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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture : « Kalpa impérial » (Angélica Gorodischer)

Dense, épique, baroque et subtilement politique, l’art du conte d’un empire imaginaire.

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RELECTURE (PREMIÈRE LECTURE DANS LA TRADUCTION AMÉRICAINE D’URSULA K. LE GUIN)

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L’art du conteur, lorsqu’il est pratiqué au plus haut niveau de conscience – et qu’il utilise toutes les ressources des abîmes qu’il invente au fur et à mesure, feignant si nécessaire le recours à une tradition multi-séculaire -, est sans doute paradoxalement l’un des plus subtilement subversifs qui soient. L’Argentine Angélica Gorodischer en offre une démonstration saisissante dans son « Kalpa Impérial » de 1984.

– Oui, dit l’Impératrice, ce fut l’une des raisons, évidemment. Je ne t’ai pas appelé seulement parce que tu étais un bon conteur de contes, bien que cela jouât en ta faveur. Mais il y avait d’autres bons conteurs de contes, plus habiles, plus sages, plus prestigieux, et j’aurais pu choisir n’importe lequel d’entre eux, sauf qu’ils étaient plus habiles et plus sages parce qu’ils étaient plus vieux, parfois très vieux. Peut-être un jour seras-tu comme eux, et même bien meilleur qu’eux. Je crois en effet que tu le seras. Il était nécessaire que je puisse y croire, car mes fils, ceux qui vont s’asseoir sur le trône de l’Empire, ne doivent pas seulement être forts et sains et beaux, ils doivent aussi avoir ce grain de folie et de passion qui fait qu’un homme ou une femme peut voir l’autre monde qui est l’ombre de celui-ci et dans lequel celui-ci est l’ombre. Et maintenant, à demain.

Entamé comme la performance d’un conteur, à la manière des « Mille et une nuits », mobilisant son répertoire pour saisir les anecdotes saillantes de l’histoire millénaire du « plus grand empire qui n’ait jamais été» (comme l’indiquait le sous-titre de l’édition originale), « Kalpa Impérial » s’affranchit rapidement des canons séculaires du genre, et compose avec ses onze nouvelles enchevêtrées une extraordinaire tapisserie politique, philosophique et doucement fantastique, en n’abandonnant à aucun moment les ressources de l’humour noir, de l’ironie et du sens du rebondissement qui fournissent leurs meilleures munitions aux chantres de la tradition orale et populaire.

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Comme son compatriote Rodrigo Fresan, Angélica Gorodischer fut très jeune une avide lectrice de science-fiction anglo-saxonne, et n’en fit jamais aucun mystère, au risque réel de dérouter un milieu littéraire argentin sans doute encore plus rétif historiquement à la littérature de genre qu’il n’est de mise aux États-Unis ou en France – comme elle le rappelait d’ailleurs avec lucidité dans ses entretiens avec les revues américaines Bomb en 1989 et Lightspeed Magazine en 2013.

Aucun doute n’est permis à la lecture, lorsque les motifs allégoriques et mythographiques de Franz Kafka, de Jorge Luis Borges et d’Italo Calvino (celui des « Villes invisibles » tout particulièrement) fusionnent joyeusement, ironiquement et néanmoins très émotionnellement avec l’art du récit épique bigarré de Jack Vance et de Roger Zelazny comme avec le sens labyrinthique de Philip K. Dick et de R.A. Lafferty, tous auteurs qu’Angélica Gorodischer rappelle régulièrement compter parmi ses admirations majeures.

Et peu de temps après il y eut une autre révolte dans le sud et l’Impératrice veuve enfila ses vieilles frusques d’homme, revêtit son armure et se mit en marche comme tant d’autres gouvernants pour aller défendre l’unité de l’Empire. Et elle la défendit et la remporta lors d’un seul affrontement, à la bataille des Champs de Nnarient, où le sud inclina sa tête rebelle et défaite. Elle triompha parce qu’elle était vaillante, qu’elle croyait en ce qu’elle faisait, qu’elle savait diriger l’armée et que le chef de la révolte était un idiot. Un idiot beau et fervent, certes, mais un idiot.
Le Traité de Nnarient-Issinn, unique dans l’histoire de l’Empire, fut signé et le sud se soumit sans restriction et jura fidélité à l’Impératrice. Elle transféra la capitale à la frontière des contrées rebelles et des États du nord, puis elle épousa le fervent idiot. La capitale à la frontière fut un coup audacieux et stratégique qui assura la paix pour un nombre d’années bien supérieur à ce à quoi on aurait pu s’attendre s’agissant du sud mais il n’en fut pas de même pour le mariage de l’Impératrice et du chef des rebelles. Quoi qu’il en soit elle l’épousa car c’était son destin, comme disent les gens qui croient en ce truc qui consiste à naître avec les yeux ouverts. Moi je dis qu’elle l’épousa parce qu’elle fut une de ces Impératrices qui ont assez de pouvoir pour faire ce qui leur chante. Et ils furent heureux et il y eut encore plus de princes pour l’Empire et de sang neuf pour le trône mais on peut lire ça dans n’importe quel traité d’histoire ou dans n’importe quel recueil de poèmes d’amour, et d’ailleurs cela n’a aucune importance.

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Comme le notait Paul Di Filippo dans Locus (à propos de la traduction américaine conduite par Ursula K. Le Guin en 2003, qui devait entraîner le début d’une véritable reconnaissance internationale pour Angélica Gorodischer, à soixante-quinze ans), les thèmes abordés par « Kalpa Impérial » sont de grande ampleur : pouvoir et absence de pouvoir, peuple et élites, amour et haine, liberté et devoir, instant présent et poids de l’histoire. Cette puissance presque métaphysique n’est toutefois jamais mise en œuvre au détriment d’une construction patiente, sans doute davantage ancrée dans une géographie du détail que dans une Histoire qui brasse les millénaires avec une certaine indifférence. Les fleuves et les collines, les routes et les lagunes, les villes surtout, sont souvent des protagonistes fort incarnés, aux côtés du conteur lui-même et de ses omniprésents visages de Janus, toile de mots et de sensations sur laquelle grouille tout un peuple de petits et de puissants, de nobles et de boutiquiers, de généraux et de mendiants, aux vies paisibles ou chaotiques, aux destins insignifiants ou au contraire brutalement placés sous le feu de l’Histoire de l’Empire, telle qu’elle doit être contée, par bribes et par briques, par fragments de sens politique et humain.

Pour une fois le sud n’avait rien à y voir. Le sud resta tranquille, prit ses aises et regarda, goguenard, aussi bien amusé que plein d’espoir, comment se massacraient ses frères du nord. Et ses frères du nord le réjouirent et lui offrirent un beau spectacle, violent et tonitruant ; et ils recouvrirent la terre et le ciel de cris de guerre et de douleur. C’est ça, je vous parle de la Guerre des Six Mille Jours. Qui ne dura pas six mille jours mais beaucoup moins et dont personne ne semble savoir pourquoi on l’appelle ainsi sauf un quelconque maniaque chercheur de bizarreries historiques qui pourrait vous dire que plus ou moins six mille jours furent nécessaires pour que l’Empire se remette de la lutte entre les trois dynasties et pour que soient rétablis l’ordre, les frontières et la paix. C’est ce que disent les histoires académiques tout du moins. La véritable vérité est peut-être qu’Oddembar’Seil le Sanguinaire eut besoin de plus ou moins six mille jours pour chercher, persécuter, exterminer les membres et les partisans des deux autres dynasties. Ce qui est certain c’est que tout le nord ne fut qu’un seul et même champ de bataille, et comme les hommes en ces temps-là n’étaient occupés à rien d’autre qu’à se battre, le port du nord resta paralysé et même les véhicules de transport de marchandises ne s’approchèrent plus de la ville des collines. La guerre, pour elle, était très loin ; la ville continuait d’être couverte de mousse et de lierre, qui s’épanouissaient dans les bassins et sur les corniches, abritant des bestioles colorées dans les anfractuosités des monuments et des fontaines de pierre, et elle perdura ainsi quasiment jusqu’à la fin et tout eût continué ainsi, pour toujours, peut-être jusqu’à aujourd’hui, si le Sanguinaire, qui méritait bien son sobriquet, n’avait pas été trahi par un général ambitieux.

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L’art du conte foisonnant est ici celui d’un art de la mémoire avançant masquée, s’inscrivant dans les sinistres replis de la terreur du « Processus », des horreurs de la dictature argentine sous laquelle Angélica Gorodischer produisit cette fresque indéniablement subversive, mais sans doute et heureusement trop subtile pour la censure pourtant implacable d’alors. La lectrice intriguée ou le lecteur curieux pourront d’ailleurs se référer à l’excellent article érudit « This Isn’t All : Angelica Gorodischer and the Anti-Fairy Tale » (2009) de Jeannie Murphy, et plus encore à la somptueuse thèse « Archéologies du futur : anamorphoses et utopies dans l’œuvre d’Angélica Gorodischer (1964-1984) », soutenue à Toulouse II en 2014 par Alexis Yannoupolos (thèse dans laquelle on retrouvera d’ailleurs, développés, bien des échos de l’excellent article de Matthew Beaumont dans « Red Planets: Marxism and Science Fiction »), pour en apprendre davantage sur certains des ressorts cachés de « Kalpa Impérial ». On notera aussi avec joie les nombreux échos discrètement entretenus avec l’art du conte propre aux Yves et Ada Rémy des « Soldats de la mer » comme de « Le Prophète et le vizir ».

Vous avez sûrement lu quelque chose un jour ou entendu quelque chose au sujet du règne de l’Empereur Furet. Peu importe ce que vous avez entendu ou su, moi je vous affirme que ce fut un homme juste. Il était fou, certes, mais il gouverna bien. Sans doute parce que pour gouverner, bien ou mal, on ne peut pas être totalement sain d’esprit. Car comme le disent les sages, l’homme sensé s’occupe de son potager ; le lâche, de l’or ; le juste, de sa ville ; le fou, du gouvernement ; et le sage, de l’épaisseur des feuilles de la fougère.

Grâce aux éditions La Volte et à la traduction de Mathias de Breyne, nous pouvons depuis avril 2017 nous plonger avec délectation, en français, dans cette fresque démente, aux côtés d’un homme du néo-néolithique plus curieux que ses congénères, d’un prince plus triste que la moyenne, engoncé dans un protocole suranné, d’un géant sentimental, d’un voleur moins machiavélique qu’il ne le croit, d’un urbaniste distingué et fantasque, d’un empereur visionnaire, d’une impératrice hors du commun, d’un médecin aimant à rêvasser au bord d’un puits, d’un marcheur infatigable dans les villages du sud, ou encore d’un guide de caravane allant de surprise en surprise – et de voir ainsi renouvelé, une fois de plus, le miracle de la belle et puissante littérature.

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