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Notes de lecture 2023, Nouveautés

Note de lecture : « L’homme-nuit » (Pierre Cendors)

Épique et intime, un autre énigmaire, nimbé de fantasy, où le religieux et le métaphysique se dissolvent savamment dans le mythe et dans la puissance pure des récits qui bifurquent.

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Cendors

Nombreux, en ce temps-là, la révéraient.
Elle régnait nocturnement dans les profondeurs du ciel et de la terre, dans la première neige et dans le sang des femmes. Dans le souffle du vent, dans la marée du brouillard, cette mer sans rivage, et la voix du tonnerre. Là aussi, dans le silence des astres, des éclairs et de la lune noire. Dans l’abîme des mers et l’abîme des airs. Encore là, dans les gorges montagneuses côtoyant les cimes.
Sa puissance nous transformait. Son âme vivait en nous. Toute vie en était fortifiée.
Sans parler, tout nous parlait.

Au prix d’un rapprochement métaphorique peut-être inattendu, j’oserai dire qu’il y a quelque chose de Quentin Tarantino dissimulé chez Pierre Cendors : comme chez l’auteur de « Once upon a time in Hollywood », nous bénéficions d’une connaissance encyclopédique de la littérature (et même du cinéma, comme en témoignent tout particulièrement « Archives du vent » ou, déjà, le très matriciel « Les fragments Solander »), connaissance éclectique qui use discrètement des figures les plus canoniques comme des escapades rusées dans les « mauvais genres », connaissance qui ne se contente jamais de citer mais qui fusionne le matériau dans son propre creuset pour en extraire un métal nouveau. Et ce métal, assorti d’un goût commun de la provocation qui vise essentiellement à déjouer les attentes du public et du lectorat, maîtrise au plus au point l’art de la narration, des bouleversements chronologiques et des jeux de point de vue, pour accéder d’emblée ou presque à la zone du mythe, là où la pop culture se ressource perpétuellement parmi les préoccupations esthétiques, politiques et métaphysiques les plus anciennes et permanentes qui soient.

Qu’importe mon nom. Je l’ai moi-même rarement prononcé. Les puissants de ce monde préfèrent ignorer ceux de ma sorte. Ils se défient d’une nuit à visage humain, une nuit qui n’est que l’écho de l’autre, la ténèbre originelle, la Grande Nuit, celle d’une chambre nuptiale au silence funéral, règne de la reine noire, la déesse sombre – la Dea Obscura.
Gouverneurs, nobles et intendants, tous détournent leur crâne dégarni, leur cou vulturin, leurs mains alourdies de gemmes, en me montrant le dos. Ils me rangent là, avec leur propre ombre, parmi les bêtes et les esclaves, avec tous ceux qui, pour avoir un jour réellement existé, n’eurent de réalité pour personne.
Je connais le visage de chaque dignitaire à Solombros. J’ai vu leur père les préparer, enfants, au pouvoir, comme on apprête un lit de noces. J’ai vu des mères en réchauffer les draps pour leurs filles, et s’y complaire à leur place, en attendant qu’elles en eussent l’âge. J’ai dormi dans leurs écuries ; j’ai servi à leur table.
Auprès d’eux, j’ai appris à me taire, à parler peu tout en tisonnant secrètement, sous leurs yeux, un feu noir dans mon cœur. J’ai grandi en voyant leurs enfants s’engraisser à l’avance d’un avenir déjà rance.
De ma pénombre, j’ai observé ce que peu ont vu. Rien ne m’a échappé de ce qui est resté invisible aux autres. Mon histoire vaudrait sans doute d’être entendue. Ce n’est pas celle, pourtant, que je veux raconter.

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« L’Énigmaire », en 2021, jouait merveilleusement avec les codes de la science-fiction pour créer son décalage. « L’homme-nuit », publié à nouveau chez Quidam en janvier 2023, s’y articule avec une parfaite justesse (sans nécessiter aucune lecture préalable) pour en créer un tout autre écho du côté de la fantasy et du récit immémorial. Si le livre « sacré » et philosophique connu désormais sous le nom de l’Énigmaire, en effet, s’y retrouve, c’est dans un paysage d’empires théocratiques, de royaumes perdus, de rivages oubliés, de pistes effacées et de monts presque analogues sous certains aspects. Au détour des sentiers facilement bifurcatoires, il se glisse d’abord comme un parfum discret de « L’Atlantide » de Pierre Benoit ou de la Piste des Garamantes (celle de Roger Frison-Roche comme celle de Théodore Monod), avant que ces écritures légèrement profanes ne cèdent le pas, sous la pression de la langue, à celles, autrement habitées et hantées, d’un Saint-John Perse (celui d’« Anabase »)- ce dont attesterait une phrase telle que « Il n’était plus sur le territoire que des hommes et des femmes d’une même obédience », par exemple -, d’Ernst Jünger (dont les paradoxaux accents monacaux de « Sur les falaises de marbre » ne sont peut-être pas si loin), d’Arno Schmidt (lorsqu’il se laisse entraîner dans des confins sahariens, dans les trois nouvelles de son « Léviathan »), de Gustave Flaubert, surtout – dont le faubourg de Mégara imprègne plusieurs recoins de ce roman, ce dont témoigne sa position en tête des remerciements littéraires inscrits en fin d’ouvrage, et ce qui explique la présence des illustrations issues du « Salammbô » de Philippe Druillet dans ce billet.

Tout ce que l’on a entendu jusqu’ici me fut raconté, il y a longtemps, sur le lointain rivage d’un atoll iroginien, de la bouche du « dernier des anciens ». Lui-même récusait ce titre, préférant qu’on l’appelât bibliothécaire du secret, ou plus sommairement : le nain.
Il avait nom Unu. On ignore tout de son origine. Interrogé sur sa naissance, il répondait en regardant la nuit. Il discourait peu ; il écoutait surtout et consacrait tous les jours plusieurs heures au silence. Tel était l’énigmariste.
Autrefois, en un temps antérieur à ma naissance, on désignait ainsi celui qui, par une application constante et l’exercice de certains dons, faisait de son corps un vase et de son âme l’espace évidé de ce vase afin d’y recueillir des mondes obscurs les puissants influx démoniques. On verra qu’il était autre chose encore.
Je l’ai bien connu.
La première rencontre d’un ami est une apostasie : on quitte sa religion pour celle de l’autre. On l’embrasse avant même d’en connaître rites et coutumes. Je me suis d’abord reconnu en lui. Il était nain ; j’étais borgne. Il avait l’allure calme et fruste de l’arbre à forte ramure ; j’étais tout en gestes inachevés, en rejets, en surgeons impatients. Mes racines couraient en surface, les siennes plongeaient sous le roc qu’elles scindaient.
On n’oubliait pas mon visage après l’avoir vu. Qui se souvient du sien ? Aucune exception, ici-bas, ne fait loi. Un nain, telle une religion sans fidèles, est une réalité à laquelle personne n’adhère. Tous l’ignoraient. J’avais pour moi d’être d’une famille impériale. On évitait de trop me dévisager. Beaucoup craignaient de sentir, posé sur eux, mon œil de jour autant que mon œil de nuit, qu’une démone, un soir, dans un cimetière, avait percé de ses griffes.
Unu, lui-même, s’en détournait. Je crois qu’il m’appréciait comme on goûte un vin rustique dont la primitivité exulte dans un jardin, entre amis, une coupe entre les mains, mieux que sur la table d’un banquet. Je lui dois plus que la vie ; il n’aura reçu de moi que l’agrément d’une compagnie sans tyrannie, et qui rafraîchit.
C’était pourtant lui le miséreux, le presque gueux, et moi l’opulent. Il allait pieds nus pour épargner le cuir de ses sandales ; j’avançais sur ma monture, vêtu de la pourpre impériale, le corps oint d’aromates, à ma bague le sceau du pouvoir. Il était partout un étranger. Je régnais seul sur Cérénos.
J’en étais l’empereur depuis que mon père, Oskur, durement affligé par la mystérieuse disparition de Kamaal, son épouse, m’avait éloigné de son palais. On rapporte, ce doit être vrai, que je ressemblais à l’impératrice, ma mère. Le même calme sombre et impénétrable du scorpion, le même refus silencieux d’un monde qui ment, une véhémence de l’âme en tous points identiques.
C’était là un aiguillon de trop dans la chair de mon père et un tourment sans grandeur pour celui qui, veuf et luministe depuis seulement un mois, avait déjà repris femme. Certains le lui reprochèrent, blâmant une conversion aussi précipitée que le fut son remariage.
– Notre vieil empereur, déploraient-ils à voix basse, sentirait-il donc la proximité de la mort pour ainsi étreindre et embrasser la fraîcheur d’un corps virginal sous la forme d’une nouvelle foi, d’une promesse, dont il veut bercer un peuple avec lui ?
– Voyez-le repousser d’une main dans la tombe le corps chargé d’ans de l’ancien culte, tandis que de l’autre main, il hisse à son côté sur le trône une promise à peine sortie de l’enfance !
Mon père ne voulut pas que je le quitte sans recevoir le baptême de sa nouvelle foi. Il me l’annonça avec la candeur inflexible du juste et l’onction insinuante du converti.
La cérémonie était prévue pour le lever du jour. A la première heure, escorté des prêtres luministes, moi, Solunus, fils de l’empereur, je pénètrerais dans la salle du trône. Je courberais la tête devant la statue d’albâtre et, du nouveau dieu, recevrais la lumière d’en haut, la lumière céleste, splendeur de l’Unique dont la paix, à en croire mon père : « à jamais chasse le tonnerre des sombres terres divisées de notre âme. »
Je partis sans bruit au milieu de la nuit.
Dans mes veines coulait le sang de Kamaal.

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Tabous et exclusions, filiations et vendettas, récits mêlant le mythe et le souvenir où l’on croise des souverains cachés, des inconnus célèbres, des mendiants qui n’en sont pas, des conquérants de l’inutile, de vrais-faux ermites et des demi-dieux marchant éventuellement parmi nous (l’Angélica Gorodischer de « Kalpa Impérial » pourrait aussi affleurer par moments, et l’oniromancie arabe est ici aux aguets) : éclaircissant et imaginant de nouvelles clauses dans son rapport au vivant et au divin, « L’homme-nuit » reste bien entendu fidèle à la souille de Michel Tournier, motif-clé s’il en est chez Pierre Cendors, pour y filtrer les intrusions d’Hermann Hesse, de Pierre Michon ou de Gabrielle Wittkop, et y restaurer sans cesse, comme l’écrit Lucien Raphmaj (dans son bel article de Diacritik, à lire absolument, ici), l’essence d’un « livre somnambule (…) de notre lien défait à la nuit et au cosmos ». Et c’est aussi à ce miroitement à la fois diabolique et serein que l’on reconnaît une langue qui se hisse au sommet de ce qu’il est possible d’écrire.

Je quittai mon ermitage forestier aux premiers jours du printemps. Mon allure n’avait plus du sauvage famélique que le souvenir. J’avais taillé une paire de bottes dans ma peau de louve. Un cerf me fournit un chaperon que j’arrangeai, pour la tunique, avec une couverture en laine, héritée d’Urkos.
J’ai encore ces défroques. Un coffre les conserve dont parfois je les retire. Elles favorisent la réflexion ; elles cultivent la compréhension. Elles me servent à mesurer entre elles les fortunes variables dans la vie d’un homme.
La mienne en essuya de multiples. Quelques-uns ont entretenu la légende d’un empereur bouffon, familier des cours où le récit de ses périples, en suscitant l’étonnement, suspendaient les coupes de vin aux lèvres. D’autres n’ont vu qu’un espion dans cet allié providentiel qui, à la veille d’une bataille, aidait de ses conseils à asseoir un nouveau chef sur le trône de l’ancien. D’autres encore m’auraient reconnu, qui au pied d’un tombeau, qui d’un lit, qui d’une fosse, pleurant ami, femme, cheval.
Seuls certains ont dénoncé tout ceci comme d’une fable, aussi peu vérifiable que la croyance barabre en un dieu de feu, minéral et souterrain, responsable de tous nos maux. De tous ces fades rinceaux que l’imagination peint au fronton de temples vides, mon préféré est celui qui veut que je vécus dans la « louvière » jusqu’à ma mort, n’en sortant que pour améliorer une loi, planter un arbre, ou prodiguer des remèdes de fleurs sauvages d’une amertume miellée.
C’est peut-être vrai. J’ai ramené de là-bas ce silence de sous-bois qui n’est pas d’un homme, qui en éloigne même un peu.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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