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Notes de lecture 2023

Note de lecture : « La rébellion zapatiste » (Jérome Baschet)

Puissamment réactualisé en 2019, le texte décisif qui nous explique le mieux le lien vital entre insurrection indienne et résistance planétaire.

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Baschet

PRÉSENTATION DE LA NOUVELLE ÉDITION (2019)
La rébellion zapatiste, par son étonnante capacité de résistance et sa vitalité persistante, a rendu obsolète La rébellion zapatiste, ouvragepublié en 2002 puis repris dans la collection « Champs » trois ans plus tard.
On ne peut, bien sûr, que s’en réjouir, tout particulièrement au moment où cette expérience franchit  le cap du quart de siècle d’existence – soit une longévité très singulière pour une aventure rebelle radicale de cette ampleur.
Une édition actualisée de ce livre était donc nécessaire. Non pas que les analyses qui y étaient proposées aient été invalidées au cours des années postérieures à sa publication. Mais parce qu’il y manquait ce qui est devenu l’essentiel et qui, désormais, donne sa perspective à tout le reste : la construction de l’autonomie dans les territoires rebelles du Chiapas, dont la création des conseils de bon gouvernement, en 2003, a marqué l’approfondissement.
Car voilà le paradoxe : la rébellion zapatiste a presque cessé de faire parler d’elle au moment où, pourtant, se consolidait sa dimension la plus remarquable. Il est vrai qu’elle est sortie du domaine de l’événementiel et a progressivement renoncé aux facilités de la personnalisation, jusqu’à la mort autoproclamée du charismatique sous-commandant Marcos. Elle est devenue une révolution invisible, qui invente patiemment et en silence des modalités d’autogouvernement populaire, en complète sécession vis-à-vis des institutions de l’État mexicain. Dans un territoire comparable à celui d’une région comme la Bretagne, cette expérience défend et déploie des formes de vie à la fois ancrées dans la tradition indienne et inédites, qui constituent une alternative concrète aux logiques capitalistes dominantes. L’autonomie zapatiste est ainsi l’une des utopies réelles les plus radicales et les plus remarquables qu’il soit donné de découvrir aujourd’hui, sur notre planète livrée à la folie destructrice et déshumanisatrice de la quantification économique.
C’est donc à la construction de l’autonomie zapatiste qu’est consacrée la nouvelle postface qui clôt ce volume. On peut considérer qu’il s’agit d’un chapitre à part entière et même, en quelque sorte, du chapitre principal de ce livre, celui qui lui donne sa véritable perspective. C’est pourquoi le lecteur qui le souhaiterait serait bien avisé de lire cette postface en premier, après avoir pris connaissance de l’introduction et du prologue historique (désormais prolongé jusqu’au moment de rédaction de cette édition), pour revenir ensuite aux chapitres du livre.
Ceux-ci ont été reproduits ici tels qu’ils figuraient dans l’édition de 2002. Comme on l’a dit, leur contenu est demeuré valide, même s’ils demandent à être complétés. C’est pourquoi on trouvera, à la fin de chaque chapitre, des développements nouveaux indiquant certaines inflexions et clarifications au sein des conceptions zapatistes, ainsi que des éléments qui permettent d’approfondir les analyses initialement proposées.
Une précision encore. L’autonomie se construit dans un territoire propre, selon des modalités particulières. Une telle expérience est nécessairement située, localisée. Mais on aurait tort de la réduire à une affaire locale. Singulière, une expérience d’autonomie ne saurait constituer un modèle qu’il s’agirait de reproduire ailleurs ; mais la démarche qu’elle met en œuvre est multipliable partout, sous des formes chaque fois spécifiques. C’est en cela que la portée de la rébellion zapatiste déborde les frontières du Chiapas et du Mexique. En outre, celle-ci, toujours soucieuse d’imbriquer lutte des peuples indiens, perspective nationale et horizons planétaires, apporte de suggestives contributions à l’effort collectif pour refonder une perspective d’émancipation désirable et crédible – ce qui suppose d’abord de se libérer des pratiques politiques et des schémas de pensée qui ont contribué à mener les espérances révolutionnaires du XXe siècle vers de tragiques échecs. C’est pourquoi il serait regrettable de ne pas accorder à cette expérience rebelle toute l’attention qu’elle mérite.

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Jérôme Baschet est sans doute pour moi l’un des plus intéressants théoriciens concrets de notre époque (son « Basculements » de 2021 pourrait vous en convaincre encore davantage). Historien de formation (il publie sa thèse sur « Les représentations de l’Enfer en France et en Italie, XIIe-XVe siècles », conduite sous la direction du grand Jacques Le Goff, en 1993), spécialiste internationalement reconnu de l’image en tant que représentation structurante des sociétés depuis l’Occident médiéval, il enseigne aussi à l’Université Autonome du Chiapas (UNACH) depuis 1997, et s’est très tôt intéressé de très près à l’expérience zapatiste. Cet ouvrage publié chez Denoël en 2002 puis chez Champs Flammarion en 2005, très largement revu en 2019 comme indiqué ci-dessus, est une contribution décisive à une compréhension de cette rébellion décidément pas comme les autres, et si importante, aujourd’hui plus que jamais, par les pistes essentielles qu’elle permet discrètement d’ouvrir.

Dans certains pays comme la France, le soulèvement zapatiste, qui s’est fait connaître le 1er janvier 1994, n’a donné lieu le plus souvent qu’à une vision extrêmement étroite, partagée entre une série d’images d’Épinal sympathiques et diverses caricatures cyniques. Les uns y voient la résurgence d’une sagesse indienne immémoriale, issue du fond des âges, voire de l’innocence du paradis perdu, et se prennent à rêver d’une vie réconciliée avec la nature et d’une harmonie communautaire libérée du poids de la mauvaise  conscience occidentale. D’autres se gaussent d’une archéo-guérilla hors de saison, relevant d’un folklore nostalgique et alimentant le tourisme révolutionnaire des déçus de toutes les épopées antérieures. Surgissent aussi les sarcasmes qui ironisent sur une cyber-guérilla plus ou moins post-moderne, sur une « guerre de papier » dans laquelle les balles sont remplacées par les mots, et le combat de terrain par l’affrontement virtuel sur le web. Il s’agit là d’un thème vite lancé par le ministère mexicain des Relations extérieures et exploité avec une belle fringale par les médias et leurs serviteurs pressés. C’est que l’aubaine est parfaite pour le grand spectacle de la communication, trop heureux de virtualiser un mouvement social massif et d’occulter les rebelles derrière l’écran du médium qui symbolise son propre triomphe. Du reste, de la cyber-guérilla, on en vient inévitablement à gloser sur la mode médiatique suscitée par la personnalité du sous-commandant Marcos et son art de la communication. Pourtant, le zapatisme médiatique n’est qu’une invention des médias eux-mêmes, une ruse du spectacle ambiant qui s’efforce de neutraliser ses ennemis en les façonnant à son image.
S’opère ainsi une réduction typique de la logique médiatique qui, pour désarticuler les réalités sociales et les rendre incompréhensibles, concentre tous les projecteurs sur le fait individuel. Il ne reste plus alors du zapatisme que Marcos, adulé par ses fans et dénoncé par les propagandistes néolibéraux comme un manipulateur machiavélique. De toute manière, il est impensable qu’un mouvement indigène ne soit pas dirigé par un chef blanc, qu’il s’agisse du sous-commandant ou de Samuel Ruiz, l’évêque « rouge » de San Cristóbal de Las Casas. Se répète ainsi le mépris multiséculaire des dominants pour les mouvements populaires, réputés incapables de s’organiser eux-mêmes et ainsi dépossédés de leur histoire, jusque dans leur révolte. Dans le cas du soulèvement zapatiste, s’y ajoute la volonté d’ignorer l’existence d’un puissant mouvement social indigène et paysan, engageant des centaines de milliers d’hommes et de femmes, dont la formation et l’essor traversent l’histoire du Chiapas depuis les années 1970 au moins.
Toutes ces visions, qu’elles soient suscitées par la mauvaise foi des défenseurs du statu quo ou seulement par l’étroitesse de vue et la naïveté d’une information désinformée, empêchent de comprendre l’importance du mouvement zapatiste. D’où le présent livre, qui voudrait s’efforcer de remédier un tant soit peu à une telle situation.

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En s’installant rapidement bien au-delà de la source d’inspiration immédiate (mise en scène avec tant de drôlerie songeuse, encore tout récemment, par le Julien Villa de « Rodez-Mexico », par exemple) que constitue le néo-zapatisme, l’ouvrage de Jérôme Baschet, surtout dans cette nouvelle édition qui bénéficie des atouts cruciaux de la durée et du recul, est sans doute l’ouvrage accessible le plus important consacré à la rébellion du Chiapas et à son importance pour toutes les luttes contemporaines. Mieux encore que le précieux « Marcos. La dignité rebelle » (2001) d’Ignacio Ramonet ou même que le travail collectif conduit par John Holloway, « Néozapatisme – Échos et traces des révoltes indigènes » (2012), en phase parfaite avec des textes originaux aussi mémorables que le « Don Durito de la forêt Lacandone » du sous-commandant Marcos, il nous offre une vision largement systémique de ce qui se joue là, rejoignant la belle intuition du Manuel Vázquez Montalban de « Marcos, le maître des miroirs » (1999) et son propre sous-titre : il y a un lien fort, vital et intelligent entre l’insurrection indienne et la résistance planétaire face à ce qui nous broie.

La dénonciation des travers de l’hégémonisme, y compris au sein des organisations supposément vouées à la recherche de l’émancipation, est ici particulièrement virulente. Il convient donc au contraire d’oeuvrer à préserver l’hétérogénéité, de s’organiser à partir de différences se reconnaissant et se respectant comme telles, sans s’enfermer pour autant dans une pure atomisation (ce pourquoi le sous-commandant Marcos invite les « dignes rages »  à se faire collectifs, bandes, groupes, ou tout autre terme qui siéra à qui veut relever le défi de passer du « je suis différent » au « nous sommes différents »). Surtout, les différences doivent être reconnues comme une force : « On ne vainc pas le Commandeur avec une seule pensée, une seule force, une seule direction (aussi révolutionnaire, conséquente, radicale, ingénieuse, nombreuse, puissante et autre qu’elle soit). La diversité et la différence ne sont pas une faiblesse pour l’en bas, mais une force pour enfanter, sur les cendres de l’ancien, le monde nouveau que nous désirons, dont nous avons besoin et que nous méritons (…) Dans notre rêve, ce monde n’est pas un, mais nombreux, différents, divers. Et c’est dans sa diversité que se trouve sa richesse » (Eux et nous). Et de même, lors du Festival mondial de la digne rage : « Nous voulons vous dire, vous demander de ne pas faire de notre force une faiblesse. Être si nombreux et si différents nous permettra de survivre à la catastrophe et de construire quelque chose de nouveau. Nous voulons vous dire, vous demander que ce quelque chose de nouveau soit aussi différent » (Saisons de la digne rage).
Il faut cependant admettre que construire dans la multiplicité est un exercice bien plus ardu que l’alignement sur une position ou une figure unique. De plus, la valorisation de l’hétérogénéité resterait un mot d’ordre creux si n’était prise à bras-le-corps la difficulté qu’elle recouvre : comment faire croître la capacité à s’organiser collectivement dans la reconnaissance et le respect véritable de différences fortes ? Eux et nous avance à cet égard d’utiles suggestions. Cela suppose d’abord de faire davantage de place à une éthique du collectif et, par conséquent, de défaire l’emprise des formes de subjectivité modelées par l’individualisme contemporain. De celles-ci, il découle une exacerbation du « je » et de sa singularité réputée absolue, tandis que ce qui relève du collectif est tenu pour une entrave ou, au mieux, une concession inévitable mais pesante. Dans cette configuration égocentrée, l’affirmation de « ma » différence devient vitale, tandis que celles des autres ont toute chance d’être perçues comme des gênes, voire des menaces. Se plaire (ou se complaire) à parler plutôt qu’à écouter, à affirmer plutôt qu’à interroger, sûr de la supériorité de son propre point de vue et impatient de le faire triompher sur tous les autres sont autant d’attitudes communes, qui minent les efforts de construction antisystémiques. L’appel zapatiste suggère de travailler à rebours de ces habitudes égolâtres et volontiers compétitives. L’art de construire le « nous » est essentiel, mais il n’est pas moins nécessaire de reconnaître qu’il s’agit d’un « nous » hétérogène, qui n’exige nullement la négation du « je », son sacrifice sur l’autel du devoir et de l’intérêt collectif.
Pour concilier ces deux aspects – la construction du nous et la préservation des différences -, les zapatistes insistent sur l’importance du regard : « Regarder, c’est une manière de poser des questions » (Eux et nous). Regarder, c’est suspendre la tentation des affirmations péremptoires et des jugements définitifs. C’est s’autoriser à ne pas savoir encore ; c’est laisser à l’autre le temps de faire valoir ses raisons (ou ses déraisons), différentes des nôtres. Bref, le regard est un espace de suspension du jugement, pour s’ouvrir à la différence de l’autre. C’est l’espace d’un « peut-être », d’une désabsolutisation de nos convictions, qui laisse sa chance à la compréhension réciproque. L’art de l’écoute n’est pas moins précieux ; et c’est pourquoi le périple de l’Autre Campagne visait avant tout à écouter la parole de ceux qui souffrent et luttent dans toute la géographie du Mexique, comme un premier pas indispensable pour tisser un réseau de luttes – et en contraste avec les politiciens en campagne occupés à multiplier les discours et à distribuer les promesses.
Plus largement encore, s’organiser dans l’hétérogénéité requiert un exercice de proportionnalité  – une notion reprise d’Ivan Illich, par la médiation de Jean Robert, lors du Festival mondial de la digne rage. Pour les zapatistes, il s’agit d’une invitation à reconnaître ce que nous pouvons faire et ce qu’il convient de laisser à d’autres, une invitation à savoir mesurer jusqu’où s’étend l’espace qui nous correspond et où commence celui d’autrui, une invitation à admettre les limites de tout individu et de toute organisation, autant que l’inachèvement de toute pensée et de toute théorie. Il s’agit de reconnaître que « chacun à son espace, son histoire, sa lutte, son rêve, sa proportionnalité », car c’est seulement sur la base du respect de ce qui est propre à chacun qu’il est possible de combiner nos incomplétudes et de « faire alliance entre nos respectives proportionnalités » (Saisons de la Digne Rage). Ainsi, la proportionnalité est le principe possible d’un faire commun se construisant dans l’hétérogénéité du « chacun sa manière » et au plus loin de toute prétention hégémonique. Et s’agissant de la relation entre l’individuel et le collectif, la proportionnalité est la condition d’un « nous » qui accorde toute sa place aux multiples « je » qui le constituent. Elle oblige à reconnaître qu’il n’y a pas de « nous » possible sans un effort pour faire place à ceux qui pensent ou agissent différemment, y compris lorsque ces « manières de faire » nous déconcertent et nous dérangent. Il s’agit d’apprendre à construire à la fois ensemble et avec les différences propres à un « nous » hétérogène.

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