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Notes de lecture 2021, Nouveautés

Note de lecture : « Melmoth furieux » (Sabrina Calvo)

La douceur combattante d’une épopée de proximité, dans la grande guerre du contrôle marchand des imaginaires. Gorgé de paradoxes et de surprises, un chef-d’œuvre, cousu main bien entendu.

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Melmoth

Eurodisney ouvre ses portes le 11 avril 1992 à 10 heures du matin. Une journée de fanfares – du sinistre à perte de vue. Les hôtels dégueulent de VIP de journalistes d’agents de voyages. Tout le monde a son poncho jaune. Tout le monde se pèle le cul.
Des canalisations sautent en fin de matinée. Elles inondent de putride le conte de fées ; des bugs mécaniques sur plusieurs attractions, des opérateurs en bottes d’égoutier – on parle de parents blessés – des rats en grappe. Des enfants pleurent : un Dingo dingue leur a mis des gifles à la sortie de Peter Pan. Le grand chien a disparu laissant derrière lui des bouts de son costume, des chaussures trop grandes. Une oreille.
Deux bombes détruisent plusieurs pylônes d’électricité en fin d’après-midi. On blâme ces mystérieux anarchistes qui deux ans plus tôt avaient saccagé le centre d’accueil provisoire bâti près du site pendant la construction. Ces mêmes activistes qui avaient lancé des œufs sur le PDG Michael Eisner quand il était venu à Paris célébrer l’entrée du parc en Bourse. Leur message était clair : Barre-toi, Souris Noire.
À 18 heures, on manifeste aux portes de l’Hôtel de la Reine. Masques à gaz, des disques de carton peints sur des coupes de cheveux géométriques. Banderoles graffées de lignes qui tracent le rongeur en larsens de feutre fluo. Des caricatures de personnages débauchés. Des slogans orduriers, qui accusent le gouvernement français de collaboration avec l’ennemi. On dénonce la désacralisation des tombeaux mérovingiens sous les champs de betterave.
Huit cent quarante caméras filment l’inauguration en Mondovision – un direct sur deux cent dix-huit chaînes internationales. Montée sur place par l’équipe américaine de Burbank, l’émission est un patchwork de séquences préenregistrées et de live taillé sur mesure pour l’audience de chaque pays. La France a mérité son royaume enchanté, après des décennies de rareté médiatique entretenue une copie de VHS à la fois.
Au pied du château de la Belle au bois dormant, Jean-Pierre Foucault et David Hallyday lèchent le cul d’une brochette de vedettes : cher en froc BDSM cuir ouvert, les patineurs Duchenay option meringues, Glorian Estefan en meneuse de revue, Angela Lansbury – pauvre théière – Tina Turner en petite petite robe noire et Anne, Anne. Égérie de l’année, en nano perfecto vinyle bleu et combi courte blanche sur baskets montantes – high energy.
À 20 heures, l’autocrate Eisner est rejoint sur le podium par son ennemi juré, Roy E., neveu d’Oncle Walt. Les deux hommes se livrent une guerre sans pitié pour le contrôle de la compagnie. Eisner en mode pur corpo – il a choisi une cravate trop grande, brodée d’icônes abstraites. Roy E. porte un costume élimé sorti de la naphtaline par une secrétaire retraitée à qui son oncle l’avait confié la veille de sa mort, en 1966 – c’est précisément ce même costard que Walt Disney avait porté lors de l’inauguration du parc américain.
Pour imposer sa vision, Roy E. choisit les mots symboliques que l’oncle fondateur avait prononcés en 1954 pour la dédicace de son premier parc, à Anaheim en Californie.
« À ceux et celles qui viennent en ce lieu béni : bienvenue. Disneyland est votre terre. Ici, la vieillesse ressuscite les souvenirs chéris du passé… et ici la jeunesse pourra savourer les challenges et les épreuves du futur. Disneyland est dédié aux idéaux, aux rêves et aux dures épreuves qui ont fondé l’Amérique… avec l’espoir d’être source de joie et d’inspiration pour le monde entier. »
Les nababs coupent ensemble le ruban inaugural avec une paire de ciseaux d’or – Eisner tient, Roy E. tranche. Dans un halo morbide, portail d’une dimension diagonale, un avatar de la Souris Noire apparaît aux portes du château – marcheur sur le seuil, toutes dents dehors.
Clameurs et célébrations. D’un geste de la main, la Souris salue la foule. Dans le sillage de sa queue-de-pie, elle volte dans Fantasyland, activant le rituel antédiluvien qui incarne sa gloire. L’arrivée du démiurge abruti.
Une troupe d’enfants s’engouffre à sa suite sur le pont-levis. Public et pom-pom girls envahissent le Royaume. Des bouquets illuminent la nuit.
Et les hurlements.
Sous une arche, trente-trois secondes après le ruban, une tragédie annonce la banqueroute et la Chute du parc – les émeutes, le grand incendie, le retour du suzerain noir et notre victoire finale. Un sacrifice qui devait secouer les fondations même de la république répressive. La fission ouverte d’un atome en plein cœur de l’imaginaire. Mais toute image d’archive bannie, que reste-t-il aujourd’hui de ce geste ? Des murmures, rumeurs de complots. Des échos. Si l’on tend l’oreille pendant le générique de fin de la retransmission française de l’inauguration, au-dessus des vivats et des festivités, des rires et des explosions dans le ciel, il est possible d’entendre un son dissonant, des cris de terreur. De voir le chatoiement. Et l’ombre sur le stuc. Il ne s’agissait pas comme l’a écrit la presse le lendemain d’un feu d’artifice raté. Ce soir-là, des témoins ont vu le bûcher, des flammes lécher les murs de sucre d’orge. Ce soir-là, immolé au pied du château, un supplicié a maudit le parc pour des générations.

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Disney

À l’inauguration de Disneyland Paris, en 1992, un jeune homme s’est immolé devant les grilles du plus grand parc de loisirs du monde, entraînant dans sa mort le dérapage technique et financier du plus gigantesque alors des projets du capitalisme spectaculaire marchand. Que vous n’en ayiez pas entendu parler, ou l’ayiez oublié, ne prouve rien au fond, bien au contraire. Toujours est-il que dans ce sublime glissement de temps sur Terre, bien des années plus tard, sa sœur, qui vient de passer les trente-cinq ans avec une rupture sentimentale, est bien décidée à obtenir une vengeance symbolique et libératrice, en trouvant le moyen d’incendier pour de bon le mélange de parc d’attractions et de citadelle dépravée de l’imaginaire qu’est devenue la zone à fiscalité aménagée pour les investisseurs de Marne-la-Vallée, autrement dit de faire flamber le Mickey de plastique et de carton-pâte, ses amis richissimes et ses valeurs attachées. Que cette volonté de vengeance coïncide avec la réinsertion cahoteuse de la protagoniste principale dans l’environnement hautement spécifique de la Commune de Belleville (cousine empathique de celle de Montréal, qui constituait la toile de fond de « Toxoplasma« ), cernée de toutes parts par les forces variées de l’ordo-libéralisme marchand, aurait pu être au fond presque anecdotique, mais Sabrina Calvo , dans ce « Melmoth furieux » publié à La Volte en septembre 2021, use de cette conjonction magnifique pour nous offrir une incroyable épopée de proximité, où le très intime et le très politique sont indissociablement mêlés pour atteindre une rare puissance d’évocation et de perforation.

Nous laisserons les champs et nous passerons par les contreforts du Royaume. Là où la Souris Noire a construit ses cités dortoirs pour loger ses esclaves. Nous libèrerons chaque cellule, chaque jardin. Nous délogerons les milices embusquées, nous enfumerons leurs terriers. Nous reprendrons son territoire, bout par bout. Il y aura sa figure partout, sculptée dans la matière même de la réalité – les trois cercles noirs dans la brique, dans les moulures de réverbères. Où nous passerons, nous effacerons la marque de l’ennemi : taguée, pilonnée, arrachée aux murs et aux cages d’escalier. Son existence passera avec le temps, nous serons libérées de son oppression. C’est Gwynplaine la première qui brandira le trophée aux enfants, son bras levé portant le masque d’une souris morte. Les vivats emporteront tout, le vent même semblera traverser ces cours qui se repeuplent. On célèbrera la liberté sur notre passage, pétales de weed et myrrhe. Debout sur le char de tête, bz et Lou danseront. Je les regarderai, assise, reprisant leur seconde peau. Nos costumes seront faits d’une étoffe qui n’a pas de nom.

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Disneyland, donc. Et plutôt que celui, machiavélique à souhait, d’Antoine Chainas et de son « Empire des chimères » (2018), ou que celui, illusionniste en diable, de Cory Doctorow et de son « Dans la dèche au Royaume Enchanté » (2003), celui, redoutable de noirceur tortionnaire et voyeuriste, de Bruce Bégout et de son « ParK » (2010). Une quintessence du spectacle industriel cher à Éric Vuillard (« Tristesse de la terre », 2014) et à Patrick Bouvet (« Petite histoire du spectacle industriel », 2017), mais mâtinée, déjà, d’une solide dose d’horreur lovecraftienne (dès les premières pages : « un marcheur sur le seuil, toutes dents dehors ») rendue encore plus mutante par un discret humour noir comme en écho à celui de la Catherine Dufour de « Entends la nuit«  (lorsque l’héroïne se découvre d’abord « anesthésiée par des années de shit et de bullshit jobs », par exemple). Un Disneyland dont les couloirs temporels secrets seraient aussi hantés par des figures costumées dignes de l’homme à la cigarette de « X-Files », figures armées de non-disclosure agreements que l’on signe sans le savoir avec son propre sang (« On te fait signer un contrat de silence »).

La Commune de Paris, ensuite, celle dont la floraison imaginaire recensée avec brio par Kristin Ross (« L’imaginaire de la Commune », 2015) apparaît ici condensée, comme une immersion profonde dans le chaos libertaire et populaire mis en scène avec tant d’inventivité par le cinéaste Peter Watkins (on ne peut que noter au passage, trente ans avant les incroyables 345 minutes de son « La Commune » de 2000, que l’on trouvait déjà pas si curieusement un « Punishment Park » dans sa filmographie totalement à rebours, justement, de la « monoforme » et de son spectaculaire marchand, même lorsqu’elle se pare de déguisements pseudo-contre-culturels) : une activité fourmillante (qui n’exclut aucunement un véritable droit à la paresse), totalement à l’opposé naturellement des clichés d’oisiveté complaisamment véhiculés au quotidien par tous les exploiteurs jamais rassasiés, un ancrage géographique volontiers miniaturisé et éventuellement souterrain, une solidarité aux formes multiples qui ne confond pas bienveillance et naïveté. Et c’est bien aux accents chantés de « La Makhnovtchina » ou de « L’Estaca » que l’on se mettra en chemin.

Pour provoquer son explosion et lancer sa grande bataille (on verra tout à l’heure quel en est le véritable terrain), Sabrina Calvo a su fracasser l’un contre l’autre ces deux champs de force imaginaire, en usant de deux catalyseurs inattendus et salutaires : le motif de la croisade des enfants et le pas de côté de la couture artisanale.

Je sais bien que quand on crève de faim bien se saper c’est pas la prio mais je ne peux pas m’empêcher de penser que le monde hors les murs de Belleville nous considère comme des crevards, des crasseux. Ils ont gagné la bataille médiatique quand ils ont crucifié nos combattants pour avoir osé briser des vitrines de luxe. Et les vieilles générations, déjà consumées par la peur de l’autre, par la haine de la différence et la méfiance, ont compris que les minorités voulaient tout détruire et qu’il fallait en finir. Mais à l’intérieur de cette dépossession générale, il reste malgré tout des formes de vie commune qui se cherchent, des gens pas totalement réduits au statut qui leur est assigné, et qui ont créé des liens de solidarité, forgé un langage, instauré des usages. J’aimerais pouvoir dire que les choses sont simples, qu’on peut établir des camps clairs dans cette guerre civile mondiale où tout le monde semble désormais faire partie du même bord. je n’y crois pas. Je ne discerne rien – à peine un sursaut d’adelphité. Un élan.

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« Espoir mon cul » : lorsque l’Antigone d’Anouilh épouse le langage de la Zazie de Queneau, la carte maîtresse paradoxale constituée par les enfants est en bonne voie, et leur croisade, si elle prendra des formes bien différentes de celle rappelée encore récemment par Léo Henry dans son « Hildegarde », pourra déployer son ingénue puissance de torsion du réel et des attentes. Leur redoutable affinité avec la fluidité queer, avec l’hybridation (certaines voies étranges résonnant avec les rats démineurs de « Bacchantes«  ou avec les lichens génétiquement moteurs de « Plasmas«  établissent aussi par instants une productive passerelle avec le travail de Céline Minard), avec le style re-personnalisé échappant à l’emprise marchande pour savourer le ludique sérieux et pur, feront merveille au moment du choc à venir. Choc il y aura en effet, et le pas de côté magique qui en détermine peut-être ici l’issue est celui que l’on jugerait de prime abord le plus surprenant. Si par les enfants on subodore bien que les « Figures stylées«  ne sont peut-être pas neutres du tout (« Ici, le style c’est la substance », dira-t-on), et qu’il faut sans doute ce détour pour pouvoir affirmer que « Le roi est nu », c’est par la pratique de la couture que la force subversive trace son chemin décisif. Au prix de quelques paradoxes apparents, Charles Aznavour (« Comme ils disent », 1968) comme Carole Martinez (« Le cœur cousu« , 2007), maniant deux sorcelleries bien distinctes, nous rappellent la substance subversive du geste qui pique, qui coupe et qui ajuste. En nous apprenant à manier sans la détruire l’étoffe dont sont tissés les songes, après le Prospero de « La Tempête » shakespearienne, Fi, l’héroïne de Sabrina Calvo, nous rappelle que la mode peut ne pas être uniquement un luxe financier déconnecté, et qu’elle peut être un moteur d’imagination et d’émancipation d’une force métaphorique insoupçonnée. Car c’est bien sur le terrain des imaginaires que la bataille se joue.

Le tissu, on n’en manque pas. Il me reste les coupons de Villon, arrachés de lui. Vois à quoi j’en suis réduite mon frère, couturière de l’invisible ou de fantômes. C’est mon salut que je pioche dans ces formes. Que pour oublier l’impuissance, je me plonge dans un toi que j’idéalise. Je te pense, dans ta magie si simple. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Que je me sens éventrée depuis que j’ai perdu cette vision de moi qui me rendait heureuse ? Que j’ai tout lâché pour me donner à la colère infinie, qu’elle m’a bouffé tout ce qui restait ? Et qu’il me reste que ces haillons pour toute croyance ?
Les fusillés, les affamés
Viennent vers nous du fond du passé

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En inscrivant soigneusement le flot qui rugit depuis Belleville dans la vie la plus matérielle à travers la main qui coud et sublime, Sabrina Calvo constitue « Melmoth furieux » en cri de ralliement prolongé d’une guerre sans merci des imaginaires, ceux-là même dont l’ennemi doit maintenant achever la capture et la marchandisation terminale (ceux-là même dont Norman Spinrad faisait la proie des cartes de crédit et des bugs dans son « Temps du rêve«  de 2012).

Après de longues années laissées à vau-l’eau, les injonctions gramsciennes ayant été soigneusement récupérées par l’aile marchante du capitalisme et au-delà (le tout récent concert presque unanime de louanges autour du décès d’un ancien affairiste interlope n’en étant qu’une évidente piqûre de rappel), au côté des appels à la reprise des armes de l’imaginaire lancés par les Wu Ming de « Q«  et du « Nouvel Épique Italien« , des démontages d’instincts lexicaux mortifères n’ayant rien d’innocent mis en évidence par Sandra Lucbert (« Personne ne sort les fusils«  et « Le ministère des contes publics »), de la condensation rusée conduite par Hugues Jallon (« Zone de combat«  et « La conquête des cœurs et des esprits« ), ou de la mise en pratique déterminée menée par l’EZLN et par le sous-commandant Marcos et ses émules (« Don Durito de la Forêt Lacandone« ), Sabrina Calvo nous offre tout en douceur un étendard littéraire d’une puissance peu commune. Comme le souligne la très pertinente lecture signée X dans lundimatin (à lire ici), un affrontement majeur se déroule aujourd’hui sur le terrain du bloom (en référence bien sûr au travail du collectif Tiqqun et de celui du Comité invisible) : au cœur d’une géographie politique des barricades réelles et métaphoriques (oui, des « gestes barricades » à inventer plutôt que les seuls gestes barrières !), avec l’aide aussi d’une poésie des rues et des chemins (le François Villon d’« Esquisse d’un pendu« , chez Michel Jullien, hante aussi, très naturellement, ce « Melmoth furieux »), il s’agit bien de rendre à la rime et au rythme ce qui a été confisqué par la marchandise, celle de la Métrique, qui n’a rien ici d’une scansion littéraire mais tout du règne de la mesure chiffrée et obligatoire de la performance en tous domaines.

En ce moment de prise de parti, où soin radical et communisme de l’attention se révèlent essentiels (selon les heureuses expressions de X cité plus haut), en une trace plus directe sans doute que les somptueux rébus de « Elliot du Néant« , de « Sous la colline«  ou de « Toxoplasma« , pour tenir la ZAD de nos imaginaires si menacés, Sabrina Calvo nous indique un chemin indispensable, semé d’embûches mais d’une douceur brûlante.

Elle fronce les sourcils, alors j’insiste.
– Tu vois, c’est comme essayer de dire que des vêtements peuvent se gonfler d’une idée, de l’intérieur d’eux-mêmes. D’espoir, de force. De résistance. Comme ces fantômes dont tu parlais, qui hantent encore les habits des pauvres gens qui sont morts ici. Si on les gonfle assez, peut-être que ces fringues pourraient même nous protéger des balles. Assez pour pouvoir couvrir nos combattantes. On peut fabriquer des spectres.
– Mais pour faire cela, il faudrait des textiles qui n’existent pas.
– Je les ai. J’ai de l’essence magique pure. De la poésie physique qui se manifeste depuis la matière elle-même.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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