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Notes de lecture 2023, Nouveautés

Note de lecture : « Stand-by » (Collectif)

Douze nouvelles sur l’attente, pour un nouveau mélange détonant d’humour et de sérieux, de poétique et de tragique, de retors et de tendre. Encore une réussite Antidata.

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Un an et demi après « Décamper », voici que paraissait en juin 2023 la nouvelle anthologie collective des éditions Antidata, notre spécialiste préféré de la forme courte : « Stand-by », douze nouvelles sur l’attente, pour nous apporter une nouvelle fois ce rare mélange d’humour et de sérieux, de poétique et de tragique, de retors et de tendre, convoquant des écritures déjà connues chez l’éditeur et d’autres que l’on découvre ici.

Nous aurons la joie de célébrer ce recueil en compagnie d’une bonne moitié des autrices et auteurs, ainsi que des deux éditeurs, ce mercredi 30 août, à la librairie Charybde (Ground Control, 81 rue du Charolais, 75012 Paris), à partir de 19 h 30.

Guillaume Couty, qui nous avait récemment régalé, chez le même éditeur, de son machiavélique et hilarant « Laqué », réussit, en quelques mouvements de torsion et de quiproquo bien ajustés, à dynamiter tendrement la notion même d’attentes réciproques au sein d’un couple (« Au tournant »).

Bertrand Redonnet, dont il s’agit d’un grand retour depuis son « Théâtre des choses » de 2011 et ses nouvelles de « CapharnaHome » et de « Douze cordes », nous plonge, aux confins de la Pologne et de l’Ukraine, dans une poignante et enflammée attente de la paix, alors que l’agression fait rage, là-bas, de l’autre côté (« Guerre et paix »).

Cécile Matt, nouvelle venue dans les recueils collectifs Antidata, nous offre quant à elle une insidieuse bascule fantastique qui n’aurait rien à envier à certains des textes les plus matois de Shirley Jackson (« Heart trouble »).

Il eut un moment l’espoir d’appeler un taxi. Il tira de sa poche son téléphone pour constater que la zone était sans réseau. Il ne pouvait pas entrer dans la gare dont la porte condamnée disait assez l’abandon. La seule possibilité était de trouver quelqu’un. Il ramassa donc ses sacs pour aller sonner aux maisons – de minuscules pavillons ouvriers entourés de jardins mal entretenus. L’un d’eux avait le perron recouvert de ronces, mais à côté se dressait un bâtiment un peu moins sinistre. Le jeune homme avança jusqu’à la porte et sonna. Il entendit retentir un carillon, quelque part à l’intérieur. Mais ce fut tout.
Fataliste, il décida de marcher le long des champs pour faire du stop. La nuit rendait l’odeur des fleurs intense jusqu’à l’écoeurement. La journée avait été chaude et l’air en gardait une sorte de pesanteur. Le voyageur hâta le pas de peur d’être surpris par l’obscurité. Un instant il se demanda s’il ne valait pas mieux dormir sous l’abri de la gare ; puis, après réflexion, il décida de continuer à avancer.
Aux champs de colza succédèrent un bosquet, puis des parcelles de betteraves. Très loin sur une colline se devinaient les lumières d’un village où la vie s’était abritée, visible mais hors d’atteinte. Puis, la route longea un mur sur le côté gauche de la chaussée, certainement le mur d’un parc. Après trois ou quatre cents mètres, le mur laissa place à une haute grille de ferronnerie noire dont les battants ouvraient sur une allée gravillonnée. Au bout de l’allée, à demi dissimulée par les cimes de vieux arbres, la façade d’un manoir aux fenêtres violemment éclairées.
Le jeune homme tressaillit. Il ne lui restait plus beaucoup de temps avant la nuit. C’était sa dernière chance de trouver de l’aide. La maison semblait attendre des invités, même si pour l’heure il n’y avait encore aucune voiture dans le parc. On ne le recevrait sans doute pas de bon cœur, mais on ne lui refuserait pas un simple coup de fil. (Cécile Matt, « Heart trouble »)

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Antonin Crenn, dont nous avions tant apprécié ces dernières années « Passerage des décombres », « Le Héros et les autres », « L’Épaisseur du trait » ou encore « Les Présents », nous propose une synthèse largement extraordinaire de physique théorique de la reproduction cellulaire et de mysticisme religieux autour de la claustration et, donc, de l’attente, condensant en quelques pages certains angles morts laissés ailleurs par « Du domaine des murmures » de Carole Martinez ou par « Quand sort la recluse » de Fred Vargas (« Alix ne fait rien »).

Nous avions adoré aussi les « Capsules » de Benjamin Planchon en 2018, et davantage encore son « Domaine des Douves » de 2022. Il nous invite ici à accompagner dans sa tâche l’auteur d’un projet littéraire très particulier (en tout état de cause, audacieux, voire sans-gêne, voire intrusif, mais pouvant semble-t-il passer crème sur un malentendu), projet où le hasard comme la nécessité, au même titre que la patience et le sens de l’observation, doivent pleinement jouer leur rôle (« Fauteuil club »).

Amélie Hamad, autre nouvelle venue chez Antidata, met en scène un arbre centenaire à la patience logiquement infinie pour proposer une fable d’une extrême cruauté, où l’ennui et l’attente d’autre chose jouent pleinement leur rôle de déclencheur tragique, en une narration pourtant joliment dépourvue de tous effets spéciaux effrayants. L’abîme s’ouvre sous le seul choc sourd du sens des mots adolescents (« Le poirier »).

Parfois, le remplacement s’accélère à la faveur d’un incident. Par exemple, celui-ci : un surmulot a réveillé Alix en croquant son orteil, puis s’est faufilé dehors avec son butin sanglant entre les crocs, un gros morceau qu’il a pris le temps de dépiauter dans la rue, sous la fenêtre d’Alix. Au coin, le chien roux guettait. Alix aussi. Elle piaffait. À peine le rongeur repu, le roquet lui a sauté dessus, l’a mordu à la gorge, l’a entraîné sous le porche pour le bouffer. Bien fait. Alix a applaudi. Il n’a pas fallu longtemps pour équilibrer le jeu : dès qu’un autre spécimen du genre Rattus s’est présenté, Alix a riposté. Elle a visé, puis tapé. Un coup a suffi. Facile d’occire plus petit que soi. Sa viande était tendre. Ajoutée à la viande d’Alix dans la même enveloppe de peau : un orteil de perdu, et combien de chair gagnée en échange ? Il y a une preuve à cette anecdote : désormais Alix boite.
Depuis vingt ans qu’elle demeure, il n’y a presque plus aucune cellule d’origine dans le corps de la sainte. Tellement d’entrées, tellement de sorties… Alix ne possède aucune science ; et d’ailleurs, ses contemporains ignorent tout de la reproduction cellulaire. Les mires et charlatans ne sont pas plus avancés qu’elle. Des intuitions passent à travers son esprit à l’instar des nutriments dans les tuyaux de son ventre, et des globules dans les canaux de ses membres ; les idées déposent une trace avant de partir. Elles tapissent le dedans du crâne.
– Vingt ans qu’elle est enfermée ici ? Et elle compte rester longtemps ?
– Tant qu’elle vivra. Et quand elle sera canée, le roi Charles fera graver une stèle pour sa gloire.
L’attention est charmante. Mais le truc, c’est qu’il mourra avant Alix, le roi Charles septième du nom. Sacré par Jeanne d’Arc qui assiégea Paris en vain, puis partit en fumée avant que les Anglais fussent boutés hors, Charles a su patienter et son tour est venu : de nouveau Paris assiégé, Paris martyrisé, puis Paris libéré. Il a vu, il a vaincu, il est reparti. Pendant ce temps, Alix persévérait. Insensible aux tribulations du monde, Alix l’inchangée et l’immobile, Alix qui dure, car la peau d’Alix est dure. mieux : elle est solide, ferme, souple, elle est jeune éternellement. Un tombeau sera élevé pour Alix bien après celui de Charles, sur la volonté de son successeur Louis le très laid, le roi que les mauvaises langues peignaient en forme d’araignée : ce n’est pas un calembour éculé, oh, « un nouveau roi est appelé araignée », ce serait trop facile. C’est bel et bien le surnom de celui-ci, onzième du nom, qu’on disait moche comme un pou, autant que cruel. (Antonin Crenn, « Alix ne fait rien »)

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Stéphane Monnot, que nous avions jadis rencontré notamment à Séville, un funeste soir de 1982 (« Noche triste »), côtoyé dans de grands espaces de l’Ouest américain (« Ici-bas ») et croisé avec joie dans les recueils collectifs « Petit ailleurs », « Terminus », « Version originale » ou « Jusqu’ici tout va bien », pour n’en citer que quelques-uns, offre un rôle en or, et pour le moins inattendu, à un gastéropode sans coquille, et concocte un cocktail robuste et hilarant à base de whisky « digne d’un roman de Manchette, de blanquette de veau familiale et de perspective d’un footing matinal, entre autres ingrédients étonnants (« Juliette et la révolution »).

Véronique Emmenegger, découverte elle récemment chez Antidata, avec sa belle novella « Dans ta sévère fontaine », développe, dans l’enfer moite d’un after où les repères flottent puis se perdent, la langue nécessaire pour traduire le couvercle des stroboscopes, le harcèlement multi-sources qui menace et la possibilité d’un sauvetage pour le moins inespéré, mais d’une réconfortante beauté rugueuse  (« Distillation de la rosée »).

C’est grâce à Jean-Luc Manet que j’ai découvert, il y a maintenant quelques années, les éditions Antidata (« Haine7 »). Depuis, ce rocker au cœur tendre et à l’humour ravageur a su entre autres inventer un héros presque récurrent qui m’est particulièrement cher, ex-libraire du 12ème arrondissement parisien devenu clochard après avoir fait faillite (« Trottoirs » et « Aux fils du calvaire »). Ici, il met un tueur à gages au repos forcé, en une sorte de parenthèse balnéaire inattendue – et dont l’issue sera plus surprenante encore. C’est logiquement gouailleur et curieusement enchanteur (« Bras armé, bras ballants »).

Je dois beaucoup à Moïse. L’escamotage de quelques fâcheuses pages de mon casier était mon assurance de journées au soleil. Des heures d’attente et de crèmes glacées sur le front de mer contre quelques minutes d’ombres au tableau. Rien de compliqué. Pour résumer : un couillon trompé souhaite nous voir effacer d’un coup son épouse et l’amant de celle-ci. Le deal, comme les préalables, s’était opéré sans heurts. Même si, franchement, après avoir dégoisé avec le gusse, d’un téléphone de circonstance, prépayé et à usage unique, j’avais plutôt validé l’idée que la conjointe ait eu besoin d’aller visiter ces ailleurs où l’herbe est plus verte, et les pirouettes un brin plus torrides et tumultueuses que celles de son quotidien domestique. D’autant que, d’après les photos reçues, la coquette dame brune faisait franchement plus envie que pitié, avec sa quarantaine souriante et ses formes à faire fondre le plus glacé des exterminateurs. Mais un contrat est un contrat. Et parfois c’est douloureux. Sûr qu’avec un authentique sentiment de justice, et une élégante remise commerciale (il faut bien vivre : c’est ma devise à chaque pression sur la détente), j’aurais volontiers retourné le flingue contre le mari. Deux douloureuses minutes de conversation téléphonique avaient suffi à le remiser sur l’étagère des sinistres crétins. Une bonne bastos entre ses deux yeux de cocker avachi, et que continue la fête, que diable ! Mais un contrat… Bref. Je rappelle Moïse, encore. Cette fois il décroche.
– C’est compliqué, annonce-t-il d’emblée. Le mec recule. Il paie mais ne veut plus des services de l’Agence. Des remords, sans doute. Pas de soucis pour tes indemnités. Tu les recevras comme prévu dimanche. Profite un peu. Ton hôtel est payé sous ton identité du jour et, d’après la météo, tu as beau temps aux Sables-d’Olonne. (Jean-Luc Manet, « Bras armé, bras ballants »)

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On n’a plus guère besoin de présenter Gilles Marchand que l’on suit ici quasiment depuis « Dans l’attente d’une réponse favorable » (2011) chez Antidata qu’il anime avec Olivier Salaün. On apprécie ici la finesse rêveuse de ses romans « Une bouche sans personne », « Un funambule sur le sable », « Requiem pour une apache » ou plus récemment « Le soldat désaccordé », ainsi bien entendu que celle de ses nouvelles, au sein des recueils collectifs Antidata ou dans le recueil si joliment nommé « Des mirages plein les poches ». Ici, il imagine un citoyen ô combien respectueux de la règle et de la loi, incarnée par un feu tricolore dans un environnement pourtant résolument désertique. Ce qui s’ensuit vaut tout le détour, pince-sans-rire, poétique et savamment onirique (« Feu rouge »).

Olivier Boile, qui est sans doute le seul auteur officiellement et majoritairement étiqueté auteur de fantasy parmi les participants des recueils collectifs Antidata  (on se souvient bien néanmoins de son « Vengeur du peuple » dans « Jusqu’ici tout va bien ») imagine une délicieuse mini-uchronie dans laquelle la guerre de Troie ne s’est pas déroulée tout à fait comme cela nous a été raconté, et dans laquelle on en apprend un peu plus sur le pourquoi de ce storytelling bien avant la lettre (« J’étais souverain de Mycènes »).

Pour conclure un recueil consacré au « Stand-by », quoi de plus satisfaisant qu’un profond clin d’œil au maître lui-même de l’attente sous toutes ses formes, le grand Samuel Beckett ? Benoît Camus, dont on se se souvient avec joie du « Réveil du nain de jardin » dans « Petit ailleurs » ou du « Ailleurs, les murs sont moins gris » dans « Parties communes », s’acquitte de cette dette morale au fond tout à fait réjouissante en imaginant un affût à la Godotte (que l’on attend donc), créature qui prend ici des allures à la « Palafox » d’Éric Chevillard, mais dont la traque immobile prendra peut-être un tour bien différent (« Godotte »).

– Durant ces vingt années, me confie Ulysse, j’ai réfléchi à ce qu’aurait été notre destin si, par exemple… Imaginons qu’Achille ait survécu à notre première bataille, sur la plage de Troie. Bon sang, il était censé être le meilleur d’entre nous ! Qui sait comment les choses auraient tourné si un coup de lance mortel avait été porté un peu plus à gauche, si une flèche fatale avait frappé sa cible un peu plus à droite…
– Je me suis posé ce genre de questions, moi aussi. Les souverains de Mycènes et d’Ithaque n’auraient assurément pas la même histoire à raconter à leurs proches !
– Nous ne pouvons pas leur raconter toute la vérité.
Je hausse un sourcil interrogateur. Quel subterfuge ce diable d’homme va-t-il encore inventer ?
– Nous sommes rois, poursuit-il. Nous avons un certain prestige à maintenir vis-à-vis de notre famille, de nos sujets, des autres têtes couronnées. Il nous est impossible de leur avouer que nous avons vidé des latrines ou rempli des seaux de purin pour le compte de nos vainqueurs  ! Agamemnon, Ulysse, ainsi que tous défunts dont les cendres flottent autour des imprenables murailles de Troie, sont des héros : voilà ce que l’on doit croire chez nous. Les gens ont assez attendu notre retour : il doit être suffisamment glorieux.
– Tu veux créer de toutes pièces une belle fable…
– On me surnomme l’homme aux mille ruses, non ? (Olivier Boile, « J’étais souverain de Mycènes »)

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