Distiller la substance d’une insidieuse mythologie de guerre froide qui irrigue encore et toujours le contemporain.
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Publié en février 2015 chez Verticales, le quatrième roman d’Hugues Jallon pourrait apparaître à la fois comme une exceptionnelle synthèse provisoire de son œuvre, intriquant l’insinuation finement documentée de « La Base » (2004), l’extrême gestion du stress existentiel orchestrée dans « Zone de combat » (2007) et le manipulateur confort expérimental new age du « Début de quelque chose » (2011), et comme une ambitieuse nouvelle entreprise de 110 pages pour extraire sous nos yeux la substance d’une mythologie héritée de la guerre froide, continuant à irriguer le contemporain.
Ce travail de reconstruction des diverses racines d’un imaginaire insidieux, Hugues Jallon le pratique avec une redoutable finesse, en s’immisçant dans les interstices et les creux demeurés entre certains personnages célèbres, qui ont pour prénoms Ron, Neil, Ted, Ayn, Claude, Walt, Bernard, ou encore David, et l’intimité de leurs pensées, de leurs logiques, de leurs rêveries ou de leurs obsessions. Orchestrant le choc feutré entre le public décodé / recodé et le privé possible / logique, éclairant d’un sens nouveau des péripéties connues comme des enchaînements plus discrets, l’auteur tisse ici, de cette période 1945-1975, une toile serrée d’explications transverses.
Greil Marcus, avec son « Lipstick Traces » (1989), Patrick Ourednik, avec son « Europeana » (2001), voire Pacôme Thiellement, avec son « Pop Yoga » (2013) : ces auteurs affûtés lisent et décryptent le reflet secret de la grande Histoire dans l’infra-réalité des esthétiques et des mouvements qui influencent l’être au monde de chacun, subrepticement ou non. Hugues Jallon va d’une certaine manière plus loin et plus en profondeur, exposant les vérités rêveuses et poétiques dans lesquelles s’engluent, consciemment ou non, les icônes emblématiques d’un univers né des obsessions de l’anticommunisme, du droit à la consommation et de la guerre froide.
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La musique s’est arrêtée
Il est là
Il va parler
Le Président l’écoute
Héros sans visage
Ses petits yeux bleus au fond des orbites, son sourire qui remercie la foule en face de lui
Nous… nous espérons… que nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère… qui s’ouvre pour l’Humanité
À la tribune du Century Plaza devant une foule de célébrités, de personnalités du monde des affaires, du cinéma, de la politique où il aurait tant voulu apercevoir Charles Lindbergh, son héros de toujours
Parlant à son rythme, annonçant
Une ère où l’homme… comprendra le monde autour de lui
Devant un parterre silencieux
Comme gelé dans son smoking
Ses longues phrases qu’il articule en séparant les mots
Comme anesthésié, se retournant vers la gauche, vers le Président qui applaudit
Déterminé à poursuivre
Qui veut frapper plus fort
Encore
Pour gagner la paix
Pour éradiquer les sanctuaires ennemis invisibles sous la masse des arbres à la frontière du Cambodge, dans les forêts du Laos
Bombarder
Pour en finir avec les menées ennemies
Bombarder, encore, encore
Hugues Jallon associe ainsi dans sa construction déterminée, largement déguisée en rêverie méditative et flottante, un écrivain de fantasy et de science-fiction, mythomane de génie inventant la dianétique et la scientologie, un pilote d’aviation navale devenu double emblème de la nouvelle frontière et des grands pas de l’humanité, un portier d’hôtel aux prétendus pouvoirs parapsychiques, une émigrée russe, scénariste hollywoodienne maccarthyste s’autoproclamant sur le tard philosophe objectiviste, un pilote de B-29 ayant donné un feu vert météo au-dessus d’Hiroshima, un économiste conseiller à la sécurité nationale concevant la croissance comme l’ultime arme anticommuniste, un correspondant de guerre devenu politologue de terrain en Indochine, et enfin un officier français devenu expert et vulgarisateur de théories de la contre-insurrection pour la Rand Corporation.
L’assemblage pourra de prime abord sembler curieux, voire, pour certains lecteurs, outré. Mais l’auteur démontre résolument, que sous les visées disparates, une semblable volonté de « conquête des cœurs et des esprits », un fantasme de maîtrise des mots et des images, d’opérationnalisation des émotions et des intelligences, est bien à l’œuvre, annonçant patiemment la naissance de l’omniprésent storytelling contemporain.
Une grande expédition scientifique, raconte-t-il à ses lecteurs, soutenue par le Metropolitan Museum, annonce-t-il, les Actualités Pathé
Avant de rentrer précipitamment à Baltimore faute d’argent, abandonné par une partie de son équipage épuisé par ses rêves d’aventure, que la faim, les maladies
Échouant dans un port des Caraïbes, le pilote exige d’être payé, il hurle
Il frappe à grands coups de poings contre la porte de métal
Ronnie, Ronnie
Qui n’écoute pas, pleure de rage
Enfermé dans sa cabine
Sa machine à écrire posée à côté d’un tas de feuilles noircies qui basculent, s’éparpillent
Il y a tant de folie
Tant de malheurs
Mais ne te décourage pas
Il y a des méthodes, il y a des techniques, ta patience est infinie
Tu ne crains pas ton pouvoir
Tu peux parler, tu peux écrire, ta voix couvrira celle des autres, les mots te viennent sans effort, comme des images
Qui changeraient le monde à force
Ils feront ta fortune
En s’écoulant de toi sans fin
Pour mener à bien une telle entreprise, pour faire émerger de destins croisés apparemment si distincts, et semblant refuser leur coïncidence, leur cohérence pourtant si profonde, il fallait disposer d’une langue exceptionnelle, celle, longuement rodée dans ses trois romans précédents, que maîtrise pleinement Hugues Jallon, capable d’évoquer, en touches impressionnistes entremêlées et en brutales incises lorsque nécessaire, toute la complexité du diaphane et de l’incident, toute la perversité massivement engagée dans cette grande guerre psychologique qui n’avouera jamais son existence, à part peut-être, par inadvertance, du bout des lèvres d’un acteur trop confiant ou trop naïf, à sa manière.
Sa première pièce jouée à Broadway
Son premier roman qui sort la même semaine qu’Autant en emporte le vent
Dans lequel elle affiche son mépris, son dégoût du communisme qu’elle a vécu dans sa chair
Sa société de parasites sans âme
Corrompue par le venin de l’altruisme
La médiocrité
Où l’amour ne peut pas
Ne peut jamais
Alors qu’elle veut tellement, sans limite
Vaincre, renverser tous les obstacles
Achievement is the aim of life
Qui ?
Qui pourra jamais m’arrêter ?
Alors que la guerre
Elle écrit, elle écrit
Elle commence à prendre des amphétamines à très haute dose
Fumant cigarette sur cigarette
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