D’une dénazification sans conviction jusqu’à la Fraction Armée Rouge, une lecture étrangement poétique du drame d’un pays et d’une jeunesse, face aux silences du monde.
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Publié en mars 2014 chez Verticales, ce texte d’Alban Lefranc est une réédition remaniée de son « Des foules, des bouches, des armes » paru en 2006 chez Léo Scheer.
Presque trente ans après le climax des actions de la Fraction Armée Rouge et de sa répression, du « suicide » d’Ulrike Meinhof en mai 1976 aux assassinats du féroce procureur fédéral Siegfried Buback en avril 1977 et du président de la Dresdner Bank en juillet 1977, de l’enlèvement du dignitaire nazi non repenti et devenu patron des patrons, Hans-Martin Schleyer, en septembre 1977, au détournement d’avion finissant à Mogadiscio en octobre 1977, suivi quelques heures plus tard du toujours aussi étonnant « suicide collectif » par armes à feu, dans la prison la plus sécurisée d’Allemagne, des trois dirigeants historiques Andreas Baader, Gudrun Ensslin et Jan Carl Raspe, Alban Lefranc retrace ici en un peu moins de deux cents pages une histoire de cet épisode de violence révolutionnaire allemande.
La prouesse n’est pas mince, tant les actions et réactions s’enchaînèrent vivement entre 1968 et 1991, tant le sujet fut sulfureux et déchaîna les passions à l’époque, avant de rejoindre progressivement l’histoire et ses cendres, tant la Fraction Armée Rouge fut emblématique d’un certain type de violence, et tant sa répression força l’Etat allemand à se révéler sous certains jours qu’il aurait certainement préféré garder plus feutrés. L’originalité et la subtilité du travail d’Alban Lefranc, qui le démarquent des autres ouvrages, directement historiques (ou polémiques) consacrés à la Rote Armee Fraktion, tiennent à un angle, un rythme et une voix étrangement poétique.
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Un angle : l’appui sur le personnage moins connu de Bernward Vesper, écrivain, poète et éditeur, fils écrasé par l’ombre gigantesque de son père, le poète nazi Will Vesper, couvert d’opprobre sans doute après 1945, mais au fond, comme beaucoup d’autres dignitaires du régime qui furent capables de se distancier d’une participation directe aux crimes de guerre et aux crimes contre l’humanité du régime, fort brièvement inquiété à l’issue du conflit mondial. Bernward Vesper, compagnon de Gudrun Ensslin avant qu’elle ne rejoigne Andreas Baader, dépressif fondamental portant comme une croix les crimes de son père et son absence totale de repentir, écrira un livre bizarre et foisonnant, « Le voyage », avant de finir par se suicider en 1971, à trente-trois ans. Il joue aussi le rôle du « chaînon manquant », dans sa courte et tragique vie d’activiste de gauche, entre la vraie-fausse dénazification des années 1950, quasiment arrêtée pour cause d’indispensable lutte contre le communisme, et les mouvements sociaux étudiants de la fin des années 1960.
Un rythme : enchaînant comme autant de vignettes les réécritures de textes d’époque, les brèves journalistiques, les créations ex nihilo de positions et de pensées probables ou vraisemblables, pour rendre compte au plus près de l’alternance d’actions, de répressions, de reprises de souffle et de durcissements qui marquent ces dix années centrales entre 1968 et 1978, où les « petits » attentats initiaux feront place à quelques assauts plus spectaculaires et à cinq enlèvements et assassinats ciblés, tandis que les lois d’exception et les renforcements de la sévérité pénitentiaire s’accumulent rapidement dans un crescendo pouvant paraître au minimum étonnant (ou non ?), trente ans après les faits.
Une voix : trouvant un ton très particulier pour assembler les éléments disparates du puzzle, pour décrire sans trahir, proposer les faits sans simplifier, installer un éclairage spécifique à tel ou tel endroit, tout en gardant le tout en équilibre entre une subtile ironie et une rage rentrée, Alban Lefranc met en œuvre une langue bien particulière qui rend unique cette expérience de lecture, cette véritable machine à casser du storytelling bien établi.
Très loin du panégyrique, encore plus loin de l’accusation hystérique (pour cela, il faudrait relire tel ou tel éditorial d’époque de Jean d’Ormesson, par exemple), ce texte qui parvient à entremêler efficacement notes théoriques et historiques et poésie des perdants (dans un curieux écho volodinien) est une inquiétante réussite.
« On raconte que Bernward Vesper » (1938-1971), fils de Will Vesper, barde nazi qui fit brûler des livres, connut Gudrun Ensslin, future icône égérie de la Fraction Armée Rouge, eut un fils avec elle, écrivit un livre et se suicida ; qu’il fut écrasé par ce père majuscule qui s’installa avec armes et bagages dans les pages du grand cahier que le fils avait toujours avec lui ; que les drogues faillirent bien l’emporter tout près d’une révélation qu’il voulait faire partager à tous ; que dans l’ivresse, aux confins de l’aube, il n’était pas toujours ridicule. »
« Ne pleurez pas ce petit garçon à culottes courtes qui vous regarde avec des yeux de chien battu, il serait sans nul doute devenu méchant avec l’âge. Il aurait, c’est oracle, trahi la cause de ses pères, avili – j’en suis sûr – sa bouche dans une de ces foules hirsutes qui veulent faire la loi au pays. Sous prétexte de saine révolte, il aurait bafoué père et mère. On l’aurait vu sur les parvis haranguer les passants et prêcher l’anarchie. Il aurait appris par cœur des livres aux titres incompréhensibles. Sang de chat dans ce garçon, sang traître : ne vous laissez pas apitoyer par ses jérémiades. S’il avait survécu aux terribles corrections du père, il serait devenu Bernward Vesper, écrivain raté, suicidé précoce, érotomane sans humour, maître ès haine et dégoût de sa race, Ophélie mâle made in Germany. N’écoutez pas les cris du jeune garçon dans la cour de la ferme. Laissez la main du père lui donner le coup de trop sur la nuque. Qu’il meure ! Oubliez-le ! »
« Certes, Will Vesper est un père un peu encombrant pour un adolescent gauche à la fin des années 50, quand il découvre qu’il ne fera aucun pas dans l’autre monde s’il ne se greffe d’abord la langue de cet autre monde. Il est empêtré dans les arguties du père qui tombent sur les faits comme de la neige mouillée et finissent par adoucir les arêtes les plus tranchantes, baigner d’un clair-obscur délicat la pire abjection. Que reste-t-il du discours officiel tenu très officiellement par Will Wesper un certain 10 mai 1933, lors de l’autodafé de Dresde, trois mois après l’arrivée des nazis au pouvoir ? Que reste-t-il des mots et des gestes après presque trente ans de retouches infimes, contestations de détails, mises en perspective, révélations inouïes ignorées de tous ? (…) Le père, tout compte fait, n’est rien de moins que la conscience malheureuse du pays en perdition et, à ce titre, attend toujours la décoration que lui doit le nouveau régime. »
L’excellent article de Christine Marcandier dans Médiapart est ici.
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Un roman déroutant. Je ne connaissais que partiellement l’époque, du coup j’ai beaucoup appris. 🙂