bien belle surprise, avec un roman post-apocalyptique rusé, intimiste, vertigineux, musical et sortant nettement des conventions du genre.
9. « Ravive », de Romain Verger (éditions de l’Ogre) : notre public adorait ses romans, et n’a pas été déçu un instant par ces nouvelles, brûlantes comme des fièvres malignes, qui vont encore plus loin vers un ailleurs intérieur, délétère et néanmoins terriblement beau.
10. « Un chant de pierre », de Iain Banks (éditions L’Œil d’Or) : si l’Écossais magique qui nous a quittés si tôt, nous laissant plus qu’un peu orphelins, est surtout connu chez nous pour sa science-fiction grinçante et joyeusement tordue, il prouve, en littérature dite « générale », avec cette fable d’une guerre civile volontairement peu située qu’il n’a pas son pareil pour scénariser des noirceurs déroutantes, et pour surprendre encore et toujours les attendus de la narration classique.
x
11. « Une bouche sans personne », de Gilles Marchand (éditions Aux Forges de Vulcain) : à partir d’un poème et d’une cicatrice, qui caractérisent ici le narrateur, comptable le jour, chasseur de souvenirs le soir, au café avec un cercle d’amis engendrant peu à peu des nuées de spectateurs / auditeurs, un incroyable roman de la douleur, de la mémoire et de l’imagination.
12. « Adar », anthologie collective (éditions Dystopia) : le point d’orgue provisoire du cycle de Yirminadingrad, une œuvre extraordinaire qui a marqué la librairie Charybde depuis ses débuts, éditée par nos amis de Dystopia, et plus que jamais attendue cette année sous cette forme mutante, celle d’un recueil collectif où aucun auteur n’avoue la nouvelle dont il est responsable.
13. « Une île, une forteresse – Sur Terezin », d’Hélène Gaudy (éditions Inculte Dernière Marge) : ou comment s’emparer d’un mensonge et questionner un abeuglement, ceux construits autour de la géographie et de l’histoire de Theresienstadt, devenu la glaçante vitrine humanitaires des camps nazis.
13. « Victus – Barcelone, 1714 », d’Albert Sanchez Piñol (éditions Actes Sud) : un vaste, intelligent et joueur roman historique, qui renvoie beaucoup de ses semblables dans la catégorie des accessoires de vaudeville, nourri d’une documentation qui n’étouffe jamais ni la narration ni la réflexion.
13. « Avec joie et docilité », de Johanna Sinisalo (éditions Actes Sud) : on apprécie particulièrement ici la manière dont cette Finlandaise, nourrie au fantastique, à la science-fiction et à la pop culture parfaitement assimilée , ne respecte sciemment aucune frontière entre les genres pour bâtir, en l’espèce, une cinglante, hilarante et songeuse dystopie nordique autour des enjeux sociaux du féminisme.
x
16. « Comment rester immobile quand on est en feu ? », de Claro (éditions de l’Ogre) : quand un romancier hors pair qui aime jouer avec le langage se frotte vraiment au rythme et à la scansion poétiques, cela donne ce moment incandescent, brutal et beau.
16. « Citoyens clandestins », de DOA (éditions Gallimard Série noire) : beaucoup de nos lectrices et de nos lecteurs ont voulu, avant de se plonger dans le thriller monstre à deux têtes « Pukhtu » (voir ci-dessous), rattraper la saga en traquant ici ses origines, un puissant récit d’infiltration et de secret, de saletés enfouies et de paris ratés.
16. « La magie dans les villes », de Frédéric Fiolof (Quidam éditeur) : l’un des textes les plus étonnants de l’automne, qui tente une opération authentiquement occulte et littéraire pour réenchanter bizarrement et drôlement le quotidien lorsqu’il manque par trop de poésie naturelle.
19. « Infini – L’Histoire d’un moment », de Gabriel Josipovici (Quidam éditeur) : le brio du grand Franco-Britannique pour détourner la figure authentique d’un compositeur italien irascible, monstre de la musique classico-contemporaine, dans le regard de son majordome.
19. « Il paraît que nous sommes en guerre », de Pierre Terzian (éditions sun/sun) : romancier et homme de théâtre vivant au Québec, l’auteur a osé une étonnante lettre ouverte poétique, inquiète et fulgurante, aux djihadistes de novembre 2015 en France et à leurs commanditaires.
19. « Marcher droit, tourner en rond », d’Emmanuel Venet (éditions Verdier) : romancier, nouvelliste et psychiatre, n’ayant pas son pareil pour traquer les liens réels et imaginaires entre médecine et littérature, l’auteur met en scène avec énergie, humour et beauté la curieuse malédiction d’un syndrome conduisant à toujours dire la vérité.
x
22. « Mojave épiphanie – Une histoire secrète du programme spatial américain », d’Ewen Chardronnet (éditions Inculte Dernière Marge) : dans les méandres des personnalités ayant conduit les premiers pas du programme spatial américain, tout particulièrement celui concernant les carburants pour fusées, un étonnant voyage entre science, politique et occultisme.
22. « Le Langage de la nuit », d’Ursula K. Le Guin (éditions Aux Forges de Vulcain) : la première série d’essais fondateurs rédigés par la grande romancière américaine à propos d’art de l’écriture, de mythes fondateurs, de création d’univers, ou encore de rôles de la fantasy et de la science-fiction dans la littérature.
24. « Pukhtu secundo », de DOA (éditions Gallimard Série noire) : le deuxième tome (réputé final) de l’un des plus formidables thrillers contemporains, mêlant géopolitique d’aujourd’hui, vieux démons ancestraux, services secrets, mercenaires et infiltrateurs, intérêts économiques et guerres privées. Du grand art.
25. « Pukhtu primo », de DOA (éditions Gallimard Série noire) : le premier tome du thriller en question, publié l’an dernier.
25. « Yama Loka Terminus », de Léo Henry et Jacques Mucchielli (éditions Dystopia) : le recueil fondateur de l’univers de Yirminadingrad, marges post-soviétiques habitées de mythes vengeurs ou doucereux, toujours impressionnants.
25. « La voix sombre », de Ryoko Sekiguchi (éditions P.O.L.) : un titre fort et émouvant pour une étonnante méditation sur les voix des disparus, fantômes intacts habitant nos paysages intérieurs, par une Japonaise et parisienne qui est aussi une exploratrice chevronnée des rapports intimes entre cuisine et littérature.
x
28. « Les Invécus », d’Andréas Becker (éditions La Différence) : par un auteur disposant d’une rare capacité à inventer la langue nécessaire à chacun de ses projets, le roman d’un traumatisme, après un accident ayant causé la mort, et la vie incertaine dans les limbes de la culpabilité.
28. « Elle regarde passer les gens », de Anne-James Chaton (éditions Verticales) : le vingtième siècle parcouru à vive allure, avec émotion et intelligence, dans les voix de treize femmes, jamais nommées, souvent reconnaissables, fournissant un extraordinaire canevas d’intégration et d’interprétation du contemporain.
28. « Le navire de bois », de Hans-Henny Jahn (éditions José Corti) : d’un auteur allemand de l’entre-deux-guerres, toujours trop peu connu en France, une machiavélique réinterprétation du roman d’aventures maritime, en forme de huis clos policier incertain, obsédant, manipulateur et bizarrement poétique.
28. « Refuge 3/9 », d’Anna Starobinets (éditions Agullo) : une romancière et nouvelliste russe qui, pour son troisième texte publié en français, réussit une fusion parfaite du merveilleux et du thriller, du fantastique rampant et du policier bizarre.
********
28 auteurs (dont 18 ont été invités chez Charybde au cours de l’année écoulée), 2 recueils collectifs, 5 textes « officiellement » inscrits dans la science-fiction, la fantasy ou le fantastique, et 8 autres évoluant aux frontières de ces genres, 3 textes évoluant dans la zone de l’essai, 1 texte résolument inscrit dans la poésie, 1 roman indéniablement historique, 16 auteurs français pour 4 américains, 2 britanniques, 1 finlandais, 1 russe, 1 allemand et 1 canadien : 2016 nous renvoie une image hybride, fragmentée, multiple et foisonnante, qui correspond au fond assez bien à ce que la librairie Charybde essaie d’être.
Le moins que l’on puisse dire est que Monsieur 2 ne lit pas la même chose que Madame 7. Ce qui est heureux car cela fait plus de choses alléchantes à lire.
Je note aussi quelques livres qui ne sont plus très récents, c’est aussi bien de les faire ressortir.
Là je pense particulièrement au « Le Navire de Bois » de Hans Henny Jahn, de chez J. Corti (qui savait y voir à l’avance). en fait « Le Navire de Bois » (93, Corti, 219 p.) n’est que le premier tome d’une trilogie. Il faut continuer avec « Les Cahiers de Gustav Anias Horn T.1» (97, Corti, 758 p.) et « Les Cahiers de Gustav Anias Horn T.2 » (00, Corti, 658 p.). Gustav Anias Horn est le passager du « Navire de Bois ». Ce sera donc les quelques 30 ans après son naufrage, les peurs qui s’ensuivent et son angoisse devant la mort. Très beaux à lire.
Du même auteur « Perrudja » (95, Corti, 84 p.), un anti-héros, Perrudja, retiré avec sa jument Shabdez dans les montagnes norvégiennes. Une très belle histoire, mi-écologique, mi-épopée. On retrouvera Signe, femme mystérieuse, son frère et un rival Thorstein.
« Infini – l’Histoire d’un Moment » (16, Quidam, 164 p.) de Gabriel Josipovici, naturellement. La vie de Tancredo Pavone, compositeur avant-gardiste, narrée par Massimo, son majordome. Encore une biblio ?, sauf que Tancredo, c’est en fait Giacinto Scelsi (1905-1988), auteur entre autres de (1959) « Quattro pezzi su una nota sola » (quatre pièces sur une seule note). Vous me direz, Avant-garde, ouiais, mais alors « Samba de Uma Nota So » de Antonio Carlos Jobim, c’est pour faire danser les ours ?
Les autres ? Je dois reconnaître que je ne les ai pas lu. « Nobody is perfect. I am perfect, I am Nobody» (traduit librement de l’Odysée), c’est le célèbre passage dans lequel Aristote enseigne Ulysse.
Et puis j’avais abondamment commenté les livres de l’année, une paire de billets plus tôt.
Euh, surtout, ce ne sont pas les « préférés » de Charybde 2 (qui devraient arriver d’ici quelques jours), mais les meilleurs ventes de notre librairie, ce qui diverge subtilement par rapport à nos préférés aux unes et aux autres 😉
désolé
mais c’est très bien que les lecteurs découvrent (enfin) H.H. Jahn
est ce toujours avec la couverture jaune de chez Corti (attention le dos passe à la lumière) ?
il leur reste donc à lire (peut être par ordre d’intérèt, en plus de ceux déjà nommés plus haut
« Médée » (98, Corti, 128 p.) attention c’est une Médée de couleur, et ses fils sont des mulâtres.
« Treize histoires peu rassurantes » (94, Corti, 228 p.). Du moment qu’il y en a 13, ne pas s’attendre à des fins à l’eau de rose.
« Pasteur Ephraïm Magnus » (93, Corti, 184 p.) Pièce de théatre du pauvre pasteur se lamentant devant ses fils qui ne tournent pas très rond, il faut le reconnaître (est ce l’éducation parentale ?).
« Ugrino et Ingrabanie » (94, Corti, 160 p.) texte plus ou moins inachevé, écrit au début de l’exil en Norvège. Architecte ( ??) qui perd la mémoire. Par contre on y trouve Enkidu (voir Gilgamesh, plus bas)
« Pauvreté, Richesse, Homme et Bête » (08, Corti, 138 p.). Gilgamesh revu par Grimm dans « la gardienne d’oies » et corrigé par HH Jahn
C’est finalement fort heureux que ces livres soient lus, au moment où la boutique de José Corti ferme. Un grand coup de chapeau au petit homme en noir.
Rétrospective très intéressante, même si je ne suis pas parisien et que je n’ai pas la joie de parcourir votre librairie.
Merci ! 🙂
retrospectez, ce ne sont que de bons livres
et puis il n’est pas bon livre qu’a paris, comme disait quelqu’un
et de plus on peut commander directement
la livraison se fait par pigeons spéciaux (on l’attire avec des petits pois, ce qui fait un repas en plus)