La librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris – http://www.charybde.fr), dont j’ai la chance et le bonheur d’être l’un des cinq associés, essaie, contre vents et marées, de développer une sorte de ligne « éditoriale », relativement originale (mais sans exagération non plus !), que l’on retrouve notamment chaque année, depuis trois ans, au moment de regarder les meilleures ventes de l’année écoulée.
Ces petits palmarès annuels ne sont pas nécessairement significatifs en eux-mêmes, néanmoins ils sont à la fois fort éloignés du contenu des meilleures ventes nationales, tout en ne reflétant pas nécessairement exactement la somme des préférences absolues des libraires de Charybde (qui contrairement à ce qu’indiquent certains titres de journaux, ne vendent pas « uniquement ce qu’ils aiment », ou plutôt pas « uniquement ce qu’ils préfèrent ») : on peut donc les lire comme un reflet de l’échange permanent entre les libraires et les lecteurs qui fréquentent le 129 rue de Charenton, physiquement ou virtuellement via la vente à distance.
Que trouvait-on en 2011 parmi ces vingt meilleures ventes de l’année ?
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Tout d’abord, deux des titres fétiches de Léo Henry et Jacques Mucchielli, « Yama Loka Terminus » et « Bara Yogoï », regroupant à eux deux 28 nouvelles situées à l’intérieur et aux abords de l’univers de Yirminadingrad, dont il faut vraiment que je vous parle un de ces jours en détail.
Je ne suis pas nécessairement objectif ici (mais le suis-je jamais ?), car Léo et Jacques sont des amis, et leur éditeur associatif Dystopia Workshop est animé par plusieurs membres de la librairie Charybde et de sa sœur la librairie Scylla, mais j’affirme néanmoins que cet univers imaginaire aux saveurs est-européennes, friches industrielles, bureaux désertés, confins de steppes et de déserts, où dansent fugitivement des feux-follets aux éclats d’Enki Bilal ou d’Antoine Volodine, constitue l’une des plus magnifiques et des plus denses créations de l’imaginaire contemporain. Des plus joliment machiavéliques aussi.
« Cinacittà », de Tommaso Pincio, est à la fois au cœur de l’activité événementielle de la librairie Charybde (une à trois soirées par semaine depuis la création), en tant que premier auteur invité en juin 2011, quelques jours après l’ouverture, et au cœur de la quête transfictionnelle (au sens de Francis Berthelot, dont il faut absolument lire la « Bibliothèque de l’Entre-Mondes »– mais je digresse !) qui caractérise peut-être mieux que tout l’essence de notre librairie, genre virtuel qui abolit les frontières entre policier, roman noir, science-fiction, fantasy, fantastique et littérature dite « générale » (ou « blanche » par les aficionados des « mauvais genres »), pour mieux se délecter à entrechoquer leurs codes respectifs et a dégager de ces rencontres une poésie bien particulière.
« Ainsi naissent les fantômes », de Lisa Tuttle, recueil de nouvelles issu d’une démarche plutôt originale, à nouveau, de la part de l’éditeur associatif Dystopia Workshop (qui confiait la réalisation de cette anthologie à Mélanie Fazi, traductrice émérite, elle-même auteur de grand talent, et fan de la première heure de cette très grande dame du fantastique contemporain qu’est Lisa Tuttle), illustre parfaitement le type de littérature particulièrement aimée chez Charybde, insérant discrètement, insidieusement, subtilement, dans le doute apparent et la fausse inadvertance, des bribes de surnaturel ou de merveilleux inquiétant au sein de quotidiens par ailleurs soumis impitoyablement à un questionnement psychologique souvent vertigineux.
« Brûlons tous ces punks pour l’amour des elfes » et « L’attaque des dauphins tueurs », de Julien Campredon, recueils regroupant à eux deux 16 nouvelles jubilatoires et décapantes où l’on croise des pactes faustiens au service de la carrière et de la consommation, des retraités en impitoyable goguette, des dauphins mutants, malicieux et néanmoins mortellement sérieux, des représentants de commerce en ronds-points et bretelles de sortie, des bibliothèques borgésiennes en douce folie, ou encore des gardiens de musée défendant à la mitrailleuse leurs parterres en proie aux déprédations de punks à chiens… Que la Farce soit avec vous, et, entre deux bouffées de fou-rire, vous fasse toujours mystérieusement réfléchir !
« Le Bloc », de Jérôme Leroy, qui fut le tout premier auteur de « noir » invité à la librairie (et que l’on retrouvera justement en septembre pour « L’ange gardien », la « suite » du « Bloc »), nous offrait un somptueux polar politique (mais tout vrai polar n’est-il pas politique ?), accompagnant l’entrée au gouvernement d’un parti d’extrême-droite, dans une atmosphère de guerre civile de moins en moins larvée, au cours d’une « nuit des longs couteaux » pas uniquement métaphorique, nourrie des accents et des songes de la littérature des hussards de tous bords de l’après deuxième guerre mondiale.
« La couleur de la nuit », de Madison Smartt Bell, que l’auteur était venu présenter chez Charybde à l’automne 2011 en s’accompagnant à la guitare électrique pour quelques somptueux morceaux de ce blues-rock graisseux dont il a aussi le secret, explore avec fougue, malice et poésie brutale les aspects les plus sordides d’une certaine religiosité américaine et de ses dérives sectaires, dans d’hallucinants échos tant, proches, du 11 septembre 2001 que, fort lointains, des plongées dans l’histoire haïtienne dont l’auteur est par ailleurs coutumier.
« Les jardins statuaires », « Les barbares » et « La barbarie », de Jacques Abeille, à l’initiative de l’éditeur Attila, ressuscitait pour notre plus grand bonheur de lecteurs une saga poétique, discrètement érotique, et curieusement politique, aux airs d’œuvre maudite (après bien des déboires éditoriaux ou accidentels), inventant une carte du monde que ne renieraient ni Julien Gracq, ni Ernst Jünger, ni Saint-John Perse, pour y instiller, en un seul élément proprement fantastique (des statues qui « poussent » hors de la terre, plus ou moins « bien » en fonction des efforts et du talent de leurs cultivateurs), des perspectives à la fois d’une impressionnante beauté et subtilement dérangeantes. Et la magie des couvertures et illustrations de François Schuiten comme une prime inespérée.
« Attendre avant de crever », de Karine Médrano, et « La nuit ne dure pas », d’Olivier Martinelli, rend compte fort à propos d’une autre facette importante de notre librairie, celle de l’essence mystérieuse du rock (au sens large), non pas en tant que librairie musicale (que nous ne sommes pas – même si nous tenons à disposition de notre public l’ensemble de la production de nos amis du label Volvox Music – bon, un peu plus que des amis, admettons, puisque je me trouve en être aussi le président…), mais par ce qui vibre en nous de ce mélange inextricable et complexe de sauvagerie et de tendresse. Les nouvelles de Karine Médrano, le roman d’Olivier Martinelli : deux pièces brûlantes et âpres de ce qui résonne en chacun de cette musique et de ce qu’elle véhicule, si souvent salvatrice mais pas toujours, toutefois.
« Carénage », de Sylvain Coher, texte magique de sombre obsession, de courses folles dans la nuit au volant d’une moto surpuissante et d’habileté littéraire, joliment soutenu par notre tout premier libraire invité (cette coutume mensuelle de la librairie Charybde qui consiste à demander à un acteur du « monde du livre » que nous apprécions, auteur, éditeur, traducteur, critique, de présenter un soir sept livres qu’il aime tout particulièrement), Claro, en octobre 2011.
« L’oiseau canadèche », de Jim Dodge, notre représentant d’un Ouest américain gentiment déjanté, dans lequel le rêve, l’absurde, l’alcool, la solidarité inébranlable, construisent avec ferveur et discrétion du mythe contemporain au milieu des éclats de rire authentique et des regards malgré tout songeurs.
« L’apocalypse des homards », de Jean-Marc Agrati, l’un des maîtres secrets de la littérature contemporaine (mais oui !) abrités par Dystopia Workshop, Charybde, Scylla et quelques autres éclaireurs impénitents. Des nouvelles qui utilisent chaque recoin de la pop culture et du monde contemporain, dans tout son ordinaire joyeux ou menaçant, pour envoyer à la face du lecteur d’hilarantes et toxiques bouffées de crudité, de colère, de joie, de tendresse et d’intelligence. Cet auteur mérite à lui seul un très grand article de blog, auquel je devrais enfin m’atteler très prochainement.
« Le dragon Griaule », de Lucius Shepard, incarne peut-être de manière particulièrement emblématique cette fantasy chère à notre librairie, dans laquelle les grandes figures magiques des animaux et monstres merveilleux deviennent le prétexte et le support savoureux de subtiles fables politiques tout à fait contemporaines. Récemment décédé, Lucius Shepard était un être d’une admirable et caustique gentillesse, que nous avions eu la chance de recevoir plusieurs fois chez Charybde, nous laissant un souvenir puissant et ému.
« Zone », de Mathias Énard, immense monologue ferroviaire d’un agent secret passant en revue plusieurs siècles d’histoire du pourtour méditerranéen, est sans doute à ce jour le texte le plus ambitieux de son auteur, celui qui est parfois réputé « difficile » (mais je continue à ce jour à m’interroger sur ce qu’une certaine critique entend exactement par « difficile »…), celui qui plaît le plus à notre public, et un grand bonheur, tout simplement.
« L’homme dit fou et la mauvaise foi des hommes », de Florent Couao-Zotti, est depuis nos débuts le parfait représentant de notre fibre « africaine » (à entendre au sens le plus large possible, comme le diraient nos excellents amis des Palabres autour des Arts, spécialistes furieux et enchanteurs de ces littératures, que l’on peut retrouver à peu près tous les trois mois en soirée dans notre librairie) : polyphonie linguistique, sens de l’abrupt et de l’envoûtant, cruauté quotidienne ou politique, solidarité improbable, inventivité débridée, tout y est.
« La vierge froide et autres racontars », de Jorn Riel, incarne bien, quant à lui, notre fibre « polaire » (je n’ai pas réussi à contourner ce jeu de mots à peine passable à base de textiles techniques), associant joliment, pour une initiation au grand froid et à ce qu’il peut provoquer, la solitude hallucinée des chasseurs danois installés au Groenland, les inévitables songeries avec ou sans aurores boréales, et la vie sociale bien particulière, avec ses récits et ses légendes improbables, qu’engendrent le climat et le contexte.
« Margherita Dolcevita », de Stefano Benni, est le seul livre de cette liste que je n’ai pas (encore) lu, mais je fais une confiance aveugle à ma collègue et amie Charybde 1 lorsqu’elle évoque le charme fantomatique d’une vie d’enfant à part, menacée jusque dans ses rêves par la rudesse décomplexée de l’Italie berlusconienne.
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Cette petite liste me ramène trois ans en arrière, au moment des débuts de la librairie Charybde, mais me semble porter tout le charme impérissable de la nouveauté littéraire, qu’il n’est plus possible désormais, avec de nombreux amis, de définir autrement que par « les livres que l’on n’a pas encore lus », qu’ils aient été publiés il y a trois, cinq, dix ou cinquante ans.
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