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Notes de lecture 2014

Note de lecture : « Volodine post-exotique » (Lionel Ruffel)

Un superbe travail critique pour interroger les 6 500 pages du « À la recherche de la Révolution perdue » d’Antoine Volodine et de ses hétéronymes.

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Volodine post-exotique

Publié en 2007 aux éditions Cécile Defaut à Nantes, cet essai de Lionel Ruffel, professeur de littérature comparée, essayiste et co-directeur de la collection chaoïd chez Verdier, n’était que le deuxième (après le « Antoine Volodine, fictions du politique » d’Anne Roche en 2006 – dont il faudrait que je dise un mot à l’occasion) travail critique d’ampleur consacré à l’écrivain en France.

Même s’il s’arrête à « Songes de Mevlido », et ne peut pour cette raison intégrer l’abondante production des hétéronymes Lutz Bassmann et Manuela Draeger (à part les magnifiques livres « pour enfants » de cette dernière, parus à l’École des Loisirs), cet essai concerne donc bien les seize premiers romans d’Antoine Volodine, et réussit haut la main – disons-le d’emblée – l’exercice a priori ô combien difficile de rendre compte d’une œuvre gigantesque, elle-même prolixe en commentaires internes, textes dans le texte, références croisées, ironies critiques et complexités en vrai et en faux surplomb.

Dès son avant-propos, Lionel Ruffel trouve les mots qui placent et expliquent une grande part du charme intellectuel et émotionnel qui enveloppe le travail colossal entrepris par Volodine depuis 1985 :

« L’œuvre d’Antoine Volodine jouit d’un privilège rare : elle est inactuelle et pour une part infréquentable. Et comme d’autres œuvres inactuelles et infréquentables, on la trouve pourtant exemplaire et on aime sa fréquentation. L’histoire littéraire est peut-être ainsi faite que chaque période engendre ses monstres, marginaux et révélateurs. Ils portent souvent un nom, Maldoror ou Zarathoustra, qui dit tout à la fois leur irréductibilité au temps, et la coloration qu’ils lui ont donné. Le « post-exotisme » pourrait être un de ces noms, un nom de monstre, engendré par l’époque, et qui nous la fait voir, selon une étymologie bien connue.
La lecture des monstres dérange et provoque parfois des malentendus. Leur étrangeté peut les exclure du système de reconnaissance. Cette exclusion ne résiste pas au temps car s’il va de soi qu’une époque s’étudie grâce à des phénomènes de régularité, elle se comprend aussi par les phénomènes de rareté. Il faut être attentif aux monstres bien que l’époque ne les aime plus guère. Leur étude est un défi, car il faut toujours tenir ce rapport de la singularité et de l’exemplarité, et toujours tenir que l’exemplarité se mesure à force de singularité. Le post-exotisme pourrait beaucoup dire du temps présent, nous le dire sans vraiment nous en parler, de manière oblique. »

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« Una visita schernita » (Un simulacre de visite), Alberto Maso Gilli, 1869 (Représentations de l’enfermement social et psychiatrique au GAM de Turin, été 2014)

La première partie (« Fables du siècle ») tente habilement de reconstituer la scène primitive – ou plutôt, comme le dit Lionel Ruffel, les scènes primitives – où s’élabore, pour mieux les faire ensuite disparaître, la fiction volodinienne : écrivain en habits de terroriste ou – au moins – de dissident (qu’il utilise initialement les habits d’un « autre » radical, potentiellement extra-terrestre, réel ou fantasmé, comme dans « Biographie comparée de Jorian Murgrave » (1985) ou « Rituel du mépris » (1986), ne change pas fondamentalement l’affaire), éclatant comme tel dans la réécriture d’une histoire de la Fraction Armée Rouge que constitue largement « Lisbonne dernière marge » (1990) – dont au passage le superbe travail d’Alban Lefranc dans son « Si les bouches se ferment » vient magistralement illustrer le fil conducteur, chez Volodine, des enfances-histoires lâchées comme autant de fumigènes aux interrogateurs attendant de devenir des bourreaux -, jeu permanent, aussi littéraire que réel, de cache-cache entre vérité et mensonge qu’un tiers exclu doit mettre en œuvre, cheminement radical menant presque systématiquement au procès, qu’il soit effectivement instruit, dans toute sa démesure et son jusqu’au-boutisme, ou non.

Sur ce socle à la fois mobile et profond qu’identifie Ruffel, la fabulation volodinienne prend son essor :

« Écrire cette histoire qui ne passe pas, la collaboration, le nazisme, le stalinisme, les camps, l’horreur du vingtième siècle sont des préoccupations qui dépassent l’œuvre de Volodine. La dernière décennie du siècle fut en un sens obsédée par cette mémoire traumatique. La littérature l’exprima, comme les sciences humaines, renouvelant avec ce geste une pratique que la génération précédente avait un peu délaissée. Ce siècle s’achevant, la pensée et la littérature ne cessent de revenir sur ces traumas, sortes de scènes originelles, de taches aveugles sur lesquelles elles se construisent. Alors que la confrontation avec l’histoire, et particulièrement celle qui ne passe pas, est une des origines de l’œuvre de Volodine, elle n’intègre curieusement jamais les corpus d’étude sur ces thèmes. Pourquoi ? Car face aux mêmes événements, Volodine choisit une posture proche du délire et refuse toute vraisemblance référentielle, alors que le paradigme de l’enquête informe les textes contemporains affrontant l’histoire. Son imaginaire paranoïaque s’oppose à bien des égards à une recherche de vérité qui se sait vouée  à l’échec. L’imaginaire, le délire, la folie, la fiction « fictionnante », l’étrangement font l’originalité de cette œuvre et peuvent être saisis par un terme qui a le mérite de désigner dans le même temps un effet littéraire et son origine presque clinique : la fabulation, qu’on doit différencier de la fable ou de la simple fiction et comprendre comme une fiction à effet de fiction. »

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« I Sleep in the Orchard » (installation, Ilya & Emilia Kabakov) (Représentations de l’enfermement social et psychiatrique au GAM de Turin, été 2014)

Examinant avec soin la manière dont se constitue au fil des textes, une véritable « poétique de la dérive », Lionel Ruffel peut aussi noter, davantage qu’au passage, les corps esthétiques et littéraires qui irriguent le soubassement protéiforme du narrateur volodinien, en traquant dans l’intense mobilisation référentielle pratiquée, mais savamment brouillée et rendue subtilement inopérante, la considérable culture littéraire de l’auteur et l’usage redoutablement oblique qu’il en fait, insistant sur l’emblématisme du « Nom des singes » (1994) ou encore de « Dondog » (2002) dans ce domaine.

La deuxième partie  (« Une œuvre-monde ») parvient à dégager un bon nombre des éléments qui confèrent au post-exotisme sa singulière épaisseur, textuelle, émotionnelle et intellectuelle, à laquelle contribuent tant les hétéronymes que les entretiens accordés par l’auteur sous le nom de Volodine, tant les innombrables échos toponymiques et sémantiques entre des romans publiés parfois à plus de vingt ans d’intervalle que les inversions de personnages et de contextes pratiquées à l’occasion en simulacre d’un écoulement historique non conventionnel, et d’un désordre croissant reflétant de proche en proche ce qui « arrive », chaotiquement, à l’univers post-exotique.

« Faire exister en deçà de l’œuvre un contexte romanesque implique une stratégie littéraire qui pense et intègre le dehors de l’œuvre. Intégrer est un terme excessif qui relève de la réception et de la recherche d’effets. Car du côté de la production, il s’agit moins d’intégrer le hors-texte que de lui affecter les mêmes signes qu’au texte, des signes de « fictionnalité ». Il s’agit donc de les situer sur un même régime d’existence. Mais que désigne-t-on par hors-texte ? Les romans de Volodine traitent de manière très singulière cette zone stratégique, en ce qu’elle délimite texte et hors-texte, qu’à la suite de Gérard Genette on peut appeler le paratexte ou les seuils du texte. Volodine les a fictionnalisés avec insistance pour réduire à l’extrême l’expression d’un dehors du post-exotisme cependant que le post-exotisme s’affirme grâce à ce geste comme dehors, c’est-à-dire comme monde, comme univers. Reprenant la seule métaphore qui s’impose, disons que l’univers post-exotique apparaît grâce à cela comme un iceberg, dont les romans publiés constituent la partie visible. Apparaît ou est, le simple doute consacrant la réussite de l’entreprise. »

C’est aussi dans cette deuxième partie que Lionel Ruffel évoque le lien étroit qu’entretient le monde volodinien avec l’utopie et la contre-utopie (même si, ici, l’outil critique utilisé manque peut-être un peu de puissance – par rapport à ce qu’aurait pu apporter un Fredric Jameson, notamment), et que la forme possible de ce monde, tour à tour et simultanément anthologie, bibliothèque et archive, est brillamment analysée, permettant une première caractérisation forte de la politique du roman volodinien.

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« Un Natale al Pio Albergo Trivulzio », Angello Morbelli, 1909. (Représentations de l’enfermement social et psychiatrique au GAM de Turin, été 2014)

La troisième partie (« Dispositifs (esthétique et politique) ») était sans doute – pour moi – la plus novatrice au sein de ce beau travail critique, en dégageant les caractéristiques politiques, à nouveau, de la mise en scène et de la théâtralité que travaille comme peu d’écrivains – et comme très peu de romanciers – Antoine Volodine.

« De la lecture de Volodine, il reste cela : cette multiplication horizontale, cet excès, cette impression de débordement. Mais pas seulement. L’inverse se rencontre aussi : des images très précises, saisies dans leur singularité avec une acuité parfois extrême. Loin de s’opposer à la première impression, celle-ci la complète. Et de même qu’on évoque parfois le « feuilleté » de « Lisbonne dernière marge », la forme interrogatoire suffit à emblématiser cette œuvre. L’affrontement de Golpiez et de Gonçalves (« Le nom des singes »), celui de Breughel et de Kotter (« Le port intérieur ») mais aussi la posture de Will Scheidmann accroché à son poteau d’exécution (« Des anges mineurs »), celle de Breughel collé à sa planche (dans « Nuit blanche en Balkhyrie » cette fois-ci), le dépeçage de tortues durant les séances de tortures (l’effet paronomastique jouant à plein, « Le nom des singes ») mais aussi et pourquoi pas cette phrase liminaire « Rue de l’Arsenal, à Lisbonne, les potences abondent » (« Lisbonne dernière marge »), tout cela constitue ce que la tradition littéraire a repéré depuis fort longtemps comme des « scènes ». Et comme c’est toujours le cas, ces scènes produisent des images rémanentes, qui nous hantent bien plus longtemps que la conduite narrative, fût-elle virtuose ou chaotique (les deux termes n’étant pas opposés). Rien de bien étonnant, pourrait-on dire, pour une œuvre romanesque. Il faut cependant repérer et mentionner quelques éléments qui vont mettre au jour une singularité. La théâtralité et l’iconicité sont omniprésentes dans cette œuvre ; elles le sont à un point tel qu’elles peuvent en être considérées comme les régimes ou les logiques dominants. La dimension discursive y est généralement perturbée par la production d’images qu’assure la multiplication de ces scènes. C’est cette extrême récurrence, qui permet de comprendre le régime de fiction propre à l’œuvre de Volodine, sur lequel je vais m’arrêter. »

De la « simple » théâtralité à la conception de dispositifs spécifiques, Lionel Ruffel nous convie à explorer le travail spectacle / écran, la camera obscura, la magie / chamanisme, l’interrogatoire, comme autant de caractéristiques par lesquelles la virtuosité de Volodine s’exprime, en introduisant toujours subrepticement un sur-narrateur, ou metteur en scène, aux côtés ou dans les plis de son déjà fortement intriqué assemblage auteur / narrateur / personnage.

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« La cella delle pazze » (La cellule des folles), Giacomo Grosso, 1884. (Représentations de l’enfermement social et psychiatrique au GAM de Turin, été 2014)

La quatrième et dernière partie (« Aux animaux, aux malades, aux prisonniers : le peuple post-exotique ») poursuit et conclut l’interrogation menée sans relâche tout au long de ces 320 pages, défrichant l’essence politique permanente de ces romans, en réintroduisant, en apothéose, l’acteur et la cible de l’ensemble.

« Un enjeu, fabuler l’histoire. Un lieu, l’œuvre-monde. Une dynamique, les dispositifs fictionnels. Il manque quelque chose à cette description : les Breughel, Will Scheidmann, Golpiez, Dondog, ces figures, ces personnages qui forment le personnel post-exotique. Ou plutôt le peuple post-exotique car on suivra bien volontiers Gilles Deleuze lorsqu’il déclare que la fabulation a pour fonction d’inventer un peuple qui manque. L’œuvre de Volodine développe particulièrement cette notion que le mot post-exotisme, une fois encore, définit. Découvrir dans la représentation une organisation sociale complexe et parfaitement repérable renverrait cependant trop à un naturalisme rejeté de toutes parts. On y chercherait en vain un reflet de la réalité contemporaine ou une vision sociologique. Les enjeux chez Volodine sont certainement ailleurs et touchent à nouveau l’histoire du vingtième siècle, l’esthétique, la politique, le passé, le présent et le futur. Il serait tout aussi difficile de repérer, du moins clairement, ce qui est apparu lors de ce tournant de siècle comme ce qui reste des pensées du commun et plus particulièrement du communisme. On sent bien dans les publications récentes que les penseurs attachés au marxisme font d’une pensée de la communauté l’objectif majeur d’une réflexion qui se développe après la défaite des « socialismes réels ». La communauté est à leurs yeux (pour emprunter une expression de Volodine) « ce qui reste quand il ne reste rien » (« Des anges mineurs »). (…)
(Le peuple post-exotique) ne s’inscrit ni dans une vision sociologique, ni dans une vision ontologique et substantialiste. Il est ailleurs, évidemment. Mais cet ailleurs n’est pas sans rapport avec notre humanité ; ni sans relation avec les données politiques du vingtième et du vingt-et-unième siècles. C’est l’originalité de cette vision de l’individu et du collectif, des singularités et de la communauté, bref du peuple, que je me propose d’étudier dans ce dernier chapitre. »

Et c’est ainsi que des hommes, des animaux, des insectes, dans leur devenir commun d’Untermenschen et de toujours, résolument, vaincus, s’arc-boutent, tout au long de l’œuvre, pour « dire les restes » et faire vivre, envers et contre tout, la « dernière marge », en inventant chaque jour, depuis la salle d’interrogatoire ou le cachot, depuis le camp ou le ghetto, depuis le caniveau ou la décharge, une « littérature des poubelles » sans aucun équivalent, et ce faisant, inventant un authentique peuple dans le même soubresaut sans fin répété.

Et c’est ainsi que ce périple critique de Lionel Ruffel nous aide à toujours mieux saisir à quel point le formidable projet d’Antoine Volodine et de ses hétéronymes – Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Elli Kronauer, ou même la controversée Maria Soudaïeva, et toutes celles et tous ceux non encore publiés -, si on le lit notamment comme un intense et immense « À la recherche de la Révolution perdue » de 6 500 pages à ce jour (en y incluant le « Terminus radieux » à paraître fin août 2014), est grand.

Ce qu’en dit Antonio Werli dans le Fric-Frac Club est ici.

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Volodine

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