Pleinement inscrit dans l’horreur des tranchées, un magnifique roman d’amour fou, ironique et tendre, cruel et mélancolique.
x
Je n’étais pas parti la fleur au fusil. Je ne connais d’ailleurs personne qui l’ait vécu ainsi. L’image était certes jolie, mais elle ne reflétait pas la réalité. On n’imaginait pas que le conflit allait s’éterniser, évidemment. Personne ne pouvait le prévoir. On croyait passer l’été sous les drapeaux et revenir pour l’automne avec l’Alsace et la Lorraine en bandoulière. À temps pour les moissons, les vendanges ou de nouveaux tours de vis à l’usine. Pour tout dire, ça emmerdait pas mal de monde cette histoire. On avait mieux à faire qu’aller taper sur nos voisins. Pourtant, on savait que ça viendrait : on nous avait bien préparés à cette idée. À force de nous raconter qu’ils étaient nos ennemis, on avait fini par le croire. Alors, quand ils sont passés par le Luxembourg et la Belgique, il n’y avait pas grand monde pour leur trouver des circonstances atténuantes. On était nombreux à être volontaires pour leur expliquer que ça ne se faisait pas trop d’aller envahir des pays neutres.
On a quitté nos femmes et nos enfants, pour ceux qui en avaient. Je me souviens d’Anna sur le quai de la gare. Seule au milieu de ses amies. Et moi, seul à la fenêtre de mon pauvre wagon, entouré de plusieurs dizaines de têtes et de képis. Ça chantait, ça criait mais c’était seul. Ce sont les au revoir. C’est comme ça. On a beau mettre une foule en décor, elle ne fait pas le poids face à la solitude.
Si on avait su.
De mes camarades de wagon, combien sont revenus en 18 ?
Les morts officiels, les disparus, les estropiés… Il aurait eu une drôle de gueule amochée, le wagon du retour.
Pour ma part, mon sort avait été rapidement scellé : j’avais perdu une main dès l’automne 1914, c’en était fini de ma participation aux combats. Néanmoins, je voulais être utile à mes camarades. Avec toute la bêtise de ma jeunesse, je pensais que j’étais indispensable. On m’avait confié diverses missions, liées notamment à l’approvisionnement et au transport. Je ne participai plus aux combats, mais j’en restais suffisamment près pour sentir l’odeur de la poudre. De 1915 à 1918, j’allai d’un coin à l’autre du pays. Chauffeur ici, cantinier là. Partout où on avait besoin d’un infirme besogneux. Dévoué à n’importe quelle tâche pour être utile à mes camarades, à mon pays, à ma patrie. Voilà le genre de belles histoires que je me racontais.
Une main en moins, impossible pour moi de retrouver ma vie d’avant.
Rentré manchot des cinq ans de la première guerre mondiale, ayant perdu sa fiancée adorée quelques mois après, le narrateur est devenu enquêteur privé, par concours de circonstances, vite spécialisé dans la traque de certains des innombrables disparus au front que leurs proches veulent retrouver, contre toutes probabilités et vraisemblances, ou dont ils veulent enfin pouvoir porter le deuil officiel, dans leurs cœurs et dans leurs esprits. Dans ce métier fait d’archives déjà poussiéreuses et éventuellement contradictoires comme de rencontres délicates et laborieuses pour solliciter des mémoires chahutées par les horreurs vécues et observées, une enquête « pas comme les autres » émerge peu à peu, différente non pas tant par son origine (une veuve d’excellente famille persuadée que son fils chéri, porté disparu, a survécu, quelque part) que par ses ramifications, rapidement étonnantes par leur ampleur, du côté des interdits transfrontaliers (son amour de jeunesse, interdit par sa mère, impliquait une jeune fille à la fois de basse extraction et d’Alsace occupée par l’Allemand depuis 1870, autant dire alors une ennemie) comme de ce que l’on appellerait aujourd’hui les légendes urbaines de la guerre de tranchées, tout particulièrement celle de « La Fille de la Lune », créature magnifique apparaissant aux blessés et aux mourants abandonnés en plein no man’s land pour les réconforter de sa vue et leur poser des questions aussi obsessionnelles que presque incompréhensibles. Épousant cette enquête au point de la confondre au fil des ans avec sa propre vie, le narrateur saura-t-il aller au bout de ce tissu d’impossibilités, de coïncidences, de rendez-vous manqués, d’amour et de poésie en action, contre toutes attentes ?
x
« Pour en revenir à Joplain, un matin, il vient me trouver dans ma cagna et me demande de le suivre. Et là, je ne sais pas comment il s’était débrouillé : il avait planté les douilles d’obus de telle façon qu’on avait l’impression d’être face à l’orgue d’une cathédrale.
« Et ça explosait de partout.
« On se faisait marmiter la gueule depuis quatre jours, et lui il avait lustré les douilles pour que ça brille comme dans un lieu sacré, n’est-ce pas. Un orgue aussi vrai que possible, avec de longs tuyaux faits d’obus consciencieusement alignés et des fausses touches constituées de cailloux blancs.
« Je ne devrais pas le dire, mais je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer. À vous, je peux bien l’avouer : Joplain m’a redonné du rêve.
« Et ça explosait partout autour de nous.
« Il y avait de la terre qui giclait jusqu’à nos pieds, qui recouvrait une partie de l’orgue. Et lui souriait. Et moi je pleurais.
« Et ça explosait.
« On est restés là, comme ça, debout. Si un jour je me suis approché du divin, c’est ce matin-là. J’ai vu des arbres voler dans le ciel. Vous y étiez, vous savez que je ne plaisante pas, n’est-ce pas. Des arbres entiers qui passaient dans le ciel, les racines apparentes, obscènes. J’ai vu des animaux exploser, j’ai vu des hommes ramasser des morceaux d’eux-mêmes, en nettoyer la boue et tenter de les recoller.
« Ce jour-là, j’ai touché du doigt le sacré, j’vous dis. Et vous savez pourquoi ? Parce que Joplain avait confectionné l’orgue le plus inutile qui puisse exister. Un orgue qui ne fonctionnait pas, bien évidemment. Un orgue qui brillait de mille éclats et qui se faisait recouvrir de terre, de boue et de sang à chaque seconde. Et lui riait de plus en plus fort. Et moi, je pleurais et je riais en même temps.
« Et ça explosait partout autour de nous.
x
S’il ne démarre ni par une cicatrice soigneusement cachée, ni par une malformation fantastique, mais par une main amputée un jour d’automne 1914, « Le soldat désaccordé », quatrième roman de Gilles Marchand, publié aux Forges de Vulcain en août 2022, nous entraîne peut-être encore plus loin dans ce curieux sentier, non pas de gloire mais de poésie paradoxale et toujours inattendue, qu’ont parcouru ses trois prédécesseurs, « Une bouche sans personne » (2016), « Un funambule sur le sable » (2017) et « Requiem pour une apache » (2020), ainsi que « Des mirages plein les poches » (2018), le recueil de nouvelles qui les enveloppe tous de sa propre magie.
Pour nourrir cette plongée audacieuse – car résolument différente – dans la boue et le sang des tranchées de Champagne, de Picardie et de Lorraine, Gilles Marchand s’est immergé, comme il l’indique dans ses sources et ses remerciements, en fin d’ouvrage, sur les grands romans sans fard de la Grande Boucherie, « À l’Ouest rien de nouveau » d’Erich Maria Remarque » et « Orages d’acier » d’Ernst Jünger, côté allemand, « Ceux de 14 » de Maurice Genevoix, « La Peur » de Gabriel Chevallier, « La Main coupée » de Blaise Cendrars et « Le Feu » d’Henri Barbusse (dont le roman joue ici un rôle bien précis, de surcroît), par exemple, côté français, avec peut-être une mention spéciale pour le très pacifiste « Le Grand troupeau » de Jean Giono et pour les « Poèmes à Lou » de Guillaume Apollinaire (par ailleurs nommément cité dans le roman), car la poésie jaillissant du désastre est bien entendu centrale ici.
On aurait pu naturellement ajouter à ce matériau fondamental les romans graphiques de Jacques Tardi, le travail romanesque noir sur les « gueules cassées » de Pierre Lemaître (« Au revoir là-haut », 2013), mais plus encore, tant la convergence en matière d’humour discret du désastre – et de quête (presque) magique improbable – peut y apparaître puissante, la véritable reconstruction opérée par Andréas Becker dans ses « Gueules » (2015).
Mais que l’on ne s’y trompe pas un seul instant : tout en nous offrant un magnifique roman inscrit à 100 % dans l’horreur de cette guerre-là – et de toutes les guerres – , Gilles Marchand réussit la prouesse d’y inscrire, dans les faisceaux de coïncidences, de mémoires mortes et d’occasions manquées de quelques cheveux à chaque fois, une formidable leçon de poésie réaliste magique, d’orchestration du hasard et de la nécessité, et un véritable « amour fou », tendre, cruel, ironique et mélancolique, à sa façon.
x
x
x
Je me suis toujours impliqué dans les affaires sur lesquelles j’enquêtais. Néanmoins, je dois bien admettre que celle de la disparition d’Émile Joplain a rapidement pris une importance sans commune mesure.
En 1925, la France fêtait sa victoire depuis sept ans. Ca swinguait, ça jazzait, ça cinématographiait, ça électroménageait, ça mistinguait. L’Art déco flamboyait, Paris s’amusait et s’insouciait. Coco chanélait, André bretonnait, Maurice chevaliait.
Malgré tout, je ne parvenais pas à m’abandonner à cette insouciance. J’étais loin d’être le seul. On avait beau faire semblant, on avait traversé l’enfer.
Cette histoire d’amoureux disparu, ça me permettait de me retourner sur cette guerre avec l’espoir de trouver un peu de beau dans tout ce merdier.
x
x
x
Discussion
Pas encore de commentaire.