Parcourir l’histoire du XXème siècle sous l’angle de procès emblématiques et de leur mise en scène.
Suite ordonnée chronologiquement, les vingt fictions politiques d’«En procès» ébauchent par fragments une histoire du XXème siècle, font entendre les voix du prétoire qui diffèrent de l’histoire officielle, donnent à voir les procès, qu’ils soient huis clos ou spectacle, dont les échos résonnent tout au long du siècle, comme dans le récit de Mathias Énard qui ouvre le recueil, le procès en octobre 1914 de Gavrilo Princip, également évoqué dans son roman «Zone». Terroriste ou héros des nationalistes serbes, Mathias Énard représente Gavrilo Princip au tribunal, au cours d’un mois d’octobre 1914 d’une écrasante douceur malgré la furie toute proche des combats, sous les traits d’un jeune singe laid et effrayé, évitant la peine de mort du fait de son jeune âge (il n’avait que dix-neuf ans en juin 1914) pour être incarcéré dans des conditions qui valaient condamnation à mort à Theresienstadt, ce lieu qui verra tant d’autres prisonniers dépérir entre ses murs quelques décennies plus tard pour avoir été désignés par les nazis comme des Untermensch.
Il entre et c’est un singe. Petit, sombre, effrayé, les oreilles décollées, un tremblement dans l’épaule et la main droite, il s’assoit, ou plutôt on l’assoit assez violemment, un soldat autrichien le pousse sur le banc des accusés, ils sont huit, ils sont face à leurs juges, la salle est comble et respire bruyamment.
Thomas Clerc s’intéresse au procès fictif des dadaïstes à l’encontre de Maurice Barrès en 1921, mis en accusation pour «crime contre la sûreté de l’esprit», procès symbolique à l’origine de l’implosion du mouvement Dada, performance étonnante dont la forme a profondément marqué l’histoire esthétique du siècle. Après cette parodie de tribunal révolutionnaire, Christophe Manon évoque les procès des ennemis du peuple sous Staline, dans l’ombre colossale des «Récits de la Kolyma» de Varlam Chalamov et de la poésie d’Anna Akhmatova, depuis les lois de 1927, qui introduisirent la notion d’ennemi du peuple dans le droit pénal, et ouvrirent la voie à des décennies d’asservissement par la peur, dont l’Etat tirait son assise et son pouvoir.
Après le récit d’une vengeance légitimée sous forme de procès et le martyr d’une institutrice résistante en 1944 par Stéphane Legrand, celui du procès de Wilhelm Reich dans l’Amérique maccarthyste des années 1950 par Christophe Fiat, Mathieu Larnaudie excelle à faire revivre le grand cirque médiatique du plus long procès de l’histoire américaine, celui de Charles Manson, «show judiciaire à l’audience presque planétaire, à la dramaturgie parfaitement huilée, servie par une distribution sur mesure», lorsque l’industrialisation de l’image et du divertissement atteint jusqu’aux tribunaux. Cet emballement médiatique prendra une tournure encore plus folle lors du procès d’O.J. Simpson plus de vingt ans plus tard, celle d’une course de vitesse entre la justice et les médias, racontée ici sous la forme d’un scénario de film par Maylis de Kerangal.
Julie Bonnie déploie un langage très fin sur plusieurs registres pour rendre compte du procès d’une jeune mineure violée et accusée d’avoir avorté en 1972, procès emblématique d’une justice de classe et du combat pour la légalisation de l’avortement. Satellite impressionnant de son roman «Si les bouches se ferment», Alban Lefranc explore le langage ou plutôt l’impossibilité d’une parole réelle, lors du procès de la Fraction armée rouge.
Entre la phraséologie de l’État – dont la ligne argumentative fixée une fois pour toutes consiste à considérer la RAF exclusivement comme une association criminelle, et qui réussit à imposer dans l’opinion le terme insultant de «bande à Baader» – et celle de la RAF – qui traite tout membre de l’État, le plus obscur de ses fonctionnaires, comme un complice objectif de l’impérialisme américain et des massacres perpétrés au Nord-Vietnam- s’ouvre alors une véritable béance où le corps des prisonniers devient l’objet de toutes les attentions, l’ultime porteur de sens quand la parole fait défaut. Toutes les demandes d’ajournement, les recours en nullité, la guerre juridique entre la défense et l’accusation porteront sur l’état physique des prisonniers.
Avec une écriture qui semble vibrer de l’effroi de l’injustice, Marie Cosnay instille l’émotion ressentie par l’enfant de onze ans face à une justice capable de tuer, lors de la condamnation et de l’exécution de Christian Ranucci. «Un événement, le 28 juillet 1976, fait plier le monde et ce qu’on est d’une certaine façon». En évoquant le «Procès de la prison d’Ajaccio», Jérôme Ferrari raconte les tragiques dérives fratricides du nationalisme corse et leurs ondes de choc pour fracasser une aura, un idéal. Pierre Ducrozet restitue avec talent le sentiment de sidération face aux images de l’arrestation, du simulacre de procès et de l’exécution hâtive de Nicolae et Elena Ceausescu, images pathétiques qui témoignent d’une histoire qui se vit dorénavant en direct.
Julia Deck décortique magistralement en une poésie mathématique et percutante les liens qui relient les protagonistes de l’affaire Péchiney Triangle, et leur mépris du sort des salariés.
Les textes de Frank Smith sur le procès Hatagekimana et le génocide des tutsis, et celui de Mathias Énard et Mathieu Larnaudie sur le procès Blaskic, commandant des forces croates en Bosnie font entrer le lecteur dans l’intimité glaçante des procédures du tribunal pénal international.
En écho à ses «Cinq suites pour violence sexuelle», le flot puissant du texte d’Emmanuel Adely transmet toute la violence obsessionnelle de la procédure menée par le procureur Kenneth Starr envers Bill Clinton dans l’affaire Lewinsky.
Avec une virtuosité coutumière, Claro choisit d’évoquer le procès épargné au lion Prince, meurtrier de son soigneur au zoo de Vincennes en 2001, et l’histoire des procès intentés aux animaux, paradoxalement absents du XXème siècle, tandis que l’homme reconnaît au genre animal de plus en plus de droits.
Emmanuel Ruben décrypte brillamment les symboles et l’impasse du procès de Marwan Barghouti, procès impossible d’une justice israélienne désireuse de lui faire incarner une Intifada sans visage.
Dans un très beau texte, Hélène Gaudy s’empare du premier procès envers ses parents adoptifs d’une femme à l’identité floue, enlevée pendant son enfance à ses parents prisonniers politiques et assassinés pour être adoptée illégalement par une famille proche du pouvoir argentin, sujet au cœur du roman d’Elsa Osorio, «Luz ou le temps sauvage» notamment.
Le dernier chapitre de Sylvain Prudhomme, d’une sobriété implacable, conclut brillamment en se penchant sur le procès de Lakhdar Boumedienne, détenu pendant huit ans hors de tout cadre légal dans le camp de Guantanamo.
Lecture indispensable, passionnante de bout en bout, «En procès» plonge le lecteur dans une histoire parallèle du vingtième siècle cousue de violence, d’arbitraire, de fureur et de spectacle.
Pour acheter chez Charybde ce livre paru en Avril 2016 aux éditions Inculte, c’est ici.
Discussion
Rétroliens/Pings
Pingback: Note de lecture bis : « En procès (Collectif) | «Charybde 27 : le Blog - 25 juin 2016