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Notes de lecture 2015, Nouveautés

Note de lecture : « Trottoirs » (Jean-Luc Manet)

Portrait mélancolique et tendre d’un sensible perdant magnifique dans la dureté sans pitié du réel.

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Publiée en septembre 2015 chez In8, cette novella de Jean-Luc Manet, dont j’avais déjà beaucoup apprécié le « Haine 7 » paru chez Antidata en 2012, est une bien belle réussite. Grand amateur de musique rock, et plus encore – ainsi qu’il le prouve désormais depuis plusieurs années dans ses nouvelles – de la poésie brutale et tendrement résignée qui la sous-tend si souvent, entre post-punk et indie, il nous offre ici un singulier moment d’âpreté, littéralement à fleur de bitume, dans un Paris où, comme ailleurs, la nostalgie doit toujours davantage s’effacer face aux vertiges des profits, immobiliers ou autres.

Elle est belle au creux de la main. On la connaît bien, mais elle tombe rarement. Une pièce de deux euros, avec son cœur d’or serti de promesses d’argent. Le mec qui me l’a tendue n’a même pas l’air sympathique. C’est mieux. Des fois leurs yeux de cockers apitoyés rendent le merci encore plus douloureux. La manche, au début c’est un métier. Mais lorsqu’elle devient la seule alternative au saut sur les rails, lorsque votre dernier souffle ne tient plus qu’à son fil, c’est plus à la lancinance d’une rage de dents qu’elle s’apparente. Les miennes me font d’ailleurs atrocement souffrir. Les soigner ? Avec quoi… Deux euros : à peine une mauvaise bière pour les anesthésier un peu.

Les trois protagonistes choisis par l’auteur arpentent, chacun à leur manière, les trottoirs asphaltés de ce coin de Paris à cheval entre les IVe et XIIe arrondissements, entre quartier des Célestins, où veille la Garde Républicaine, gare de Lyon et marché d’Aligre – autour du bassin de l’Arsenal cher à une autre héroïne urbaine, la Mona Cabriole de la série des éditions La Tengo. Trois humains dans la ville, mourante de sa toujours plus vigoureuse « réhabilitation » : la jeune prostituée biélorusse, coincée entre bitume et souteneurs du crime organisé (aux ramifications toujours plus enkystées dans la société des possédants), le policier bourru mais songeusement humain veillant depuis son repaire bétonné du boulevard Bourdon, et le narrateur, SDF de son état (puisqu’on ne dit plus guère « clochard » de nos jours).

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Je ne connais rien à la hiérarchie du pavé, mais Yuliya me semblait n’être jamais montée en grade. La bonne copine, toujours, même dans un monde où la couverture à tirer pour soi se fait rare. J’avais rapidement remarqué ça. Au début, elle traînait dans le sillage d’une grande brune aux yeux d’aigle, disparue depuis des écrans radars. Puis la direction du groupe était tombée sous le joug de cette fausse rousse, fausse gazelle, faux sourire. Celle-là semblait chercher le galon là où Yuliya n’aspirait qu’au moins moche. Nous ne nous l’étions jamais dit, mais nos échanges muets parlaient de la même chose : d’un futur un brin complaisant qui accepterait d’inscrire les rêves d’hier à l’ardoise du jour.

Thierry Jonquet, dans « Mon vieux » (2004), son avant-dernier roman si l’on ne compte pas une certaine mascarade posthume, s’était essayé avec brio à la peinture de la cloche contemporaine, qui n’a plus grand-chose à voir avec les aspects les plus célestes de temps héroïques bien enfuis, comme on en trouve les traces chez Jacques Yonnet (« Rue des Maléfices », 1954) ou chez Jean-Paul Clébert et Patrice Molinard (« Paris insolite », 1952). Jean-Luc Manet va me semble-t-il plus loin et plus fort et, en 60 pages d’une belle intensité, insuffle dans cette rue artérielle qui limite le décor (dirait sans doute ici Bernard Lavilliers) une étonnante poésie mélancolique et dure, crépusculaire et pourtant vivace, que porte – avec une splendeur toute nimbée de Léonard Cohen – son perdant magnifique, ex-libraire de la rue de Charenton jadis ruiné et réduit au pavé (clin d’œil qui ne peut que nous toucher bizarrement, bien entendu, à la librairie Charybde, située au 129 rue de Charenton, précisément). Un texte qui vaut vraiment le détour, et qui devrait surprendre et toucher plus d’une lectrice ou d’un lecteur.

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

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Jean-Luc Manet, journaliste, critique rock, écrivain. 2012.

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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