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Notes de lecture 2016

Note de lecture bis : « Précis de médecine imaginaire » (Emmanuel Venet)

Santé et maladie, corps et âme, folie et raison : un extraordinaire baume poétique interstitiel.

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Ma mère aimait beaucoup bavarder avec celle de mon ami Bonnardier, malgré leurs quinze ans d’écart. Toutes deux partageaient une même passion pour les maladies, surtout les maladies mortelles. Ma mère souffrait d’arthrite, celle de Bonnardier d’arthrose. Quand elles se rencontraient au marché de Monplaisir, elles n’en finissaient pas de se raconter leurs martyres respectifs et se livraient à un âpre concours de symptômes. Du côté de ma mère, les fulgurances dans les doigts, du côté Bonnardier les hanches broyées le soir. L’échange se terminait toujours sur un hypocrite constat d’égalité, chacune emportant au fond d’elle la certitude d’avoir gagné la manche.
Entre gens atteints de maladies aux noms si proches, on s’attend à une connivence instinctive. Il n’en est rien : les arthrosiques comprennent très mal l’arthrite, et vice-versa. Aux uns la douleur de simplement peser, aux autres un mal aggravé par l’ankylose. Aux premiers la douleur du soir, aux seconds celle du matin ; mal de vieux contre mal de jeune, évolution chronique contre poussées aiguës. Convenons que l’arthrite, médicalement parlant, sonne plus grave, mais la mère Bonnardier avait plus d’ancienneté dans la maladie et plus de pathos dans ses formulations : son statut d’invalide ne souffrait aucune discussion. (Rhumatismes)

La maladie physique, le trouble psychiatrique, la névrose pianistique et la tentative thérapeutique sont chez Emmanuel Venet, dont ce « Précis de médecine imaginaire », publié en 2005 chez Verdier, était le deuxième ouvrage, quatre facettes possibles et étroitement enchevêtrées d’une approche globale du monde. Par ailleurs authentique psychiatre en exercice, l’auteur entreprend en effet ici de dévoiler à chacune et chacun, au moyen d’une enfance et d’un quotidien savamment reconstitués en laboratoire, le subtil mélange d’anodin, de tragique et de poétique qui constitue l’essence, le plus souvent à son corps défendant et à son esprit récalcitrant, de la médecine.

Si notre mère cultivait une passion pour les maladies mortelles, elle n’attribuait pas à toutes la même puissance symbolique. La cirrhose alcoolique, le cancer des fumeurs ou l’infarctus des goinfres ne représentaient jamais que la légitime sanction de vies déréglées. En revanche, les maladies qui abattent jeunes des êtres sans vices lui procuraient un délicieux vertige métaphysique. A la maison, on ne se lassait pas des récits de leucémies et de cancers, et plus le mort était jeune et vertueux, plus fascinant était son mal. Comme si on mourait davantage de mourir tôt et sans y être pour rien, ce qui se défend : les pages nécrologiques regorgent de vieillards entrés dans l’éternité par paliers, dont le décès apparaît comme la ratification tardive d’un état de fait. Le saut de l’ange a plus d’allure, surtout si l’on ignore les raisons du plongeon. (Maladie bleue)

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Yang-Kodeko à l’hôpital de Voiron (2013).

En explorant 33 maladies ou assimilées dans un « Vademecum de sémiologie médicale » dans lequel voisinent souvenirs familiaux et observations professionnelles, allers-retours entre le passé profane et le présent expert, Emmanuel Venet ne tente à aucun moment de nous enfumer à coups d’humour carabin revisité, mais distille au contraire un étrange mélange épicé, d’un quotidien poétiquement mutant sous l’influence presque météorologique du savoir médical, de sa vulgarisation populaire, de l’évolution des mœurs et des soins, et du rôle social authentique de la maladie, réelle ou imaginaire – comme en témoignaient dès 1673 à leur manière Argan et Diafoirus. On sent, on devine souvent l’œil de l’auteur pétiller de cette ironie très discrète, à la limite du perceptible, qui fait l’un des charmes aussi du Pierre Michon des « Vies minuscules ».

Mais à suivre de trop près le commentaire savant, on s’aveuglerait sur l’évidence du message : Freud a arpenté les mêmes sentiers que les grands fous ; à partir de 1910 il se sait rationnellement spéculatif, mais jusqu’alors il a eu peur d’être délirant. Nulle création, nulle pensée novatrice hors de ce chemin commun avec le psychotique. Il y a dans chacun de ces égarés qui échouent à l’asile un roitelet sans royaume et un génie sans œuvre. Un Freud, un Beethoven, un Flaubert ou un Picasso – ratés, certes, mais parfois de peu.

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Le plancher de Jeannot

Puisant peut-être encore plus directement – mais ô combien subtilement – dans son expérience personnelle de psychiatre, « Premières esquisses d’un traité des ondes », en dix tableaux, banderille deux directions que développeront bien davantage respectivement, « Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud » (la ligne de crête fragile et toujours érodée qui sépare et unit poésie et folie) en 2006 et « Marcher droit, tourner en rond » en 2016 (la dimension si terriblement ambigüe de certains troubles psychiatriques, entre affection physique et construction socio-politique, en utilisant un angle oblique assez différent de celui de Michel Foucault dans son indispensable « Histoire de la folie à l’âge classique » de 1954). Emmanuel Venet met ainsi brillamment en pratique ce que l’on subodore être une leçon toute implicite : ni thèse ni essai ne se glisseront dans sa phrase, dont la musique poétique douce et amusée, même pour évoquer le tragique, se suffit pleinement à elle-même.

On appelle onde nulle celle qui réalise une opposition de phase parfaite avec les ondes vitales. Pareil phénomène semble tenir du miracle, mais les témoignages ne manquent pas et leur concordance interdit de les attribuer au seul hasard hertzien.
Celui que frappe l’onde nulle éprouve d’abord une extrême mollesse intérieure. Son être fasèye, la vie clapote sans direction, s’englue dans un pot au noir. Dans cet état, il faut un formidable effort de volonté pour vaquer si peu que ce soit. Parler, même, devient exténuant.

Proposant mine de rien une jouissive métaphore de cette frontière parfois impalpable courant entre la santé et la maladie, « Névrose pianistique – Quelques précisions », en s’emparant de l’obstination – jugée le plus souvent relativement anodine et socialement acceptable – à vouloir jouer du piano sans en avoir nécessairement les moyens humains, fait figure de morceau de bravoure personnelle, mettant en scène sans honte l’auteur dans des positions discutables, instables ou ridicules – même si quelque froide rédemption (ou joyeuse thérapie) semble bien visible à l’horizon.

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S’attaquant avec un tel brio à la médecine, brassant la maladie, réelle ou imaginaire, physique ou psychique, au cœur des micro-sociétés qui désignent néanmoins sans fard la macro-société, il fallait conclure par une tentative du côté des remèdes, ce dont se charge le brillant « Imprécis de thérapeutique » final, dont le flou comique mais non farceur, inévitablement assumé, constitue une réponse parfaitement adéquate aux contours fuyants et brumeux des affections courantes et moins courantes – nonobstant leur statut scientifique donné à un instant t de l’histoire de la médecine.

Avec l’hiver revenaient les ampoules, en général de fortifiants ou de vitamines c’est-à-dire de produits à peine médicamenteux. J’aimais leur amertume cachée sous un goût de liqueur, leur caractère d’apéritif sage qu’on peut se permettre d’oublier, mais plus que tout j’aimais la liturgie qu’elles organisaient : d’abord la petite scie en acier, l’air sérieux que prenait notre mère pour limer la première pointe, le bruit mat de la brisure et le miracle infiniment reproductible de l’absence d’écoulement. C’était fascinant, cette ampoule ouverte à un bout, emplie de liquide et le gardant captif au-dessus du verre. On écoutait volontiers les explications physiques de notre père, on acceptait même de les croire, mais on ne renonçait pas pour autant à tenir le phénomène pour magique. Deuxième crissement de scie, deuxième bruit de verre cassé et soudain le flux se produisait, aussi ordinaire que son suspens avait été étonnant.
J’ai très mal vécu l’arrivée des ampoules autocassables. (…)

Ça s’est passé à l’hôpital Pierre Wertheimer, l’homme qui n’avait jamais vu l’âme. Deux mondes s’y coudoyaient, sourds l’un à l’autre et jaloux de leurs prérogatives : celui des défaillances d’organes, et celui de l’universelle maladie d’être. C’est là que j’ai découvert la difficulté à concilier le bois dur des pianos et la substance des sonates ; le noir du saturnisme officiel et le bleu de Primo Levi ; la sécheresse du discours médical et la poésie des commères qui, sur le marché de Monplaisir ou d’ailleurs, s’entraînent à mourir.

Ce qu’en dit superbement ma collègue et amie Charybde 7, grâce à laquelle j’ai découvert ce formidable auteur, est ici. Emmanuel Venet sera à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) le jeudi 13 octobre prochain pour évoquer notamment son tout récent « Marcher droit, tourner en rond ».

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

4 réflexions sur “Note de lecture bis : « Précis de médecine imaginaire » (Emmanuel Venet)

  1. Délicieux ! Et quelle mise en littérature de choses vues et vécues avec cette passion des maladies…merci !

    Publié par aline angoustures | 9 octobre 2016, 15:03

Rétroliens/Pings

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