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Notes de lecture 2021, Nouveautés

Note de lecture : « Le premier souper » (Alexander Dickow)

En passant les règles alimentaires superlatives au régime décapant du récit épique et infiniment rusé de science-fiction, et de la fête du langage qui s’y associe, tracer l’arbitraire des constructions, mythico-religieuses ou socio-politiques, en bien d’autres matières. Brillant et terrifiant.

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Un bruit de lutte éclate, mêlé de jurons et de plusieurs coups de feu, puis une explosion de verre – et l’air s’échappe violemment de l’engin. Même si l’un des membres de l’équipage avait survécu à la lutte avec l’arme à feu, la dépressurisation de la cabine a dû entraîner très vite la perte de connaissance avant l’écrasement de l’engin. Le copilote avait donc tenté de détourner le dirigeable vers Murin, peut-être afin de s’approprier les fournitures que portait l’appareil. Ce qui expliquait les caisses trafiquées : le copilote avait dû découvrir quelque chose de valeur dans ces caisses.
En quelques instants, Penina découvrira elle-même ce qui avait poussé le copilote au crime. En quelques instants, la confiance de Penina dans les motivations de ses chefs sera à jamais ébranlée ; à la place de la bonne marche d’une communauté harmonieuse, elle dévoilera une machine conçue pour broyer les ouvriers en faveur de privilèges secrets, de pots-de-vin et de favoritisme. En quelques instants, l’angoisse de Penina se réalisera, et brisera définitivement sa sérénité d’ouvrière fidèle. Elle devinera le fondement de sa condition et de celle de chacun de ses pairs : l’exploitation sans limite, l’usure des uns en faveur du confort infini des autres.
Elle est devant les caisses, dont un pan entier a été ébranlé là où le mur du container s’est effondré sous la force de l’impact. Plusieurs caisses ont éclaté : elles portent le sigle des chefs.
En un ruissellement insolite se déverse de leurs flancs brisés un éboulis d’objets, de vives boules aux reflets rouges et jaunes. La caisse pleine déborde de ces boules colorées. Penina s’approche, s’incline sans comprendre et attrape une boule blonde, l’amenant vers la lumière.
Entre les doigts de Penina se tient, lourde de dorure et d’extravagance, une impossible pomme.

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Fidèle employée des Mines, seul havre de paix et d’ordre dans une contrée en pleine déliquescence, sujette aux troubles et à la famine, Penina, confrontée à l’impensable, prend la tête d’une improbable jacquerie finissant pourtant en conquérant tourbillon révolutionnaire.

Le caporal s’étire et son dos craque ; il laisse échapper un gros souffle de fatigue et de soulagement. Le bureau lui semble soudain moins étroit, un champ de possibilités s’ouvre. Il pose la main sur une liasse de papiers : des dessins de deux visages, deux femmes dans les vingt- cinq ans – les ordures qui dirigent les traîtres. Tout un travail rien que pour deux piètres dessins, une semaine et plus de sales interrogatoires, de face à face avec des vagabonds vidés de leur substance, au fond de la vase de Taranque – ça lui semblait pénible avant qu’il n’ait les dessins en main ; maintenant, ces deux putains, à travers leurs effigies, lui semblent presque à portée de poing.
Il faut tout juste attendre le bon renseignement. Le point de bascule.

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Le capitaine Lamanck et ses soldats sont confrontés à un défi redoutable lorsque leur nation réalise soudainement que, de l’autre côté, des êtres immatériels pouvant toutefois s’incarner brièvement, le temps de hacher, trancher et désosser, convoitent les vivants dont ils ont grand besoin.

L’erreur devait arriver. On a décidé de faire détoner deux bombes (de simples tubes remplis de poudre à canon, en vérité), l’une au-delà, l’autre dans le monde matériel, dans cet ordre. On a essayé d’abord avec un pétard dans le royaume spirituel : il y a eu le claquement attendu, et l’explosion a légèrement ridé les bulles d’idées environnantes, sans avoir d’autre effet. Rien ne s’est manifesté dans le monde matériel. Mais quand on a fait exploser une plus grosse bombe du côté matériel, le monde nouménal a réagi très vivement : une sorte de roulement de séisme l’a secoué, résonnant tout autour et se répercutant d’idée en idée ; une tache rouge sang est apparue dans l’amnios, et plusieurs bulles se sont fissurées d’une lumière rouge, éclatant à leur tour comme autant d’œufs. Le trou, lui, s’est effondré, et on a à peine pu dégager Gridel, qui était alors dans l’au-delà ; il est sorti du trou comme un fœtus d’un vagin, et bien abîmé.
On a compris tout de suite qu’on ne pouvait rester là.
— C’était imprudent, a insisté le capitaine. Ils auront pu détecter cette détonation, sinon la première.
— J’ai pu récolter quelques conclusions importantes ; cela fera une belle publication, et un apport aux efforts de l’Empire. Allez, on déguerpit, a conclu Jancrisse.
Mais c’était déjà trop tard. La Membrane ne s’est pas rouverte, mais un escadron d’âmes a attaqué pendant le rangement des tentes et des affaires. Bardoue a pris presque tout de suite une balle d’outre-monde : ces balles n’ont aucun effet physique, mais elles peuvent amener l’homme à perdre temporairement, et parfois définitivement, la raison.
Alors que Bardoue sautillait à quatre pattes et émettait des grognements étranglés, les âmes ont surgi des créosotiers et des armoises tridentées, armées. Gridel et Levisan ont été perdus dans les premières minutes, l’un par une deuxième balle d’outremonde, l’autre aux griffes d’une âme qui ressemblait à une petite guivre sans ailes, munie de griffes longues comme des couteaux de cuisine. Aussi Levisan a été découpé comme un quart de viande. Les arquebuses n’avaient guère d’effet sur les âmes, qui étaient de toute façon trop proches : on les a hachées avec ardeur, le capitaine en tête, plus féroce qu’aucun autre : Jancrisse s’est dit que l’élément militaire, finalement, avait du bon.
À la fin du combat, il restait une âme qui vivait encore, et qui coassait dans sa détresse, dans la poussière. Le capitaine Lamanck s’en est approché, épée nue. Jancrisse a couru vers lui :
— Non !
Mais Lamanck avait déjà tranché l’âme en deux.

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Dorinthe, jeune noble de la cour, voit dégénérer en quelques semaines un conflit théologique et culturel, larvé au sein de la cité depuis fort longtemps, en une brutale guerre civile doublée d’une guerre de religion, avec factions étrangères, anathèmes, sauvageries, tremblements, complots et effondrements, étant lui-même serré de près par des machinations aux airs carrément byzantins ou florentins qui le contraignent à des mesures drastiques.

Malgré une datation pour le moins hésitante, les chroniqueurs tiennent encore pour avéré l’avènement subit de l’allophagie chez Dèze le Mécréant. L’illustre sanguinaire aurait sévi, à en croire les chroniqueurs les plus tenaces, entre le 6e et le 12e équicycle, sans qu’aucune preuve consistante de son existence ne soit parvenue jusqu’à nous. Le témoignage le plus ancien reste le fragment M, pourtant rédigé plus de trois équicycles après le 12e, et les controverses autour de cette extravagante confession ne sont pas moins pérennes que celles qui entourent la pratique même de l’allophagie.
Seule la légende d’Aigues, l’hiérophante des Aurèdes, rivalise avec celle de Dèze. Aigues, dit-on, aurait survécu pendant plus de 348 ans grâce à une autophagie exceptionnellement lente. De nombreuses fables circulent parmi les Aurèdes à propos d’Aigues : qu’il ne restait de lui que son crâne à la fin de sa longue vie, car il s’était dévoré le tronc et les membres ; que son tour de taille faisait dix centimètres au moment de la mort ; qu’il aurait survécu en ne picorant qu’un gramme de lui-même tous les mois ; qu’en n’ingérant rien que sa propre sueur il pouvait survivre plusieurs jours. Que ces mystères se contredisent souvent ne semble pas incommoder les Aurèdes, tant les dons de leur demi-dieu dépassent la raison.

Des protagonistes centraux joliment flottants, minutieusement entourés de figures et de récits, des êtres que réunit un même livre dont ils seraient peut-être bien les personnages en quête d’auteur : Penina (mais aussi Amara, Clach ou Carrick, voire Aatmik), Lamanck (mais aussi Jancrisse, Helka ou Yaldéra – et peut-être même Xlacuétl et Tlégu), Dorinthe (mais encore Alissandre, Darien ou, naturellement, un certain Ronce) figurent tous dans Le premier souper, ce livre mythique de Ronce Albène, écrit en 1927 (mais de quelle ère exactement ?), assemblant ce qui apparaîtrait tantôt comme d’authentiques mémoires parsemées de considérations philosophiques, tantôt comme le compte-rendu, légendaire ou épique, de guerres inouïes. Si le statut du récit (ou plutôt des trois récits) se dérobe, même lorsque le troisième et dernier feint de savoir rendre compte des deux autres, il insinue peu à peu chez la lectrice ou le lecteur une terrible certitude, celle d’être confrontée ou confronté à un moment multiple et mythologique des guerres alimentaires – ou plus exactement des conflits engendrés entre espèces, apparemment voisines ou non, par leurs modes d’alimentation respectifs.

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Dorinthe mit plusieurs jours à se remettre de l’étrange venin d’inexistence, de ses visions, des séquelles de sa suspension. Il le fit de nouveau chez maître Albène, et sur le même divan. Alissandre plaisanta que cela devenait une habitude bien mauvaise, mais Dorinthe put à peine en sourire. Il se demanda s’il retrouverait un jour de la légèreté.

Publié en mars 2021 à La Volte, « Le dernier souper », emballage apparent, officiel et magnifiquement instable, de cette somptueuse explosion de narration significative, joue à merveille des variations de registres et de styles que se permet Alexander Dickow, universitaire franco-américain, notamment spécialiste du surréalisme, que l’on connaissait jusqu’ici, éventuellement, pour sa poésie audacieuse et son goût de l’expérimentation littéraire.

Capable de mêler dans un même grand mouvement – ou de distiller en gouttelettes joyeusement félones – aussi bien les oscillations fantastico-épiques chères aux Ada et Yves Rémy des « Soldats de la mer », les pérégrinations cathartiques développées par l’Ursula K. Le Guin de « Terremer », les complexes intrications poétiques du Lucien Raphmaj de « Capitale Songe » et le souffle à la fois sublime et venimeux du Pierre Guyotat de « Tombeau pour cinq cent mille soldats », l’auteur orchestre ici pour nous une extraordinaire mise en métaphore du régime alimentaire, de ses composantes physiologique et psychologique et de ses conséquences sociale et politique, sous couvert d’histoires et d’Histoire, de fables et de fabulation.

Joueur en diable, c’est peut-être toutefois du côté du Gene Wolfe du « Soleil de Teur » et de « Soldat des brumes » (avec cette rare capacité à habiller la crudité des rapports de force avec de rusés oripeaux de poésie et d’humour noir – et, ici, le Scott Baker de « Kyborash », de « La danse du feu » et de « Nouvelle recette pour canard au sang » aurait sans doute aussi un mot à dire) et de l’Angelica Gorodischer de « Kalpa Impérial » (avec son instinct du temps long et du détour opéré par le conte) qu’il faut chercher dans ce « Premier souper » les échos les plus signifiants et les armes les plus saillantes d’une panoplie soigneusement orientée.

Réaffirmant cette vocation particulière de la science-fiction et de l’imaginaire comme anthropologie spéculative, sans jamais perdre le sens du rythme adapté et du mot juste, s’autorisant à nous propulser dans le vertige de la traduction, lorsque s’affrontent, rivalisant de ruses et de stratégies, les mots et les idées, Alexander Dickow transforme ces « Fragments de mondes » (ainsi qu’est sous-titré le roman, miroir brisé) en merveilleuses démonstrations aussi techniques que poétiques, forçant la réflexion de la lectrice ou du lecteur à travers le pur plaisir du récit, pour établir habitudes alimentaires et sexuelles en constructions sociales, religieuses et mythologiques, en contingences toujours enjeux éventuels de domination, hors de toute science et de toute preuve : lorsque les règles alimentaires sont devenues superlatives, « dis-moi ce que tu manges, je te dirai non pas ce que tu es, mais ce que tu voudrais être ».

Notre corps ne nous appartient pas. Quand bien même un envahisseur viral ou bactérien ne nous en ôterait la maîtrise, c’est une émeute à peine réprimée, un cancer en attente, des leucocytes qui se lancent à l’assaut de nos chairs à faire bouiller les lymphes, à faire tourner le sang. L’esprit n’a rien de souverain. C’est une infection de réflexes, de tics, de volontés enfouies, il ne sait d’où viennent ses désirs : de son corps ; du milieu dans lequel il baigne comme un œuf de grenouille, translucide et poreux.
L’esprit non plus ne nous offre rien qui nous soit propre. Nous nous imaginons comme autant de globules qui s’entrechoquent, recouverts de membranes qui nous distinguent et nous séparent. Mais la peau est une charnière. Elle nous plonge dans le monde autant qu’elle nous en sépare.
La chimère d’Ondrogène, d’une vie entièrement autocentrée, auto- suffisante, enfermée en elle-même, ne pouvait finir qu’ainsi, par l’éclatement du mensonge qu’est la réclusion pure, l’isolement absolu.
Celui-ci, s’il pouvait prendre consistance, serait répétition d’une même pulsion vers soi, vers un centre sans substance, ne donnant sur aucun dehors.
Soi et l’autre se mêlent fatalement. Seule est fertile la jonction des êtres.
Nous n’avons pas de bords.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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