20 fictions, 2 essais – et 11 relectures – qui ont enchanté mon année 2016
On peut discuter sans fin, comme chaque année désormais, de l’intérêt ou de la pertinence des « palmarès de fin d’année ». Le pratiquant à titre plus ou moins personnel depuis 2006, je trouve malgré tout l’exercice utile, car il me force à jeter un œil dans le rétroviseur, et à me demander, même si c’est très « à chaud », pourquoi certaines lectures me marquent, à un instant donné, davantage que d’autres. L’exercice est ainsi éminemment personnel, chaque lectrice et chaque lecteur s’appuyant sur un corpus différent et une histoire qui lui est propre pour nourrir sa lecture de n’importe quel ouvrage.
Il est évidemment artificiel d’extraire 20 titres (plus 2 essais et 11 relectures) parmi les 306 lus (et commentés sur ce blog) en 2016 (quatre de moins que l’an dernier, d’ailleurs). Pour aboutir à ce « Top 20 » (ou très peu s’en faut), il fallait éliminer de fort belles lectures de l’année. Subjectif et cornélien, donc, c’est certain, ce choix est aussi temporaire : il n’est pas rare qu’au bout de quelques années, une lecture apparaisse rétrospectivement moins puissante, ou moins originale, tandis qu’un nouveau regard (ou un changement chez moi, tout simplement) fait ressortir avec plus d’acuité un livre qui avait alors été écarté, fût-ce de bien peu.
J’espère qu’en l’état, cette petite liste peut aussi permettre aux lectrices et lecteurs de ce blog de disposer ainsi d’un (très) rapide résumé de mon année, et de mieux éclairer le type de subjectivité qui est la mienne dans mes notes de lecture au fil de l’eau.
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◉ Sergio Aquindo et Pierre Senges, Cendres – Des hommes et des bulletins (Le Tripode) : d’un tableau de Bruegel à la fête des fous et à l’utopie réparatrice. Un somptueux détournement, toutes imaginations dehors.
◉ Claro, Comment rester immobile quand on est en feu ? (L’Ogre) : l’urgence de la langue, libre et séditieuse, face aux fausses priorités mortifères.
◉ Craig Clevenger, Le contorsionniste (Le Nouvel Attila) : l’entretien avec le psychiatre considéré comme une course de côte, pour un faussaire de génie aux identités multiples, aux migraines insoutenables et aux overdoses médicamenteuses conséquentes.
◉ Fabien Clouette, Le bal des ardents (L’Ogre) : carnaval et révolution, jour des fous et des disparus, beauté du boomerang et du plongeur-démineur, toile polyphonique rusée et poétique servie par une écriture d’une précision hallucinante et une rare maîtrise de la virgule flottante dans les calculs narratifs combinatoires.
◉ DOA, Pukhtu Secundo (Gallimard Série noire) : la conclusion de the thriller d’espionnage d’une ampleur et d’une détermination démentes, au service de luttes intimes et d’une vaste géopolitique de l’avidité.
◉ Katherine Dunn, Amour monstre (Gallmeister) : approchez, approchez, mesdames et messieurs, venez rencontrer de plus près la vie et le destin de la famille Binewski, propriétaire et conceptrice du cirque qui développe ses propres monstres de foire ! Rires et frissons garantis – et une curieuse sensation songeuse en prime.
◉ Valerio Evangelisti, L’évangile selon Eymerich (La Volte) : la conclusion provisoire, incroyable, surprenante et logique, d’une saga absolument hors normes, intriquant au plaisir fantasy, science-fiction, roman historique, roman religieux et roman politique.
◉ Frédéric Fiolof, La magie dans les villes (Quidam) : un extraordinaire et paradoxal réenchantement du quotidien par les plumes de l’imagination et de la rêverie poétique orientée.
◉ P.N.A. Handschin, L’énergie noire (Argol) : l’expansion explosive de la narration, par le pouvoir de précision et d’accumulation de la matière noire du langage, poursuivant pour la huitième fois l’entreprise folle et géniale de l’auteur.
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◉ Léo Henry, Jacques Mucchielli, Laurent Kloetzer et Stéphane Perger, Tadjélé – Récits d’exil (Dystopia) : parce que c’est peut-être in fine dans l’exil que l’univers de Yirminadingrad, en indispensable carrefour contemporain, se révèle encore plus brillamment, étoile secrète d’un monde tardif et agité.
◉ Hans-Henny Jahnn, Le navire de bois (José Corti) : une mystérieuse cargaison pour un huis clos en pleine mer, instillant le doute, l’irréalité et le drame, mêlant somptueusement roman d’aventure maritime, enquête policière aux touches fantastiques et tragédie familiale. Et préparant sa suite incroyable, qui sera une histoire pour 2017.
◉ László Krasznahorkai, Tango de Satan (Gallimard) : une glaçante dissolution des liens sociaux sous la pluie et dans la boue de Hongrie, se hissant au rang d’épopée insidieuse.
◉ Quentin Leclerc, Saccage (L’Ogre) : une puissante et singulière poétique de la catastrophe, lorsque guerre étrangère, guerre civile et guerre de classe se font agents mutagènes des sociétés.
◉ Vincent Message, Défaite des maîtres et possesseurs (Seuil) : un incroyable conte philosophique, science-fictif et policier, pour questionner ce que fait de nous le pouvoir sur l’Autre.
◉ Céline Minard, Le Grand Jeu (Rivages) : la formidable Montagne Analogique de la quête obsessionnelle du sens et de l’équilibre dans les vies. Pour grimpeurs avertis comme pour montagnards néophytes.
◉ Olivia Rosenthal, Toutes les femmes sont des aliens (Verticales) : Alien, Les Oiseaux, Bambi, Le Livre de la Jungle, et l’être assigné s’échappe drôlement en subvertissant, magnifiquement, la fiction.
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◉ Jeff VanderMeer, Annihilation (Au Diable Vauvert) : en équipe scientifique potentiellement instable et piégeuse, explorer la Zone et son dangereux inconnu, explorer surtout le pouvoir des mots et du récit.
◉ Emmanuel Venet, Précis de médecine imaginaire (Verdier) : santé et maladie, corps et âme, folie et raison, en un extraordinaire baume poétique interstitiel.
◉ Romain Verger, Ravive (L’Ogre) : neuf nouvelles diaboliques où le réel se dérobe et bascule volontiers en horrible beauté.
◉ Éric Vuillard, 14 juillet (Actes Sud) : dans la rue et sous les remparts avec la foule surchauffée des individus en lutte, une plongée historique parfaitement actuelle.
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À ces 20 textes de fiction, il me faut absolument ajouter deux essais :
⦿ Javier Cercas, Le point aveugle (Actes Sud) : l’auteur inspiré de « Anatomie d’un instant » élaborant sous nos yeux une théorie du roman moderne robuste, sagace et joueuse, en compagnie de Cervantès, de Vargas Llosa, de Melville ou de Kafka.
⦿ Mehdi Belhaj Kacem, Artaud et la théorie du complot (Tristram) : une éblouissante leçon de philosophie de la littérature, de l’écriture à la lecture, dont résonnent encore les entretiens de Chaminadour où elle fut prononcée.
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Et l’image de ce qui a enchanté mon 2016 ne serait pas du tout complète sans ces onze relectures de textes ô combien marquants la première fois, et toujours aussi puissants :
◼︎ Scott Baker, Kyborash / La danse du feu (J’Ai Lu) : une somptueuse fantasy d’apprentissage dans le rigide royaume religieux de Chal, usant du chamanisme comme d’un vecteur d’anthropologie politique en action.
◼︎ Iain Banks, Un chant de pierre (L’Œil d’Or) : le songeur protocole de fer d’une guerre civile imaginaire et révélatrice, traitée à hauteur d’aveugles honteux et de menteurs conscients.
◼︎ Lutz Bassmann, Haïkus de prison (Verdier) : dans sa forme la plus courte et la plus dense, tout le sombre humour du désastre : cellule, convoi et camp.
◼︎ Julien Gracq, Le rivage des Syrtes (José Corti) : chef d’œuvre poétique de l’attente et de l’inexorable, mais aussi et peut-être surtout la plus puissante illustration connue de l’horreur piégeuse contenue dans la formule : « Il nous faudrait une bonne guerre. »
◼︎ Léo Henry et Jacques Mucchielli, Yama Loka Terminus (Dystopia) : à l’œuvre dans la très post-soviétique et déjà ne demandant qu’à devenir mythique Yirminadingrad, la poésie critique du témoignage suspect foisonnant.
◼︎ Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre (Gallimard) : le chef d’œuvre de l’auteur, en fable guerrière intemporelle, savante et politique, multivoque en diable, aux nets accents de fantasy sophistiquée.
◼︎ Raphael Aloysius Lafferty, Autobiographie d’une machine ktistèque (Actes Sud) : bien avant que ce soit devenu un réel possible, une intelligence artificielle pas comme les autres comme guide vers les sources de la Création.
◼︎ Jeff Noon, Vurt (La Volte) : à cent à l’heure dans les espaces virtuels et trompeurs d’une Manchester hallucinée et agonisante.
◼︎ Tim Powers, Le poids de son regard (Bragelonne) : l’épique explication historique et surnaturelle de la notion romantique de « poète maudit », en très grand art.
◼︎ Kim Stanley Robinson, La trilogie martienne (Omnibus / Presses de la Cité) : toujours aussi résolument indépassable, l’utopie scientifique pragmatique en action, la colonisation de Mars comme grand roman systémique contemporain.
◼︎ Antoine Volodine, Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze (Gallimard) : la clé d’entrevoûte, retorse et vertigineuse, de l’une des plus belles créations littéraires et politiques contemporaines, à savoir l’édifice post-exotique.
Rien à rajouter ; Que du beau monde
et puis j’ai déjà mis mes grains de sel un peu partout ces derniers jours.
une réflexion toutefois sur la réflexion
j’ai toujours considéré ce site comme étant une ouverture prodigieuse sur la lecture
et la lecture comme une ouverture indispensable sur le monde qui nous entoure
je constate aussi l’effort qui est fait journellement par les différents membres de Charybde
ils ont de plus leur métier : commandes, réceptions, conseils, vente, etc
qu’ils proposent ainsi des analyses est d’une oportunité infinie
il faut les en remercier
ce n’est pas dans votre grande surface habituelle que vous trouverez ces avis
en contrepartie, je suis effaré par le manque de réactivité des lecteurs
– soit ils ne lisent pas (ou mal)
– soit ils sont timides (ou ne savent pas écrire)
– soit ils n’ont pas le temps (tu parles d’une excuse)
c’est fort dommage
chacun a déja lu des livres qui les ont bouleversé, marqué, plu ou déplu, voire fortement irrité
c’est de ces remarques que l’on peut s’enrichir
cette réflexion n’est d’ailleurs pas restreinte qu’à ce seul site
amicalement
Hélas, même si la lecture (et l’échange à propos de lectures) est tout sauf un luxe – plutôt de l’ordre de la nécessité vitale, individuelle ou collective -, il nous faut reconnaître que les sollicitations de la vie et de la survie sont sévères de nos jours, pour chacun… 😉