L’anodin qui bascule, en profondeur. Beaucoup plus noir que vous ne pensez, et là où ce n’est pas attendu.
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Le matin du 27 juin était clair et radieux, annonçant la chaleur d’une journée de plein été ; les fleurs s’épanouissaient à profusion et l’herbe était d’un vert luxuriant. La population commença à se rassembler sur la place, entre le bureau de poste et la banque, aux environs de dix heures. Dans certaines bourgades, il y avait tellement de monde que la loterie durait deux jours et devait être organisée dès le 26 juin, mais ici, avec seulement trois cents habitants, l’opération tout entière ne prenait que deux heures, de sorte qu’en débutant à dix heures du matin, elle se terminait à temps pour que les villageois puissent rentrer déjeuner chez eux à midi. (« La loterie », 1948)
C’est par ce paragraphe extrêmement anodin en apparence que débute l’une des plus célèbres nouvelles de la littérature américaine contemporaine. Publiée pour la première fois en 1948 dans The New Yorker, le texte créa aussitôt le scandale, suscitant des centaines de lettres inquiètes, désemparées ou franchement hostiles de la part de lectrices et de lecteurs, recevant même une interdiction de publication en Afrique du Sud. C’est sans doute que d’emblée la « patte » si caractéristique de Shirley Jackson, qui marqua si fortement le fantastique contemporain, jusqu’à son décès en 1965 et bien au-delà, à travers les influences reconnues, entre autres, par Stephen King, Richard Matheson, Neil Gaiman ou Sarah Waters, était présente ici avec un éclat tout particulier, même à ce qui constituait quasiment un début littéraire.
Mr Beresford fit quelques pas sur la chaussée, agita la main en criant « Taxi ! » d’une voix de fausset qui le désespéra, puis battit en retraite, décontenancé par le chauffeur qui ne réagissait pas à son appel. Un homme coiffé d’un chapeau clair s’était planté devant Mr Beresford sur le trottoir et, l’espace d’une minute, au milieu des passants, il regarda Mr Beresford et Mr Beresford le regarda comme font parfois les gens sans vraiment s’attacher à ce qu’ils voient. Ce que voyait Mr Beresford, c’était une figure mince sous le chapeau clair, une petite moustache, le col d’un manteau relevé. Drôle de bonhomme, pensa Mr Beresford en touchant délicatement sa propre lèvre rasée de près. Peut-être l’homme jugea-t-il offensant le geste presque inconscient de Mr Beresford ; il fronça les sourcils, détaille Mr Beresford de la tête aux pieds et se détourna. Sale individu, pensa Mr Beresford. (« Paranoïa », posthume, 2013)
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Le recueil compte 13 nouvelles, et ne doit pas être confondu avec le recueil original, presque éponyme, publié en 1949 : il correspond en réalité au recueil « Dark Tales » de 2016, dont 5 nouvelles ont été retranchées et une (« La loterie », précisément) ajoutée. Sur les 13 nouvelles, 6 avaient été publiées du vivant de l’autrice et 7 ont été retrouvées dans ses archives, après sa mort, par ses enfants, et publiées depuis dans divers recueils posthumes. La traduction de l’ensemble a été confiée à Fabienne Duvigneau, pour une publication chez Rivages/Noir début 2019.
Que voulez-vous ? Howard et Dorrie me répètent sans cesse que je suis trop sensible et que je me laisse vite déstabiliser, mais en réalité, même Howard a dû admettre que l’accident des Lanson s’est produit au pire moment. Cela paraît horrible de tenir ouvertement de tels propos, mais j’ai toujours préféré la franchise à l’hypocrisie, et, même si, indépendamment du moment, c’était une tragédie, j’ai été furieuse de devoir annuler notre voyage dans le Maine. (« Elle a seulement dit oui », 1962)
En tout état ce cause, ces 13 textes proposent une démonstration implacable de l’art particulièrement dérangeant de Shirley Jackson. Comme le savent déjà les lectrices et les lecteurs de ses deux romans les plus connus en France, « Nous avons toujours vécu au château » (1962) et « La maison hantée » (1959), l’autrice n’a nul besoin de la présence effective, ou officielle, d’éléments authentiquement fantastiques (qui, dans ce recueil comme dans le reste de son œuvre, seront donc présents ou non selon les textes), pour distiller un basculement – dans l’incongru puis dans l’angoisse – d’une fort rare qualité.
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En son for intérieur, elle estimait que les commerçants du village pourraient montrer un peu plus d’empressement à se rappeler son nom : grâce à elle, chacun d’entre eux avait sans doute gagné davantage d’argent qu’il n’en passait entre leurs mains pendant un an. Ce ne sont pas des gens sociables, se disait-elle pour se rassurer. Il leur faut du temps pour surmonter leur méfiance ; nous ne sommes installés dans la maison que depuis deux jours. (« À la maison », 1965)
Qu’il s’agisse d’une célébration villageoise annuelle un peu particulière (« La loterie », 1948), d’une attention (trop) méthodique à ce qui pourrait dysfonctionner au sein d’une petite communauté rurale (« La possibilité du mal », 1965), de l’intégration « à la dure » d’un couple venu de la grande ville dans un village taiseux (« À la maison », 1965), ou d’un couple de paisibles retraités décidant une année de rester un peu plus longtemps que d’habitude dans leur maison d’été (« Les vacanciers », 1950), Shirley Jackson déploie un art très personnel pour évoquer et débusquer l’inquiétude au cœur même de l’idyllique et mythique village américain.
Sa redoutable science du non-dit, et du sous-entendu possible, ne s’arrête toutefois pas avec la ruralité sacrée des fermes, des quincailleries générales et des modestes épiceries : la grande ville sur-balisée et ses repères si familiers, ses cages d’escalier ou ses rues animées, se révèlent rapidement chez elle au moins aussi inquiétants, que ce soit lors d’un retour chez soi compliqué, dans la grande ville, pour fêter l’anniversaire de sa femme (« Paranoïa », 2013), d’un huis clos à la fatalité affirmée d’emblée (« La lune de miel de Mrs Smith », 1997), d’un voisinage ambigu au sein d’un immeuble (« L’apprenti sorcier », 2014), ou d’une préoccupation pourtant bien légitime en apparence vis-à-vis de l’alcool et du désespoir (« Le bon Samaritain », 1997).
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Le chalet de vacances des Allison, situé à dix kilomètres du bourg le plus proche, se dressait joliment à flanc de colline ; sur trois côtés, le regard embrassait un paysage d’arbres et d’herbes ondoyant dans la brise, qui, même au milieu de l’été, était rarement touché par la sécheresse. Le quatrième côté faisait face au lac et à son ponton de bois que les Allison devaient sans cesse réparer, et la vue était tout aussi belle depuis la galerie ou sur l’escalier de bois par lequel on descendait au bord de l’eau. Les Allison adoraient leur petit chalet, ils se réjouissaient d’y arriver au début de l’été et détestaient en partir à l’automne, mais ils ne s’étaient pas souciés de le rendre plus confortable, considérant le chalet lui-même et le lac comme un ajout à leur confort amplement suffisant pour le temps qu’il leur restait à vivre. Le chalet n’avait ni chauffage ni eau, excepté les précaires réserves de la citerne que l’on tirait à la pompe dans le jardin de derrière, ni électricité. Pendant dix-sept étés, Janet Allison avait cuisiné sur un poêle à pétrole et fait chauffer toute l’eau qu’ils utilisaient ; Robert Allison charriait quotidiennement des seaux remplis à la pompe et lisait son journal le soir à la lumière d’une lampe à pétrole ; et, bien que tous deux soient habitués à une hygiène citadine, ils avaient accepté leurs toilettes extérieures avec flegme et simplicité. Les deux premières années, ils avaient écumé toutes les plaisanteries possibles à propos de ces lieux d’aisance. À présent qu’ils ne recevaient plus guère d’invités et n’avaient personne à impressionner, ils se contentaient de passer leur été avec un sentiment de paisible sécurité, auquel les toilettes, autant que la pompe et le pétrole, apportaient une indéfinissable contribution. (« Les vacanciers », 1950)
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Le quadrillage géographique méticuleux conduit par Shirley Jackson tout au long des nouvelles de sa carrière écourtée – mais dont témoignent avec éclat les nombreux textes posthumes inédits en français présents dans ce recueil – englobe ainsi tout aussi naturellement les zones résidentielles pavillonnaires et ce tissu de villes moyennes qui fondent le territoire du rêve américain au moins autant que ses villages agricoles et ses villes tentaculaires, que les failles potentiellement béantes de ces lieux apparaissent au détour d’une fugue aux effets insoupçonnés (« Louisa, je t’en prie, reviens à la maison », 1960), d’un ultime service à rendre à des voisins imprévoyants (« Elle a seulement dit oui », 1962), d’une obsession domestique aussi soudaine qu’irrépressible (« Quelle idée », 1997), des pièges qui hantent un internat de jeunes filles (« Trésors de famille », 2015), ou encore de l’enfermement résolu dans la jalousie superlative (« La bonne épouse », 1997).
Comme l’écrit fort justement son petit-fils, l’illustrateur vivant en France Miles Hyman, dans sa belle postface, qui vaut quasiment essai littéraire, écrite pour ce recueil français en novembre 2018 sous le titre « Shirley Jackson, la métaphysique de l’angoisse » :
C’est la même Amérique que Jackson explore (et déplore) dans sa fiction : une société conservatrice où règne un conformisme étouffant, une culture où l’image étincelante d’une prospérité moralisatrice tente d’étouffer les traumatismes enfouis et les injustices sociales qui bouillonnent sous la surface. (…) Rare auteure féminine dans un milieu dominé par des hommes, Jackson fait évoluer le genre fantastique – nourri jusque-là principalement par le surnaturel, dans une ambiance néo-gothique – vers un terrain social où les dimensions émotionnelle et psychologique jouent des rôles incontournables. Son œuvre démontre que nous n’avons guère besoin de fantômes et de morts-vivants pour avoir peur : l’être humain dans son quotidien possède à lui seul toutes les qualités nécessaires pour nous glacer le sang.
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Quel article et quelle analyse ! J’ai vraiment hâte de pouvoir découvrir ces nouvelles aussi noires que hantées par l’âme humaine, par les personnalités des personnages et leurs actes, ou ces lieux qui sont aussi prégnants. Je n’ai lu que la Maison hantée, mais j’ai adoré ce côté d’implicite et de non-dit chez l’auteure, cette frontière indissociable entre imaginaire et réalité, fantasme et fait. Ces nouvelles ont juste l’air tout aussi remarquables !
Ah oui, elles sont tout à fait à la hauteur, vraiment !