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Notes de lecture 2014

Note de lecture : « Scènes de la vie d’un faune » (Arno Schmidt)

D’une ironie cinglante et d’une richesse condensée, le grand écart intérieur d’un déserteur secret de la société bourgeoise nazie.

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Scènes de la vie d'un faune

Paru en 1953, traduit en français en 1962 par Jean-Claude Hémery chez Julliard, puis retraduit en 2011 par Nicole Taubes chez Tristram, le troisième texte publié d’Arno Schmidt est sans doute son plus connu.

Depuis quelques années, entre recommandations d’amis de confiance et bribes critiques glanées ici ou là, je tournais autour de l’œuvre d’Arno Schmidt, guettant le moment propice (toujours un peu illusoire) pour m’y plonger.

En plein confort renaissant du miracle économique allemand, si brillamment questionné par ailleurs par Heinrich Böll notamment (et bien sûr par Günter Grass sous une autre forme), aussi magnifiquement que cruellement renvoyé à son hypocrisie psycho-sociale dans « L’effrayable » d’Andreas Becker, et encore récemment replacé dans la bonne perspective par l’Alban Lefranc de « Si les bouches se ferment », Arno Schmidt invente, pour dire l’immédiate avant-guerre et l’immédiate après-guerre nazie (la période 1939-1945 n’étant elle-même traitée qu’en anticipation et, déjà, en subtile et nostalgique remémoration), un narrateur se plaçant d’emblée parmi les grandes figures de la littérature, un style très particulier usant notamment de la ponctuation comme d’une arme létale, un langage ultra-référentiel sans aucune gratuité, un système sophistiqué d’échos entre sphère publique et sphère privée, entre histoire ancienne et histoire récente, pour nous offrir un tourbillon de cent cinquante pages d’une presque incroyable densité.

Fonctionnaire discret et effacé – et beaucoup plus brillant que ce qu’il laisse à voir aux autres – du IIIème Reich de 1939, Heinrich Düring se soumet en apparence à la monstrueuse pression sociale du consensus nazi et des valeurs qu’il prône (formidable consensus dont « La peste brune » de Daniel Guérin traquait miraculeusement, à pied et en vélo dans l’Allemagne des gîtes et des tables d’hôte de 1932 et 1933, la gestation, après l’effondrement fratricide des mouvements ouvriers, et dont l’effacement et le déni occuperont une bonne part du personnel politique et culturel de la RFA d’après 1949), mais n’en pense pas moins, in petto, alors même qu’il œuvre, saisissant l’opportunité d’une recherche historique et démographique lui fournissant les indications sur un havre secret et campagnard utilisé par des déserteurs de l’époque napoléonienne, à se bâtir un nid, un refuge pour vivre sa vie rêvée en compagnie d’une toute jeune fille, à l’écart du carcan familial et social qu’il abhorre, supporte malgré tout, et qui le tue.

Aus dem Leben eines Fauns

Ma vie ? ! ; n’est pas un continuum ! (pas seulement qu’elle se présente en segments blancs et noirs, fragmentés par l’alternance jour, nuit ! Car même de jour, chez moi, c’est pas le même qui va à la gare ; qui fait ses heures de bureau ; qui bouquine ; arpente la lande ; copule ; bavarde ; écrit ; polypenseur ; tiroirs qui dégringolent éparpillant leur contenu ; qui court ; fume ; défèque ; écoutelaradio ; qui dit « monsieur le Sous-préfet » : that’s me !) : un plein plateau de snapshots brillants.
Pas un continuum, pas un continuum ! : tel est le cours de ma vie, tel celui des souvenirs (de la façon qu’un spasmophile peut voir un orage la nuit) :
Flash : une maison nue de cité ouvrière grince des dents dans la broussaille d’un vert toxique : la nuit.
Flash : des faces blanches qui zyeutent, des langues dentellent au fuseau, des doigts font leurs dents : la nuit.
Flash : membres d’arbres dressés ; gamins poussant leur cerceau ; des femmes coquinent ; des filles taquinent à corsage ouvert : la nuit.
Flash : pauvre de moi : la nuit !!
Mais moi, dire que ma vie m’apparaisse comme le fleuve majestueux d’une chaîne de production, ça non, je peux pas dire ! (et les raisons).

Lande de Lünebourg

Dans le décor paradoxal des landes de Lunebourg, étendues sauvages à deux pas des gigantesques emprises de la ville et de l’industrie que matérialisent Hambourg, Brême et Hanovre, cette brève et flamboyante histoire d’un grand écart entre l’intérieur et l’extérieur, entre la façade et la vie rêvée, ne se contente toutefois ni d’une dénonciation de ce qui fit le nazisme ordinaire, de la bêtise qui le soutint ou de la lâcheté qui l’accepta suffisamment pour le permettre, ni d’un éloge de la fuite, de la vie dans les bois, d’une misanthropie radicale ou d’une expérimentation à la « Walden » d’Henry Thoreau : le questionnement est plus fondamental encore, et porte bien sur le conformisme et la vie intérieure (comme l’approche, par une toute autre voie, le magnifique « Liquide » de Philippe Annocque), sur les vertus et les vices de l’ironie in petto, et sur les conditions de toute résistance à l’écrasement psychologique et social.

SA, SS, soldats, JH, et cœtera : les gens ne sont jamais aussi insupportables que lorsqu’ils jouent aux soldats. (Ça leur prend, on dirait, périodiquement, une fois tous les vingt ans, comme le paludisme, et même plus souvent, ces temps-ci.) Finalement, ceux qui commandent c’est toujours les pires, c’est-à-dire : les supérieurs, les chefs, les directeurs, les présidents, les généraux, les ministres, les chanceliers. Un type bien aurait honte d’être un supérieur !

(…)

À Bergen-Belsen : (comme SS, il avait été affecté au personnel du camp, ce gros porc). « Ah, là-bas, ils travaillent tous, faut voir ça ! », sourire hargneux maison de maître : « Les Juifs. » Une pause. Il rapprocha la fiche de ses yeux bleu-bouffi ; mais fallait que ça sorte : « Et s’ils mouftent – au poteau » – ?!!? – : « Au gibet spécial. »
Rien ! Je ne sais rien ! J’me mêle de rien ! (Mais il y a une chose que je sais : Tous les politiques, tous les généraux, tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, commandent, donnent les ordres, sont des pourris ! Sans exception ! Tous ! Je me rappelle encore très bien les grands pogroms ; j’oublierai pas la fois où les types de la SA, chez le Dr fränkel, ont fracassé  à coups de hache sa machine à écrire et les cris aigus de son piano quand ils le lui ont balancé par la fenêtre, le poussant au suicide ! : Mais viendra le jour, messieurs les salopards. Et malheur à celui qui « vous donne une nouvelle chance » !)

12-déserteurs

Déserteurs (sous Napoléon)

Pour porter un projet d’une telle ampleur radicale, surtout inscrit en si peu de pages, Arno Schmidt s’invente une écriture bien spécifique, hachée, composée de paragraphes courts ou très courts, n’hésitant jamais à pratiquer le coq-à-l’âne ou le saut du monologue intérieur en laissant le soin au lecteur de recoller le flux, usant de la ponctuation comme d’une arme que ne renierait certainement pas le Peter Szendy de « À coups de points – La ponctuation comme expérience » – comme le pratiquera plus tard son compatriote Reinhard Jirgl, capable de rendre compte avec une parfaite justesse drôle – qui approche souvent la poésie du désastre post-exotique d’Antoine Volodine – aussi bien de mesquineries de bureau, de machinations amoureuses ou érotiques, de bombardements d’usine ou d’outranciers dénis de culpabilité après-guerre.

Ultra-référentielle, puisant à foison tant dans les registres de la chanson populaire que dans ceux de la littérature ou de la philosophie les plus érudites, de la poésie savante ou du conte enfantin remanié, cette écriture justifie certainement le travail de notation abondante, concoctée en annexe par la nouvelle traduction de Nicole Taubes effectuée sous l’égide de Tristram, mise en lumière qui puise largement dans les plus récents travaux internationaux, notamment italiens et allemands, d’exégèse d’Arno Schmidt en général et du « Faune » en particulier.

Roman terriblement joueur, farceur et primesautier à contre-temps, roman d’une horreur passée et d’une mauvaise conscience allemande soigneusement enterrée par la société adenauerienne (qui sera toujours offusquée du savant « mauvais goût » et de la ruse langagière d’Arno Schmidt), « Scènes de la vie d’un faune », servi par une impressionnante postface de Stéphane Zékian, compte indéniablement au nombre relativement restreint de ces textes qui peuvent changer notre compréhension de la littérature, et donc du monde.

Le très intéressant entretien d’Alain Nicolas, pour l’Humanité, avec la traductrice Nicole Taubes, est ici. La lecture roborative de Lazare Bruyant pour le Fric-Frac Club est . Et Nébal explique fort joliment comment la forme déstabilisante de ce roman se surmonte d’elle-même, ici.

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

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Arno Schmidt

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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