☀︎
Notes de lecture 2023, Nouveautés

Note de lecture : « Héctor » (Léo Henry)

Tirant sur les fils conducteurs d’Héctor Oesterheld, de Hugo Santiago et de quelques autres, la quête somptueuse d’une Buenos Aires de réel et de fiction, tragique, cruelle et néanmoins curieusement douce.

x

Héctor

Oesterheld m’a été présenté par Sergio Zagui il y a bientôt quinze ans. Il faisait diablement froid à Buenos Aires, c’était la première fois que j’y mettais les pieds, j’arrivais du Brésil via Montevideo et j’ai traversé le Rio de la Plata au tout petit matin. Je ne me souviens ni du fleuve, ni de mon arrivée dans le port ce matin-là, ni même de la première impression que m’a faite cette ville dont je rêvais depuis l’enfance. Ne me reste que l’hiver, le vent, et mon impréparation au climat.
(L’année suivante, à la même date ou à peu près, il a brièvement neigé à Buenos Aires. C’est un événement dont les Portègnes se souviennent et parlent encore. C’est également de cette façon que s’ouvre L’Éternaute, la grande bande dessinée d’Oesterheld et de Solano López : une neige mortelle s’abat sur la capitale argentine, isole les habitants, annonce le commencement de l’invasion extraterrestre. Le récit est illustré en noir et blanc, bien sûr, et c’est graphiquement parfait, ce fourmillement de vide, cette menace silencieuse dans la nuit du faubourg, presque intagible, à la fois banale et surnaturelle. La neige tombe sur la maison de Juan Salvo, le héros de la saga. Il est deux heures du matin, il joue au truco avec ses amis. Salvo vit dans un chalet de bois jaune à Beccar, une proche banlieue bourgeoise de Buenos Aires. Hommage ou souci de rapidité, Solano López, l’illustrateur, a pris pour modèle la maison où vit son scénariste. Rétrospectivement, cette nevada mortal tombant sans bruit sur la maison des Oesterheld est devenue un mème dans l’imaginaire national. Un raccourci, une métaphore des années de dictature. Une famille intellectuelle de la classe moyenne avalée par le dais blanc de l’horreur.)
J’ai rencontré Sergio le jour suivant mon arrivée, après de laborieux appels depuis des cabines publiques pour lui donner rendez-vous. Nous avons passé toute la journée ensemble, à arpenter la ville, essentiellement en silence. Nous n’avions aucune langue en commun, le portugais ne m’avançait que jusqu’à un certain point. Sergio m’a emmené dans des cafés et des bars magnifiques, dans de nombreuses librairies. Quand il a compris que je travaillais sur un scénario de bande dessinée – c’était celui du premier tome de Sequana, qui se passe dans un Paris insurgé, noyé de pluie et de neige -, il a entrepris de me faire découvrir le patrimoine national des historietas. J’en connaissais une part, traduite en France dans mon enfance : Mordillo, Mafalda, Hugo Pratt et Alberto Breccia. Puis Sergio a sorti L’Éternaute, solennellement, comme une évidence, attendant mon approbation. Il a paru surpris que je ne connaisse pas. Il a tiré des bacs des albums d’Ernie Pike, d’El Sargento Kirk illustrés par Pratt : c’est le même scénariste, regarde. Mais je restais sans réaction, je n’avais jamais lu ce nom bizarre et à rallonge : Héctor Germán Oesterheld.
« Il a disparu pendant la dictature », a alors précisé Sergio.
Et c’est sans doute de là que vient toute cette histoire, de ce moment, il y a quinze ans. Pas tant à cause des mots prononcés par mon guide que de l’impression qui se dégageait de l’instant. Quelque chose se jouait qui m’échappait. La grandeur symbolique d’Oesterheld, écrivain montonero. La place que peut occuper, dans l’imaginaire d’un pays entier, une bande dessinée de science-fiction publiée en feuilleton à la fin des années 1950. Je n’avais, cette fois-ci, ni la place dans mon sac, ni l’argent pour l’offrir un livre dans une langue que ne parlais pas. Mais je suis retourné deux fois à Buenos Aires par la suite, chaque fois avec un projet littéraire en tête, chaque fois pour chercher, prendre des photos, travailler, et j’ai appris le portugnol, et j’ai fini par ramener les bouquins, et cette histoire ne m’a plus jamais quitté. « Si tu veux écrire un livre sur Oesterheld, m’avertit Guillermo Saccomanno en février dernier, la plus grande difficulté sera d’éviter la légende dorée. »

x

ov0sohxfie8u5hm37s06w3wna88uzpasf8p6xyz9

« On n’est pas d’un pays, mais on est d’une ville » : pour partager avec nous son Buenos Aires plutôt que son Argentine, Léo Henry, avec ce « Héctor » publié chez Rivages en février 2023, a tenté et réussi haut la main un pari un peu fou, celui de réfuter très largement les clichés de l’écrivain-voyageur en s’appuyant d’abord sur deux œuvres décisives d’un patrimoine collectif – et bientôt, ainsi, individuel : la bande dessinée « L’Éternaute » (1957-1959)) de Héctor Oesterheld (figure centrale donnant son titre à ce texte, et pour lequel l’auteur a su, ô combien, se garder de la légende dorée dont le prévenait – voir l’extrait ci-dessus – le grand Guillermo Saccomanno), qui fut notamment le premier scénariste d’Hugo Pratt avant de devenir un monument national ambigu, disparu / assassiné sous la dictature, et le film « Invasión » (1969) de Hugo Santiago, scénarisé en partie par deux autres monuments portègnes, Adolfo Bioy Casarès et Jorge Luis Borges. Deux œuvres qui, créées 21 ans et 7 ans avant la mise en place du proceso des généraux, des desaparecidos et des escuelas de torture et de vol sans retour, en constituaient pourtant à plus d’un titre les métaphores annonciatrices, sans bien entendu se limiter à cela.

Il met du temps à se retrouver, chaque nouveau jour. Il commence par entrouvrir les yeux puis jauge, sans bouger, la couleur du plafond, blanc crayeux, jusqu’à parvenir à faire le point. Petites traces grises, déjections d’insectes, débris de toiles d’araignées, infimes fissures. Il cherche à ne pas précipiter le retour en ce monde, inspiration, expiration, juste le souffle et ce battement de cœur qui l’agite, ses yeux eux-mêmes ne bougent pas. Quand il est certain d’être entièrement là, seulement, il baisse les paupières comme on tire un store, l’été, et laisse, autour de lui, l’univers entier se reformer.
Aquilea, ville enclavée, dessine depuis l’espace un vaste carré. Sur l’un de ses côtés, il y a le fleuve, immense, bourbeux et semé d’îles étranges. Le long d’une autre s’étire la frontière, avec son mur et ses tours de guets, ses rouleaux de fil de fer, ses douaniers en uniforme. Les deux derniers côtés n’aboutissent nulle part, ils se perdent dans le désert. Aux limites de la cité, les trottoirs se fondent dans la chaussée et l’asphalte se délite en grains grisâtres, les maisons cèdent la place aux terrains enclos, aux jardins redevenus sauvages, à une lande inculte. Les voies de terre se perdent en mille chemins, vaste delta dessiné par les sabots de chevaux emballés, grisés par l’idée de la pampa. En ce lieu, le regard touche à l’horizon. Les seuls signes tracés sur cette page d’un gris parfait sont des bosquets d’arbres sombres aux troncs couverts d’épines. Il préfère pour l’heure ne pas penser à ça, pas plus qu’aux pays au-delà de la frontière, dont les noms inquiètent les journaux, ou aux bases avancées des envahisseurs installées dans les archipels fluviaux, armée indécise n’attendant qu’une nuit nuageuse pour débarquer dans le port.

x

homepageinvasion

Léo Henry est probablement à la fois l’un des plus doués et des plus éclectiques qui soient parmi les écrivains français contemporains : capable aussi bien de concevoir des récits de genre, d’aventure endiablée comme de résonance songeuse (et l’on pensera naturellement à son « Casse du continuum » ou à son « Thecel »), que des fables subtilement contemporaines aux ramifications politiques tendres et cruelles (« L’autre côté »), des road novels improbables, déjantés et savoureux (« Rouge gueule de bois »), c’est néanmoins ici du côté des complexes constructions urbaines de Yirminadingrad (dans « Yama Loka Terminus », mais aussi dans les lignes de fuite qu’y créent « Bara Yogoï » et « Tadjélé ») et des redoutables palimpsestes biographiques et historiques de « Hildegarde » qu’il fait pencher son balancier d’acrobate fildefériste. Et s’il convoque nombre de figures tutélaires de l’Histoire argentine au moment ad hoc, s’il doit nécessairement souligner les contours de l’horreur dictatoriale, il n’essaie pas, en toute conscience, de redoubler le travail de mémoire et de dénonciation effectué avant lui par Elsa Osorio (dans « Double fond » comme dans « Luz ou le temps sauvage » et « Sept nuits d’insomnie »), par Eugenia Almeida (« L’échange »), par Raquel Roblès (« Petits combattants ») ou encore par Raúl Argemí (« Ton avant-dernier nom de guerre ») : si les miroirs et les labyrinthes de Jorge Luis Borges demeurent bien incontournables, ce sont sans doute « L’Ange des Ténèbres » d’Ernesto Sábato et la « Glose » de Juan José Saer (davantage même que son « L’ancêtre ») qui l’emportent in fine, à leur manière ici transfigurée, dans les cœurs et dans les esprits proposés à la lectrice et au lecteur.

Comme annoncé presque d’emblée, « Héctor » oscille subtilement entre deux transmutations, celle de « L’Éternaute », où le héros ordinaire Juan Salvo prend progressivement toute sa stature mythologique, et celle d’« Invasion », où la ville d’Aquila, avec l’aide voilée d’émissions décalées de radio et de litanies sourdes, rejoint « Les échappées » de Lucie Taïeb, voire le corpus volodinien (lorgnant du côté du « Rituel du mépris », naturellement), et un certain nombre d’arpentages physiques, de constats d’absences mémorielles et de reconstructions éventuellement dérisoires, de rencontres rythmées par les bières et les initiations au truco, dans lesquelles les écrivains bien réels traduits en France chez Asphalte joue pleinement leur rôle de guides, de soutiens, de piégeurs d’échos et de miroirs résolument obliques : et c’est ainsi que Guillermo Saccomanno, Leandro Ávalos Blacha ou Félix Bruzzone, par exemple, deviennent de décisifs personnages à part entière de cette quête – car il s’agit bien d’une quête qui ne se déchiffre pas immédiatement, nous y venons pour finir.

x

inva

Dehors, la rue grouille, les passants se pressent, les voitures rasent le trottoir, des dames patientent devant les larges vitrines, et ça sent le cirage, le sassafras, le moisi, les gaz d’échappement, le café froid, il y a des cris de freins et des insultes jetées de haut, des approbations de gens qui savent et n’en pensent pas moins, des miaulements, des roucoulements, et cette cacophonie, cette agitation est aussi vive que triste parce qu’un peu vaine, parce qu’étranglée d’angoisse et qu’au-dessus du monde, l’Œil décillé n’en perd aucune miette. Il poursuit au fil de ses pensées, guidé par les forces étranges. S’écarte, dès qu’il le peut, de l’avenue nouvelle, trouée sur deux fois quatre voies, perspective immense, diagonale ouverte du désert au désert. Des façades, des façades, des kiosques, des restaurants, des commerces aux noms peints en grandes lettres sur d’immenses pans de verre, des coiffeurs, des cafés sombres, des galeries. Il s’engage dans l’une d’elles, corridor étroit, couloir percé dans l’épaisseur du bloc, avec des boutiques exiguës et des ateliers de poche dont les portes entrouvertes laissent apercevoir les artisans tassés et penchés sur des établis nains.
Les marches poisseuses relient entre elles des strates de galeries, il emprunte sans hésiter la volée qui descend, attiré par un grain particulier de lumière, la froideur d’un néon reflété par le bois. Les boutiques du dessous semblent toutes fermées, grands verres opacifiés de chaux et de journaux collés. L’une d’elles est allumée, pourtant, tout au bout de l’ultime couloir, il peut voir avant même d’en pousser l’huis qu’elle est pleine de bibelots immondes et bariolés, d’horreurs kitsch d’un autre temps, d’un autre lieu. Il reconnaît le nom sur l’enseigne, « L. Lupones, antiquaire », c’est le même que celui du journal ce matin, et son ventre est plein de joie, d’excitation, comme à chaque fois qu’il identifie un signe. Il entre dans la boutique d’un pas assuré, heureux d’entendre tinter la clochette, et tout se passe exactement comme prévu.

La vie complète se laisse résumer en quatre
verbes d’action,
annonce-t-il à l’inconnu :
aimer, combattre, commander, enseigner.

Le message délivré, le voilà libre pour la journée. Il peut circuler où bon lui semble : la menace est levée. Il peut choisir de se perdre dans les ruelles du port ou rejoindre une table de truco dans un bar d’immigrés. Il peut fouiller les rayons d’une librairie d’occasion, hantée par de vieux chats noirs. Il peut se rendre au cinéma et regarder deux ou trois films d’affilée, aller au zoo voir les tigres, déchiffrer le héron, élucider la girafe. Il est à nouveau en pleine rue, le vent du matin semble gonflé de promesses, d’odeurs de caramel, il en oublierait l’Œil, c’est comme ça quand il vient de livrer, qu’il s’est débarrassé du mot d’ordre, du message qu’il a pour tâche de porter, ces quelques mots sibyllins qu’il ne cherche pas à comprendre pour lui-même, parce qu’il sait qu’ils ne lui sont pas adressés. Il mesure aussi combien leur charge est une menace, même s’il ignore ce qui se produirait exactement s’il était arrêté avec le message en tête où les phrases en bouche. Sa responsabilité serait sans doute d’avaler et d’oublier. Il soupçonne que ce n’est pas si facile. On lui a laissé entendre qu’ils avaient des méthodes, des outils pour le forcer à dire. Qu’ils utilisaient la picaña, cet aiguillon électrique dont on se sert pour faire avancer les bœufs. Une fois, il a rêvé qu’on la lui enfonçait dans l’oreille, ou bien était-ce dans la bouche ?

x

74592294

Ce qui hante ces ruelles de Buenos Aires parmi les ombres des disparus, des envolés sous tranquillisant et des victimaires (terme qui se substitue à celui de bourreaux en une belle reconquête langagière, aussi), c’est aussi la clé possible de toute fiction : comment le matériau (du plus innocent au plus atroce) devient récit, comment le récit devient puissance, comment la politique se narre-t-elle dans chaque coin et recoin qui prétend même lui échapper ? Interrogation au fond pas si différente, même si empruntant bien d’autres allées traversières, que celle des Wu Ming du « Nouvel épique italien » ou du Rodrigo Fresan du « Fond du ciel », interrogation qui fait toute la subtilité de l’écriture science-fictive au sens large, et qui justifie pleinement la réappropriation, dès le premier exergue de « Héctor » (le deuxième allant à Charlotte Delbo, qui en connaît un brin sur le récit d’après l’horreur), de l’emblématique Mafalda (écrite et dessinée par Quino entre 1964 et 1973) et de sa statue de la Liberté-Fiction.

« Qu’est-ce que tu vas faire, Mafalda ?
– Jouer à la liberté.
– À la liberté ? Comment ça ?
– Eh bien voilà. Avec une ampoule grillée dans la main droite, et un livre de science-fiction dans la main gauche. »
(QUINO, Mafalda)

x

image-12-1

Logo Achat

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

Rétroliens/Pings

  1. Pingback: Héctor, Léo HENRY – Le nocher des livres - 5 juin 2023

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Archives