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Notes de lecture 2016, Nouveautés

Note de lecture : « Parties communes » (Collectif)

Voisin, mon semblable, mon ennemi, mon frère. Douze approches du phénomène.

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Un nouveau recueil collectif des éditions Antidata est désormais toujours un peu une fête en perspective, et ce « Parties communes », publié en octobre 2016, ne fait pas exception à ce qui est devenu quasiment une règle. Placé de facto sous le redoutable patronage de l’Hilarion Lefuneste de Greg (« Achille Talon », 1963), de Sergi Lopez (« Harry, un ami qui vous veut du bien », 2000), d’Olivier Bordaçarre (« Dernier désir », 2014), ou encore de l’inoubliable nouvelle de George MacBeth (« La guerre des pommes reinettes », 1966 – dans « Univers 07 »), cette anthologie affronte donc un thème à la fois éminemment quotidien et potentiellement inquiétant, celui des voisins.

Voisins bruyants avec qui l’on sympathise pourtant par tout ce qu’ils nous rappellent de nous (« Tapage nocturne et neiges précoces », par Arnaud Modat), voisins fugaces sur qui l’on s’engonce en quiproquos et en chimères (« Le Mec de la table d’à côté », par Murielle Renault, dont on se souvenait de la superbe chute de sa nouvelle dans le recueil « Temps additionnel » de 2012, et de sa singulière mise en scène de l’expression « se faire un film » dans un autre recueil, « Version originale », en 2013), voisins avec qui se rejoue toute une escalade de la terreur, justement, comme chez George MacBeth, alors même que l’on partage avec eux, peut-être, de bien lourds secrets de proximité (« Voisinage discret », par Guillaume Couty, dont « Le dernier fermera la porte », dans le recueil « Terminus » de 2013, nous avait déjà enchantés), voisins qui reflètent les choix que l’on a faits, et les changements encore possibles, aussi (« Ma vieille Martin », par Pascale Pujol) : les voisins se suivent, chez Antidata, et ne se ressemblent pas, explorant avec brio et humour décalé, sombre ou poignant, les facettes de cet autre si proche et si incontournable.

Je ne suis que bave, haleine putride, courbatures et cheveux gras. Sans aucune forme de consentement préalable, le monde prend forme autour de moi : une chambre, d’abord, puis un autre corps étendu à côté du mien, corps familier, érotique, marqué du sceau de la propriété privée. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas prêt pour le jour nouveau. L’injustice est manifeste. Je préférais sincèrement mourir plutôt que de me lever. C’est toujours le cas. Si on remplaçait mon radioréveil par une arme  à feu chargée, il ne fait aucun doute que je me tirerais une balle dans la bouche chaque matin. « Le pauvre con se suicidait au petit jour  et passait le reste de la journée à se fabriquer un nouveau visage ». Une mythologie moderne. (Arnaud Modat, « Tapages nocturnes et neiges précoces »)

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Certains voisins révèlent hélas tragiquement l’ampleur de la rage et de la bêtise tapies dans nos préjugés (« Le Mauvais œil », par Louise Caron), ou bien synthétisent avec une force incroyable une fresque aussi puissante que la « Trilogie rwandaise » de Jean Hatzfeld en onze pages (« Amédée », de Laurent Banitz, dont nous aimions déjà tant, ici, le mortifère stade de foot de sa nouvelle « Portier de nuit » dans « Temps additionnel », l’exceptionnelle fable de « Rencontre avec X » dans « Version originale », la glaçante, métropolitaine et souterraine « Au signal sonore » dans « Terminus », la fiévreuse angoisse de « Ciel dégagé sur l’ensemble du trajet » dans « Jusqu’ici tout va bien » en 2013, et bien entendu, le somptueux et quasiment fantastique recueil « Au-delà des halos », en 2015).

Je pose mon écharpe du côté de Hubert, préférant me laisser une ouverture avec Charlotte. Enlever mon manteau promet d’être une épreuve tant l’espace dont je dispose pour cette manœuvre est restreint, tout au plus soixante centimètres de large et trente de profondeur (autant que je veux en hauteur, ce qui ne me sert à rien). J’entreprends d’extirper mon bras gauche de ma manche, opération d’autant plus difficile que je suis assis sur mon manteau. J’y arrive pourtant, et ce, sans blesser personne. Fort de ce succès, je passe au bras droit. C’est plus facile maintenant que je ne suis plus entravé que d’un côté. Une fois les bras libérés, je soulève tant bien que mal mon postérieur pour dégager l’habit complet. Alors que j’y suis presque, je donne un malencontreux coup de coude à Hubert. Nous n’étions déjà pas dans les meilleurs termes, je crains que cet incident ne scelle définitivement notre antagonisme. (Murielle Renault, « Le Mec de la table d’à côté »)

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D’autres voisins ne se révèlent à nous que trop tard, de plus d’une façon (« L’Éclairage des parties communes », par Jean-Claude Lalumière – que l’on retrouve avec un grand plaisir dans un recueil Antidata, où on ne l’avait plus vu depuis 2011 et « Tapage nocturne »). D’autres voisins encore peuvent matérialiser puissamment la différence difficilement conciliable des modes de vie, à travers d’autres formes de critique sociale du jugement de goût (« Vous & nous », d’Anne-Céline Dartevel)

Je profite de ces quelques mots d’excuse anticipés pour vous signaler à toutes fins utiles que votre chaîne hi-fi s’est malencontreusement bloquée depuis quelques jours sur son volume maximal et qu’elle se déclenche chaque matin à partir de 5 h 42 ou 43. Elle doit être située dans votre boudoir. Or, le croirez-vous ?, ma tête de lit se situe exactement de l’autre côté de la paroi susnommée.
J’ajoute, pour être tout à fait complète, qu’hier matin un étron canin, dont la taille semble profilée à l’aune du trou du cul de votre « Roupette », a été déposé sur mon paillasson. Je m’en voudrais de vous rendre la pareille, d’autant que dépourvue de chien, je me verrais dans l’obligation de produire moi-même la matière de ce petit cadeau matinal.
Je vous propose donc d’en rester là.
Votre dévouée voisine.
(Guillaume Couty, « Voisinage discret »)

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Le voisinage implique aussi le partage, parfois de façon fort inattendue, et la confrontation possible des obsessions au sein du même microcosme (« Syllogomanie de proximité » de Gilles Marchand, dont nous n’attendions pas moins après les belles réussites qu’étaient ses nouvelles « Un café et une guitare » dans « Douze cordes », « Les chaussures qui courent vite » dans « Temps additionnel », « Deux demi-truites » dans « Version originale », « Le Premier Tour » dans « Jusqu’ici tout va bien » et « 90 Watt » dans « Terminus », comme son « Roman de Bolaño » écrit avec Éric Bonnargent et son « Une bouche sans personne » récemment paru). Avec une gouaille rusée qui peut évoquer le « Fabrication de la guerre civile » de Charles Robinson, le voisin peut aussi devenir symbole déroutant des distances qui se creusent en quelques centaines de mètres (« Ailleurs, les murs sont moins gris » de Benoît Camus) ou des machiavélismes psychiatriques qui peuvent brutalement surgir de ces proximités forcées et disjointes (« La Demeure Painhall » de Christophe Ségas, dont on se souvient avec bonheur du « Fernando et le crabe domestique » dans « Version originale » et du « Une Cléopâtre de Monoprix » dans « Jusqu’ici tout va bien »).

Le promoteur avait un peu survendu la résidence avec les images de synthèse qui montraient une large perspective sur des parcs arborés, des pistes cyclables, des jeux d’enfants. Une fois les trois arbres plantés, la piste cyclable tracée, la cage à poule et l’unique tourniquet installés, l’ensemble paraissait étriqué, plus gris, pas très différent des quartiers populaires de notre enfance. Les voisins étaient comme nous : des trentenaires qui avaient remisé leurs rêves d’ados au placard et refusaient de le reconnaître. Lors de la crémaillère de l’immeuble, les filles riaient trop fort et les types éclusaient du whisky de duty free en parlant d’opportunités, de management et de frais kilométriques. J’avais cassé ma tirelire et emprunté jusqu’au dernier centime à la banque pour qu’on vienne s’encroûter dans ce miroir aux alouettes de la société de consommation. Mais ma princesse avait son château. (Pascale Pujol, « Ma vieille Martin »)

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Pour conclure le recueil en beauté, il y a la joie de retrouver celle qui est sans doute ma préférée parmi les nouvellistes des éditions Antidata, et dont les nouvelles « Le Schnark de Levallois » dans « Douze cordes », « Les taupes » dans « Temps additionnel », « Fast and Manouche » dans « Version originale », comme le recueil complet « Des hippocampes dans l’hémicycle » (2008) offrent un bonheur d’écriture impressionnant. Malvina Majoux opère ici un retour en force avec ce « Philémon et Baucis », dont la folie arborée et bien plantée ne vous décevra pas.

Il a l’air fatigué aujourd’hui. Il ne prend même plus de notes. Il m’écoute sans rien dire. Je crois qu’il en a trop entendu. Je n’arrive toujours pas à comprendre, m’a-t-il dit hier avant de partir. Il n’y a pourtant rien à dire de plus.  Je lui ai tout expliqué, tout ce qu’il y a à savoir. Tout était très bien organisé. On se retrouvait tous les matins sur le stade, à la même heure. Le chef de section donnait les instructions. On formait les groupes et on partait les tuer jusqu’au soir. C’est tout. Il fallait bien que quelqu’un le fasse. Pour nous, tout ça était vite devenu banal. La routine. C’est ça qu’il n’arrive pas à comprendre. Je me suis levé avant lui. J’étais fatigué, moi aussi. (Laurent Banitz, « Amédée »)

On sera sans doute frappé, à la lecture de ces douze nouvelles, par la finesse des résonances entre elles, par la variété des approches retenues et des propos sous-jacents, tout en appréciant cette curieuse homogénéité dans les parfums et les humours mis en jeu, cette tonalité joyeusement et songeusement biscornue qui fait l’un des grands charmes des anthologies Antidata. On notera aussi l’intemporalité et l’actualité de ces « Parties communes » en les rapprochant de deux autres publications récentes, la nouvelle « (En)droit » de Thomas Giraud dans le n°4 de la revue « La moitié du fourbi », et le roman « Les états et empires du lotissement Grand Siècle » de Fanny Taillandier.

C’est le principe de l’économie collaborative, je crois. J’ai lu un début d’article à ce propos. Le début uniquement parce qu’il était dans un journal que mon voisin de palier avait laissé sur le dessus de la poubelle. N’allez pas croire que je fasse les poubelles mais, lorsque quelque chose est déposé au-dessus du couvercle, on ne peut pas le considérer comme une simple ordure. Le couvercle de la poubelle est le purgatoire du déchet. On lui offre une seconde chance. J’imagine que le voisin, dans sa magnanimité, a estimé que le journal pourrait intéresser quelqu’un d’autre, bien qu’une tache de café en rende la lecture intégrale impossible. Par respect pour mon voisin, je l’ai donc pris et en ai lu toutes les parties restées lisibles. Échange de bon procédé oblige, j’ai fouillé dans ma poubelle, en ai sorti ma vieille brosse à dents que j’ai déposée à son tour sur le couvercle de la poubelle au cas où quelqu’un, dans l’immeuble, lui trouverait une utilité que personnellement, je ne voyais pas. (Gilles Marchand, « Syllogomanie de proximité »)

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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