☀︎
Notes de lecture 2023

Note de lecture : « Feminicid » (Christophe Siébert)

Ciudad Juarez sur Don : premier retour à Mertvecgorod, la monstrueuse mégapole post-soviétique, mystérieuse et infectieuse.

x

Feminicid

Suite à l’attentat du 27 avril 2025 et au coup d’Etat raté qui s’en est suivi, la République indépendante de Mertvecgorod est coupée du monde : depuis l’état d’urgence instauré par le président Vadim Romanovitch Glazkov, impossible de quitter le pays ou d’y pénétrer. Surveillance étroite des frontières et de l’espace aérien, aéroports fermés, avions cloués au sol. Pendant un an nous n’avons pu utiliser ni réseau téléphonique ni internet pour communiquer avec l’étranger, liberté rétablie le 10 mai 2026 sous la pression de l’ONU.
Ce livre représente une bouteille lancée à la mer afin d’alerter le monde sur la situation de la RIM.
Pour le courage dont elles font preuve en le publiant en France, nous tenons à remercier les éditions Au diable vauvert.

Assili Axionov et Lydia Tchoukovskaïa, directeur et directrice de la maison d’édition Glavlit

Christophe Siébert nous avait fait découvrir Mertvecgorod, l’immense ville fictive, aux confins de l’Ukraine et de la Russie, qu’il a inventée pour habiter et hanter les ruines post-soviétiques au sein même de nos imaginaires, avec son « Images de la fin du monde » de 2020 (auquel je vous renvoie donc pour une situation générale de la mégapole infectieuse).

Un an plus tard, toujours chez Au Diable Vauvert, voici « Feminicid », qui nous permet, à travers le filtre du « manuscrit exfiltré » de Timur Domachev (« traduit par Ernest Thomas » 🙂), de retrouver des lieux désormais familiers, entre le sordide avéré des barres d’immeubles paupérisés et les somptueuses villas bunkérisées des hauts de la ville, ainsi que bon nombre de figures à présent connues, politiciens, oligarques, intermédiaires douteux, et, naturellement, en bonne place, le Svatoj Nikolaï lui-même, être hors normes fait de violence, de sainteté, de sexe et de mysticisme. Et nous voici donc armés pour traquer, par bribes, aux côtés du journaliste d’investigatio Timur (vraisemblablement suicidaire pour exercer ce métier en ce lieu) et de son alliée hackeuse Lily (un peu plus prudente ou paranoïaque que lui), le mystère de ces meurtres de femmes qui dévastent la cité depuis plusieurs années et qui n’ont rien à envier à ceux de Ciudad Juarez, à une échelle encore plus massive, semblant peut-être encore moins explicables.

« En vérité je vous le dis, contaminez-vous les uns les autres. Ils veulent nous empêcher de répandre le virus de la bonté. Ils veulent nous empêcher de libérer l’amour et l’empathie sur le monde. Pour étouffer notre compassion, ils envoient la Milicia. Pour faire taire les sanglots des victimes du feminicid qui s’adressent à nous, ils dispersent nos rekviemi à coups de matraque. Afin de nous empêcher de prier pour les âmes en peine des femmes mortes, ils utilisent des drones de combat. Lors de notre dernière réunion, ils ont ouvert le feu.
Pour nous punir de pleurer les mortes dont ils sont responsables, que font-ils ? Ils nous tuent. Pour empêcher les mortes de nous parler et de dénoncer leurs bourreaux, que font-ils ? Ils nous tuent. Pour nous empêcher de délivrer dans le monde des vivants le cadeau que les mortes nous ont fait, le cadeau de la bonté, que font-ils ? Ils nous tuent. Pour nous empêcher de répandre l’empathie comme un virus, comme une divine maladie qui se transmettrait par la douceur d’un baiser, la chaleur d’une caresse, le souffle d’une parole, le feu d’un regard, que font-ils ? Ils nous tuent.
Vendredi dernier à cinq heures trente du matin, lors du rekviem honorant sur les lieux même de son calvaire la mémoire de Léonilla Cyrillovna Golovine, retrouvée morte, violée et mutilée vingt-quatre heures plus tôt dans le terrain vague s’étendant entre le prospekt 1551 et le ring, qu’ont-ils fait ? Ils nous ont tués. Vendredi dernier, alors que nous nous retrouvions pour pleurer la mort de Léonilla Cyrillovna Golovine, habités par ses dernières pensées, qu’elle avait envoyées, depuis le monde des morts, à deux d’entre nous, qu’ont-ils fait ? Ils ont téléguidé un drone de sécurité de la société Berkut qui a ouvert le feu et massacré vingt-sept des nôtres. Vingt-sept innocents réunis pour pleurer, prier et chanter en l’honneur d’une innocente morte avec plus d’un millier d’autres, juste parce qu’elle est une femme. Vingt-sept innocents venus en toute humilité offrir leur compassion à une âme en peine, tués par un État à ce point inhumain qu’il emploie des robots pilotés à distance pour assassiner ceux qui en contestent légitimement la tyrannie.
Mes chers amis, bien peu d’entre nous portent en eux le virus de l’empathie. Nous ignorons pour quelle raison les victimes du feminicid le transmettent à certains et non à d’autres. Et nous ne savons même pas s’il est réellement contagieux. Qu’avons-nous à perdre en essayant ? Que ce virus de l’empathie se diffuse par la sueur, les larmes, la salive, le sang, le sperme ou l’âme, je vous en conjure : si cette grâce vous a touché, partagez-là. Par tous les moyens, transmettez le virus blagocestie, transmettez la piété comme une maladie contagieuse. En vérité je vous le dis, contaminez-vous les uns les autres. »

(Discours prononcé par Nikolaï le Svatoj en direct sur sa chaîne Rutube le lundi 23 mars 2020 et suivi par 350 000 personnes.)

x

_123741575_d3

Ce deuxième volume consacré, par de nouveaux angles d’approche, à la cité délétère mobilise à nouveau le plus cruel et le plus désespéré de l’imaginaire post-soviétique, celui que nous connaissons certes ici par bien d’autres biais, en général plus authentiques que l’étrange succédané récemment concocté par Giuliano Da Empoli et son « Mage du Kremlin », car Vladimir Sorokine et Viktor Pelevine sont grands, Thierry Marignac est habile, et Antoine Volodine (notamment à l’époque de « Un navire de nulle part » et de « Rituel du mépris ») comme la team Yirminadingrad (Léo Henry, Jacques Mucchielli et Stéphane Perger) ont su insuffler un souffle poétique fort rare dans les décombres de la fin rêvée de l’égalitarisme.

Mais une fois de plus, sur ce terreau à nul autre pareil, Christophe Siébert fait fructifier des ingrédients bien à lui, dont le mélange secret est à nouveau bien curieusement délectable. Son maniement insidieux de la langue, sans se limiter, loin de là, à l’usage malicieux des mots directement issus – éventuellement joliment déformés – du russe, passe par l’imbrication de registres techniques, journalistiques, politiques et sensuels que l’on connaît le plus souvent sous leurs formes bien disjointes. Et même dans le cadre littéraire d’une investigation, sa capacité à utiliser des mots ambigus, mots qui laissent entendre leurs non-dits, leurs suppositions et leurs collusions, avérées ou simplement vraisemblables, fait merveille. Dans le bourbier sans nom de Mertvecgorod, une écriture est née et se développe dans des directions encore insoupçonnées.

Comment, dans cette société de surveillance totale, sous un ciel embouteillé de drones fabriqués par la Chine, la Russie, l’Inde ou même la RIM, peints en rouge, noir, blanc, or, bronze, ornés de blasons représentant des lions, des tigres, des loups, des faucons, des aigles, des vautours, des serpents, des dragons, des glaives, des casques romains, déguisés en oiseaux de proie ou en monstres, décorés de figures de proue, exhibant le logo des géants qui les sponsorisent, Kaspersky, Kalachnikov, VKontakte, Rutube, Spandex, comment, alors que trente-cinq compagnies se partagent l’immense gâteau sécuritaire de Mertvecgorod et que l’œil dans le ciel nous épie sans ciller, comment imaginer que depuis tout ce temps aucun opérateur n’ait rien remarqué, rien entendu, rien noté ?
Par quel miracle aucun enlèvement n’a-t-il jamais été constaté ni enregistré ? Par quel miracle est-ce toujours un promeneur, un passant, un riverain, un joggeur, un vigile, un vagabond, une grand-mère se rendant au Dixy, un enfant séchant l’école qui découvre la victime par hasard et jamais un drone ?
S’ils ont vu, pourquoi dissimulent-ils ce qu’ils ont vu ? Pour protéger qui ?
Lily et moi commençons par compiler les coordonnées GLONASS exactes d’un grand nombre de scènes de crime, ainsi que l’heure précise à laquelle le ou les corps sont découverts. L’étape suivante consiste à établir la liste des drones patrouillant à cet endroit et à ce moment. Il suffira alors de pirater les bases de données correspondantes pour récupérer des images montrant les assassins ou leurs complices en train de se débarrasser des pokonijki.
Très simple… en théorie.
Si la première étape s’avère aisée (ces informations sont publiques), c’est ensuite que ça se corse. Déterminer les emplacements et les parcours des drones est en principe impossible. Même leur nombre exact relève du secret industriel. Mais on connaît les trente-cinq compagnies qui se partagent la ville, et grâce à une enquête de sécurité menée en 2025 sur l’ensemble du parc par la société Innokentij – ainsi nommée, pour l’anecdote, d’après le pape qui a créé l’Inquisition en 1199 -, et dont certains éléments ont fuité, on peut déduire que plus de 50 % des appareils couvrent des surfaces de 5 à 50 kilomètres carrés et que dans 10 000 hectares de ciel patrouillent 2 à 30 drones appartenant à 2 ou 10 sociétés différentes. Une extrapolation de ces données nous permet d’estimer qu’un millier de coucous nous scrutent.

x

Siébert

Logo Achat

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

Pas encore de commentaire.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Archives