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Notes de lecture 2022, Nouveautés

Note de lecture : « Le Domaine des Douves » (Benjamin Planchon)

Incarner un imaginaire de Jérôme Bosch dans un récit contemporain baroque, hirsute, horrifiant, hilarant et dangereusement poétique, aux marges signifiantes de l’irréel : un pari fou et pleinement réussi.

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Je ne repense jamais à mon enfance. Je n’en rêve pas et ne ressens pas le besoin d’en parler. Ce n’est pas que je sois plus insensible qu’un autre, ni plus amnésique. En faisant quelques efforts, je peux même me souvenir de détails précis – l’inflexion d’une voix, des boucles rousses roulant dans une nuque, le parfum putréfié d’un marécage ou la lumière sèche éclaboussant un matin de douleur. Ma mémoire n’a rien effacé. Simplement, ça ne m’intéresse plus. Mon passé est derrière. Je suis relié à lui, mais la corde a suffisamment de mou pour ne pas me retenir. Lorsqu’on me questionne, j’esquive, je change de sujet. Je n’aime pas ressasser. Certains de mes amis s’inquiètent pour moi ; ils adorent imaginer que je couve une abominable dépression – on ne peut pas être à ce point détaché de sa propre histoire. Ils pensent que je fuis quelque chose, mais en tout honnêteté, ils se trompent. Et j’ai l’impression que l’on vit très bien – mieux, peut-être – en n’étant pas trop près de soi. Mon enfance, ce continent étrange et inquiétant, est à sa place : enfouie dans les bas-fonds. Muette, entre les algues.
Il s’est passé quelque chose de terrible au domaine des Douves.

« Le domaine des Douves », publié en mars 2022 chez Mialet-Barrault, un peu plus de trois ans après l’impressionnant « Capsules » paru chez Antidata, commence doucement, mais par un drame pourtant, déjà : un peintre copiste contemporain renommé (qui estime toutefois n’avoir pas suffisamment de talent pour être artiste à part entière – et cela nous sera expliqué le moment venu), vivant et travaillant à Paris, apprend que sa grand-mère, qui vivait seule désormais sur la lointaine propriété familiale, est brutalement décédée dans l’incendie de sa demeure, et qu’il doit se rendre sur place, à Saint-Loup, pour l’identification du corps.

Alors que Clovis Cardinaud se dirige en voiture vers le domaine de famille et vers des souvenirs d’enfance soigneusement tenus à l’écart jusque là, le réel tel que nous le connaissons semble se déliter, presque tranquillement, du même mouvement, laissant s’infiltrer des mots et, par là, des objets et des concepts, qui ne sauraient pourtant être familiers : noms de constellations inconnues, falaises molles pouvant gigoter, chenilles-centaures aux poils crépus, pins siffleurs, pêchers venimeux, fauteuils Henri IX, officier de police se déplaçant accompagné de deux cerfs blancs, tulipes furtives, lait de tique géante, et tant d’autres témoignant au fur et à mesure d’une rare inventivité langagière et imagée. Peu à peu, une hilarante inquiétude gagne la lectrice ou le lecteur, en commençant à subodorer peut-être (très parcellairement, bien entendu) vers quoi pourraient bien nous entraîner ces mémoires enfouies émergeant peu à peu.

Je sors sur le parking pour avaler mon sandwich, trop humide, et mon café, trop amer. Un délicieux petit vent danse dans le soir. Le ciel est clair, pétillant d’étoiles roses ; il me rappelle ces soirs d’été où, allongée dans le jardin d’arbres à gelée du domaine des Douves, ma cousine Bertille m’a appris à reconnaître les quatre-vingt-neuf constellations et, grâce à un filtre de son invention à base de cire des rivières, à distinguer la matière noire. C’était il y a des siècles, mais je n’ai rien oublié. Andromède, le Cygne, la Gueule à Crocs, l’Œil de Caïn. De vraies petites créatures à la Bosch ; des amies dans les ténèbres. Connaître un peu l’architecture du cosmos, cela m’a toujours été doux au cœur. C’est apaisant, cette immensité. De telles échelles, de telles éternités, ça repose de soi. Il est temps de partir. Un inspecteur m’attend, au fond du pays d’Ombrière.

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Ce n’est bien entendu certainement pas par hasard que la toile sur laquelle travaille Clovis, dans les premières pages du roman, soit une étude de Jérôme Bosch réalisée en préparation de son Circus Neantis. Campant, en quelques flèches d’autant plus acérées qu’elles ont d’abord l’air patelines, un décor provincial propice à la montée en mythologie (on songera sans doute au Jérôme Lafargue de « L’ami Butler » ou de « Le temps est à l’orage »), Benjamin Planchon parvient très vite à mêler indissociablement une étrangeté insidieuse – mais pourtant acceptée de toutes et tous comme pleinement naturelle – digne de celle des « Saisons » de Maurice Pons, une verve rabelaisienne renvoyant sans ambiguïtés à un foisonnement tout bakhtinien, mais en lorgnant du côté du décalage spécifique pratiqué par le Mathias Énard du « Banquet annuel de la Confrérie des Fossoyeurs » ou par le Pierre Senges de « Cendres – Des hommes et des bulletins » (où Bruegel se serait substitué à Bosch en guise de carburant secret), une omniprésence des odeurs comme marqueurs et passages, tels que portés à leur paroxysme par l’Antoine Volodine des « Filles de Monroe », une abolition soigneuse des frontières entre l’humain, le végétal et le mécanique dont aurait rêvé à son tour le Christopher Boucher de « Comment élever votre Volkswagen », ou encore une volonté de repenser en profondeur le rapport entre le réel et les arts plastiques digne du Nicolas Rozier de « L’île batailleuse ».

Les lumières des phares, sur la voie d’en face, émergent du néant, flottent quelques instants dans les ténèbres, puis disparaissent. Près de la sortie 287 scintillent des gyrophares et des panneaux lumineux. Je dois quitter l’autoroute, dont un segment est fermé. La radio m’apprend qu’un cheval blanc échappé d’un haras voisin s’est engagé sur les voies. Alors que j’emprunte une bretelle, je l’aperçois, au loin, qui galope dans la nuit, seul et sublime. Une beauté frémissante. Les caméras ne vont pas tarder. Les scènes comme celle-ci devraient être peintes, pas filmées. La caméra les transforme en fait divers. Il faut un artiste pour déceler la vérité. On manque de peintres d’actualité, disponibles à toute heure. Le terroriste dans sa mare de sang, à la manière pointilliste ; cent vingt résidents d’un Ehpad noyés dans la crue du siècle, façon impressionniste ; le suicide du ministre de l’Intérieur, version pop art. Il faut du style pour déchirer les voiles et raconter ce qui se passe vraiment. Je m’engage sur les routes secondaires en me frottant les yeux.

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(…)

Les enfants n’avaient pas le droit d’entrer dans la chambre de Pépin et Phéodora, mais il m’arrivait de m’y faufiler ; j’avais parfois de l’audace, pour impressionner les cousins. La pièce sentait l’avoine battue et le lait fertilisant. C’était, devais-je l’apprendre de Yohan, expert dans l’espionnage de ma famille, l’odeur de la douche à punaises que ma grand-mère cachait derrière un magnifique paravent olmèque – Phéodora avait une maladie de peau que seul parvenait à apaiser un jet d’insectes à haute pression. Je me souviens que les murs de la chambre étaient couverts de petites photos sous verre de membres de la famille, souvent laides, souvent passées ; que s’accumulaient sur les étagères des sculptures d’animaux (pour la plupart, des oiseaux et des renards) ; que sur des tables basses, d’innombrables tasses, pots, timbales et assiettes peintes prenaient la poussière. Et surtout, bien rangés dans une petite bibliothèque d’ivoire, on trouvait d’obscurs livres horrifiques dont je me demandais comment ils avaient atterri là. Je me rappelle encore certains d’entre eux, avec leurs terrifiantes couvertures illustrées – Douche de viscères en Alabama, À l’ombre des nonnes écartelées ou, le plus dégoûtant de tous, J’ai reconnu ma sœur dans un plat de tripes au vin. Aujourd’hui, je suis convaincu que ces ouvrages étaient des blagues de mon grand-père ; il devait savoir que les enfants aimaient fouiller en douce dans la chambre royale et riait probablement en imaginant les têtes que nous faisions en tombant sur ces bouquins étranges, qu’il avait dû fabriquer lui-même. Grand-Père était un farceur.

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Comme dans les circonvolutions circassiennes des « Bosch Dreams » d’Abraham Per Mortensen (image ci-contre), il s’agit bien ici, en jouant à merveille d’une codification baroque et profuse de l’horreur (d’ailleurs, lorsque Clovis parvient au village voisin de la propriété familiale, ne tombe-t-il pas en pleine « semaine internationale du gothique » ?) et d’une aventure déterminée dans l’irréalité immédiate (pour reprendre le beau titre de Max Blecher servant de devise officieuse aux éditions de L’Ogre), pour bâtir une exceptionnelle métaphore à étages faisant de chacun de nous, lectrice ou lecteur, l’étrange collapsonaute (comme dirait Yves Citton) fantastique d’un autre monde en voie de possible dissolution.

Je n’ai jamais été un gardien, un veilleur ou un châtelain. Je m’en rends compte aujourd’hui. J’étais bien incapable d’endiguer l’effondrement du domaine, ni même de le ralentir. Quels bras il faudrait pour retenir un monde en train de basculer ! Mon rôle est plus modeste : je suis un grand témoin, chargé d’enregistrer la catastrophe ; d’en recenser chaque nuance, la plus petite avancée, le moindre tremblement. Je suis l’archiviste qui consigne la fin du monde. Le greffier du désastre.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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