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Notes de lecture 2016, Nouveautés

Note de lecture : « Les états et empires du lotissement Grand Siècle » (Fanny Taillandier)

L’analyse rétrofuturiste endiablée du lotissement autarcique comme fait politique total.

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Le promoteur-constructeur William Jaird Levitt (1907-1994) est à l’origine de l’invention, puis de la transplantation en Europe et en France, d’un modèle nord-américain d’urbanisme, celui du nouveau village. Sa stratégie représentait une double innovation : d’une part, il fut le premier à avoir l’idée d’acquérir des sur- faces vierges de plusieurs hectares, lui permettant de concevoir l’ensemble du village d’un coup. D’autre part, il appliqua à la construction les grands principes du fordisme: standardisation des constructions et chaîne de montage (les ouvriers des différents corps de métiers passant d’une parcelle à l’autre) de façon à pou- voir terminer jusqu’à quatre ou cinq maisons la même semaine.
Comme lors de sa première et plus célèbre réalisation, à Levittown (NY), il proposa en France et particulièrement dans le bassin parisien des maisons monofamiliales d’un excellent rapport qualité-prix à une clientèle choisie parmi les cadres. Aux États-Unis, à la même époque, il fut accusé de favoriser une ségrégation raciale, ce qu’il ne nia pas et justifia par les aspirations de sa clientèle.
Les résidences, organisées en boucles de voirie autour d’une école et d’un centre de loisirs avec piscine et terrains de sport, popularisèrent la formule du nouveau village, où les éléments des « suburbs » comme, du côté de la rue, des pelouses ininterrompues, des « driveways » perpendiculaires à la rue, des garages incorporés ou des porches, s’adaptaient aux dimensions plus modestes des territoires européens et au niveau de vie de la bourgeoisie parisienne tout en conservant leur affinité physique et symbolique avec la société de consommation d’outre-Atlantique.
Il commença par une opération achevée en mai 1968, à 16 kilomètres de Versailles, qui deux siècles auparavant avait été la première ville nouvelle. Le Lotissement Grand Siècle lui ressemble. Ce fut le premier nouveau village français, le modèle d’une longue série.

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Même si les intrigantes circonvolutions du titre, « Les états et empires du lotissement Grand Siècle », et du sous-titre, « Archéologie d’une utopie », avec leur référence au Cyrano de Bergerac de 1650, alertent immédiatement la lectrice ou le lecteur quant à une possible, voire probable, étrangeté, ce nouveau texte de Fanny Taillandier, publié aux PUF en octobre 2016, trois ans après ses « Confessions du monstre », commence avec toutes les apparences d’un essai critique « classique », jusque dans le choix malicieux de la citation de Nietzsche placée en exergue : « Nous avons inventé le bonheur, disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil. ».

Nous avons aperçu le Lotissement Grand Siècle pour la première fois depuis la hauteur courbe du viaduc sur lequel nous étions montés pour repérer les environs. Nous avions gravi les pentes de l’échangeur dont les spirales ascendantes nous étaient apparues de loin, écheveau élancé de ponts jetés les uns par-dessus les autres, dans l’un de ces plans apparemment inextricables qu’affectionnaient les derniers sédentaires. Sur le bitume craquelé subsistent, à demi effacées, d’immenses flèches blanches indiquant d’inconnues directions.
La silhouette des toits identiques et paisibles se découpait au loin sur la lande, ensemble rouge sous le ciel gris. Nous convînmes d’aller y trouver un abri.

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C’est par un habile détour rétro-futuriste, par une archéologie à la diable, menée par une troupe de nomades de l’après, que Fanny Taillandier parvient à saisir, mieux sans doute que bien des traités dits savants, la singulière et terriblement logique incongruité que représente le lotissement pavillonnaire, son idéal petit-bourgeois et autarcique, sa quête effrénée de l’entre-soi et du paisible, du silence et du loisir, alors même que fait rage, dehors, la course à la performance à laquelle, précisément, sa population (avant tout masculine lors de sa conception) participe, de tout son corps et son esprit d’abord, de toute son âme ensuite.

Derrière les bâtiments, les jardins sont devenus prairies et broussailles ; vieux parc solitaire et glacé. Sur les bassins aux carreaux trop bleus, des nénuphars recouvrent d’improbables épaves. Les éclats jaunes des pissenlits écartent le marbre noirci des terrasses. Il y aura eu, peut-être, de nouveaux mammouths pour venir y paître, arrachant du bout de leur trompe les hautes herbes le long des driveways. Ou des loups, reniflant l’ancienne odeur des congélateurs forcés, vidés. Il y aura eu, en tout cas, des aubes et des crépuscules, des orages, du soleil. Du temps que nul ne compte.
Que s’est-il passé ? Nul témoin pour le dire. Le vent murmure des choses que nul ne peut entendre.
Notre amnésie avance, scrutant les indices muets que recèle la terre, la ligne brisée et sûre des ruines. Étranges et colossaux tombeaux, indéchiffrables et fascinants hiéroglyphes qui parlent en leur mystère de ce que fut l’homme à l’homme qui ne le sait plus. Et parmi ces ruines, dépouilles flamboyantes d’un nouveau monde perdu, naît le besoin de rendre compte.

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Allant encore au-delà, par la magie des fragments et des bribes, des carnets et des anecdotes, une tranche saillante de l’imaginaire pavillonnaire vient s’immiscer dans l’analyse archéo-sociologique, empruntant ses tonalités aux journaux de voyage et de découverte du seizième siècle, aux films de Jacques Tati, aux romans-feuilletons des années 1970, aux rapports de détectives privés, créant de véritables Lettres du Lotissement, et constituant la fiction en composante à part entière d’une vérité de l’urbanisme idéologique qu’il s’agirait, entre deux migrations, de faire surgir un instant de l’Histoire, vérité qui s’incarnerait, superbement et dérisoirement, dans le parpaing, dans le plan de circulation, dans les deux centres, centre de loisirs et centre commercial, et dans l’art du bon et du mauvais voisinage.

Il nous faut prendre en compte ce fait très simple : les pavillons du Lotissement Grand Siècle s’érigèrent dans le vide. À l’écart de tout centre, avec leurs rues ne menant nulle part, ils se dressèrent comme quelques années plus tôt s’étaient creusés les abris atomiques : hermétiques. Et il nous faut du coup faire ce constat très évident : choisir d’habiter là, sur un lopin perdu et lointain, dénote un désir strident, non de participer, mais bien de s’extraire le plus possible du réseau de la représentation sociale et des affirmations historiques.

Utilisant avec une très élégante discrétion tant la stratégie historique des nomades et des sédentaires – au sens d’un Gérard Chaliand – au regard d’un arrière-plan subtilement post-apocalyptique, que le patient décryptage du sens réel de nos habitudes quotidiennes – au sens de Jean-Claude Kaufmann ou même, plus insidieusement, de Georges Didi-Huberman -, Fanny Taillandier nous offre ainsi, fort belle réussite, sans doute l’une des plus stimulantes mises en abîme de notre habiter et de notre vivre contemporains, comme l’écrirait par ailleurs Michel Serres, et des ressorts plus ou moins cachés des injonctions de conformisme qui persistent à travailler en profondeur le corps social – comme s’il n’y avait pas plus urgent.

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