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Notes de lecture 2015, Nouveautés

Note de lecture : « Le roman de Bolaño » (Éric Bonnargent & Gilles Marchand)

Deux grands blessés de la vie réunis par courrier en une belle quête de mémoire et de sens face au Mal.

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Le roman de Bolano

À paraître le 19 mars 2015 aux éditions du Sonneur, le roman à quatre mains concocté par Éric Bonnargent et Gilles Marchand fera certainement beaucoup plus que réjouir les amatrices et amateurs du grand romancier chilien Roberto Bolaño, ou celles et ceux qui souhaitaient un chemin pouvant en faciliter ou agrémenter la découverte, ce qui serait, dans les deux cas, déjà fort bienvenu : il s’attaque aussi, détournant allègrement les codifications du roman épistolaire, du roman policier et du roman à clés, à certaines des plus ambitieuses questions portées par la littérature, et il le fait par la face nord, en disposant néanmoins soigneusement quelques pitons amovibles dans les parties les plus difficiles de la voie.

Ex-chauffeur clandestin d’un « taxi gratuit » parisien, par ailleurs très largement amnésique, Pierre-Jean Kauffmann découvre un jour dans sa voiture un livre abandonné par un de ses « clients » : « Étoile distante », l’un des premiers romans publiés par Roberto Bolaño, en 1996. À l’intérieur de celui-ci, un simple papier portant les coordonnées d’un certain Abel Romero, qui est pourtant censé n’être « que » le héros du roman en question.

Mu par l’impulsion, l’intuition et la fièvre alcoolisée, Pierre-Jean Kauffmann contacte Abel Romero, qui existe réellement, et se trouve être un ex-enquêteur de police chilien vivant en retraite à Barcelone. C’est le début d’une double quête, à la fois totalement improbable et absolument nécessaire, nourrie par l’amnésie du Parisien et l’hypermnésie du Chilien de Barcelone, échange de lettres et de courriers électroniques qui dessinera ses propres buts en avançant.

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Javert (Bernard Blier, dans « Les misérables » de Jean-Paul Le Chanois, 1958)

Pourtant, Javert… Quel personnage exotique pour un Latino-Américain ! Tout jeune, je me suis identifié à Javert: comme lui, j’étais d’ascendance modeste, et comme lui, j’avais le sentiment d’être exclu d’un monde qui ne me correspondait pas. « Il remarqua, écrit Hugo à son propos, que la société maintient en dehors d’elle deux classes d’hommes, ceux qui l’attaquent et ceux qui la gardent; il n’avait de choix qu’entre ces deux classes. » Si je suis entré dans la police, c’est, certes, par esprit d’indépendance, comme je vous l’ai écrit, mais surtout grâce à Javert, dont je partageais l’idéalisme. Je voulais me faire, moi aussi, « le chauffeur de l’ordre », « le mécanicien de l’autorité ». La tragédie de ce grand flic est d’avoir eu une vision trop romantique, trop manichéenne de l’humanité. Jean Valjean lui a fait comprendre que les méchants pouvaient devenir bons, et son monde s’est écroulé. Et il a eu le courage de se suicider.

Jeu-de-loie

Cette enquête policière épistolaire, fort éloignée du superbe jeu de personnages inventé par Andrea Camilleri et Carlo Lucarelli dans leur « Meurtre aux poissons rouges », mais le rejoignant par sa subtilité, ne peut concerner Bolaño innocemment : il s’agira bien de surmonter les labyrinthes et les miroirs fondateurs, légués par Jorge Luis Borges, d’un codicille peut-être rageur qui ne se pouvait refuser (même pour les auteurs du Cône Sud qui l’auraient souhaité), et d’affronter, au centre supposé de la toile, le Minotaure du Mal absolu qui s’y tapit, legs distinctif de Roberto Bolaño qui consacra l’essentiel de son œuvre romanesque à le traquer pour espérer le surmonter.

Au fil d’un parcours tantôt biographique tantôt bibliographique, mêlant avec une certaine joie perverse les vérités supposées établies, les suppositions invérifiables mais crédibles et les inventions facétieuses, la figure sans doute la plus déterminante des labyrinthes possibles, et celle qui s’impose in fine, sera celle du jeu de l’Oie, ce diabolique dédale qui n’en semble pas un tant que l’on n’a pas, jetant les deux dés, accepté de jouer. Un jeu de l’Oie d’autant plus redoutable à conduire que les détectives sauvages convoqués, à leur corps défendant ou non, pour aider les deux chevaliers en quête, comptent potentiellement parmi les plus mystificateurs ou les plus ludiquement secrets – dans leurs vies ou dans leurs œuvres – des grands noms de la littérature contemporaine, d’Enrique Vila-Matas à Javier Cercas, de Thomas Pynchon à Antoni Casas Ros, et que leurs fils d’Ariane devront donc être très soigneusement testés.

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Nourri de torture presque toujours plus ou moins déguisée en « recherche urgente d’informations vitales », dont l’époque historique qui résonne dans le roman ne fut guère avare, le Mal absolu devait logiquement être traqué ici et ailleurs, tout près et très loin, dans les méandres intimes de la mémoire qui se dérobe et à Ciudad Juarez, cité du crime crapuleux et de l’horreur gratuite, du féminicide érigé en mode de vie à l’ombre des maquiladoras, réserves de main d’œuvre bon marché pour confort occidentalisé et profit mondialisé, et des narco-trafiquants triomphants, ville tôt explorée par l’excellent Patrick Bard dans son « La frontière » (2002), terme et point de fuite du travail de Roberto Bolaño lui-même en 2004 quelques mois après sa mort, avec son magique et imposant « 2666 ».

Alors que nous discutions des modalités de l’affaire, mes yeux commençant à s’habituer à la pénombre, j’ai deviné un visage atrocement mutilé. Il a allumé une petite lampe et a observé ma réaction. Je suis resté impassible mais, croyez-moi si vous le pouvez, jamais je n’avais vu d’humain aussi défiguré de ma vie, même lors de mon incarcération au Chili. Les chairs burinées, striées de boursouflures blanches, variaient du rose au rouge vif. Et puis, sans que j’aie demandé quoi que ce soit, il m’a raconté que, membre actif du MIR (Movimiento de Izquierda Revolucionaria), il avait été arrêté et torturé par la police politique en septembre 1973. Une nuit, ses bourreaux lui avaient versé sur la tête l’huile bouillante de la friteuse dont ils se servaient pour préparer les empanadas. Non, cher monsieur Kauffmann, les armées fascistes n’ont pas toutes été vaincues au printemps 1945, elles ont continué à opérer dans toute l’Amérique latine jusque dans les années 1990. Aujourd’hui, elles sont inactives, mais prêtes à ressurgir.

Saturne

Goya, « Saturne dévorant un de ses fils » (1823)

Questionnant dans une spirale convergente le rapport de l’art au mal, de la fiction à ce qui la nourrit et à ce qu’elle engendre, du personnage au créateur, de l’auteur à son texte, « Le roman de Bolaño » est aussi – et peut-être surtout – une forme achevée de fable totale de la littérature en train de se faire, condamnée à se dévorer elle-même pour revivre, et une véritable leçon d’imagination enlevée, imposant le visage vainqueur de la farce sérieuse à la face de ce qui rampe toujours dans les ténèbres.

Ce midi, j’ai déjeuné avec Chaparro, dans le restaurant toujours aussi vide de l’hôtel. En mangeant nos oeufs rancheros, je l’ai aussi questionné à propos d’une résidence, d’une institution ou d’un endroit de ce genre, qui logerait des écrivains, mais lui non plus n’en savait rien. Le drame de cette ville, dit-il, est qu’elle est mieux connue des lecteurs de thrillers que des lecteurs de journaux… Pour la plupart des Occidentaux, Ciudad Juárez est une ville fictive.

Enfin, il faut souligner l’habileté du choix de l’échange épistolaire, autorisant un didactisme, qui serait comme toujours difficile à supporter en tout autre cas, qui est ici particulièrement bienvenu, surtout sans doute pour les lectrices ou lecteurs non familiers de la vie et de l’œuvre de Bolaño : ces pitons que je mentionnais en introduction, facilitant l’ascension, sont ici d’une rare et justifiée élégance, du fait de la forme « lettre » elle-même, et du fait de l’extrême pudeur dont les deux auteurs ont su doter leurs personnages, ces deux blessés graves de la vie qui s’apprivoisent avec politesse, transparence joueuse et sincérité, avant d’unir leurs efforts apparemment si disjoints initialement.

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En 300 pages sans superflu, bien au contraire, Éric Bonnargent et Gilles Marchand nous ont offert un roman littéraire et rusé, ambitieux et attachant, dont la vivacité et l’habileté devraient faire date.

Ce qu’en dit magnifiquement ma collègue et amie Charybde 7 est ici.

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Bonnargent Marchand

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

11 réflexions sur “Note de lecture : « Le roman de Bolaño » (Éric Bonnargent & Gilles Marchand)

  1. « 2666 » a été pour moi un grand choc littéraire, le plus grand de ces dix dernières années. Cette note de lecture me donne grande envie de lire « Le roman de Bolano ». Je découvre Charybde 27 et je pense que je vais y revenir souvent. Bien cordialement.

    Publié par Filiod-Bres Christine | 21 mars 2015, 15:26

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