Décortiquer le moment clé de la transition démocratique en Espagne, en une œuvre littéraire éblouissante.
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Le 23 février 1981, alors que les parlementaires espagnols doivent entériner le choix du successeur d’Adolfo Suárez à la présidence du gouvernement, des putschistes font irruption dans le bâtiment du Congrès, emmenés par le lieutenant-colonel Antonio Tejero, sous l’œil des caméras de télévision qui filment cette tentative de coup d’état.
Des coups de feu sont tirés dans l’hémicycle, les parlementaires s’aplatissent sous leurs sièges et à terre, à l’exception de trois hommes : Adolfo Suárez, président du gouvernement démissionnaire fin janvier, et artisan du démontage du franquisme et de la transition de l’Espagne vers la démocratie depuis 1976, reste assis sur son siège. Le général Gutiérrez Mellado, vice-président du gouvernement en fonction, se tient debout, défiant les gardes civils qui criblent de balles l’hémicycle du Congrès. Le troisième homme, Santiago Carrillo, secrétaire général du Parti Communiste, reste lui aussi assis en haut de l’hémicycle et fume, impassible.
«Aucun personnage réel ne devient fiction parce qu’il est apparu à la télévision, mais il est fort probable que la télévision contamine d’irréalité tout ce qu’elle touche, et qu’un événement historique change d’une certaine façon de nature s’il est retransmis par la télévision, parce qu’elle dénature la manière dont nous le percevons (pour ne pas dire qu’elle le trivialise ou le corrompt). Le coup d’Etat du 23 février présente cette anomalie : à ma connaissance, c’est le seul coup d’Etat de l’Histoire enregistré par la télévision, et le fait qu’il a été filmé constitue sa garantie à la fois de réalité et d’irréalité.»
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Javier Cercas expose tous les faits et souvenirs de cette tentative de putsch, prétendant dans le prologue avoir échoué et renoncé à écrire un roman. Et pourtant, en plongeant dans une réalité labyrinthique composée de séquences filmées décrites avec une très grande précision à chaque début de chapitre, en décortiquant des faits et des souvenirs parfois irréconciliables, il captive : «Anatomie d’un instant» se lit comme une tragédie classique, un roman d’espionnage (l’implication des services secrets dans la tentative de coup d’état restant un des aspects les plus complexes à démêler), un thriller où le lecteur revit les événements du 23 février, heure après heure, ressentant la proximité dangereuse du chaos. Au fil des chapitres, l’auteur introduit les protagonistes, chargés d’une force dramatique et symbolique fantastiques, en les plaçant comme des pièces symétriques sur un échiquier, autour de la figure en retrait mais cruciale du roi. Finalement, entremêlant enquête journalistique, réflexion historique et morale, l’auteur des «Soldats de Salamine» nous donne à lire une œuvre littéraire fascinante.
«Carrillo – et avec lui toute la vieille garde du parti communiste – renonça également à régler ses comptes avec le passé ignominieux de la guerre, de la répression et de l’exil, comme s’il voyait dans la tentative de régler leurs comptes à ceux qui avaient commis l’erreur de régler les leurs durant quarante ans une manière d’ajouter de l’ignominie à l’ignominie, ou comme s’il avait lu Max Weber et avait senti comme lui qu’il n’y a d’aussi abject que de pratiquer une éthique qui ne fait que chercher à toujours avoir raison et qui, au lieu de se consacrer à la construction d’un avenir juste et libre, oblige à ressasser les erreurs d’un passé inique et opprimé pour, dès lors que l’autre reconnaît sa faute, en tirer des avantages moraux et matériels.»
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Le passé et l’avenir de l’Espagne semblent entièrement se cristalliser autour de cette tentative de putsch mais c’est surtout le geste et l’image hypnotique d’Adolfo Suárez assis, pétrifié sur son siège, tandis qu’autour de lui les balles sifflent, qui est à l’origine de ce livre publié en 2009 et traduit de l’espagnol en 2010 par Élisabeth Beyer et Aleksander Grujičič pour les éditions Actes Sud. Geste négatif d’un homme politiquement fini dans une Espagne rongée par les difficultés économiques, le terrorisme et les ombres jetées sur la démocratie, geste de courage, de grâce ou de comédien, l’attitude impavide de Suárez, encore davantage que celles de Mellado ou de Carrillo, fascine car elle reste en partie impénétrable tant elle est complexe et saturée de sens.
«L’image d’Adolfo Suárez assis tout seul dans l’hémicycle du Congrès pendant la soirée du 23 février est aussi le symbole d’autre chose : un symbole de sa solitude absolue dans les mois précédant le coup d’Etat. […]
Suárez, qui avait su faire le plus difficile – démonter le franquisme et construire une démocratie -, était incapable de faire le plus facile – administrer la démocratie qu’il avait construite.»
Javier Cercas sera l’invité de la librairie Charybde le 18 novembre prochain en soirée, pour fêter les parutions de son roman «Le mobile» et de son recueil de conférences «Le point aveugle» (Actes Sud, novembre 2016).
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