Un incroyable conte philosophique science-fictif pour questionner en profondeur ce que fait de nous le pouvoir sur l’Autre.
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Publié en janvier 2016 au Seuil, le deuxième roman, après l’impressionnant « Les veilleurs » (2009), de Vincent Message, montre à nouveau, avec encore plus de maîtrise et d’intelligence, à quel point l’auteur sait utiliser l’arsenal narratif et thématique des « mauvais genres » (ici, principalement, celui de la science-fiction contemporaine) pour en extraire une ample matière à fable romanesque hautement politique et philosophique, dont les résonances intimes échappent vite au cadre d’une seule première lecture.
Avant que nous n’arrivions, les hommes avaient parcouru cette planète en tous sens et avaient partout laissé leurs empreintes, même dans les territoires les plus sauvages et à première vue les plus difficiles à domestiquer. Les silhouettes élancées des phares s’accrochaient vaille que vaille sur les rochers de tempête. Une main reconstruisait le cairn éboulé, là-haut, sur les sommets où la neige ne fond pas. Certains d’entre eux s’interrogeaient sur ce que signifiait ce désir d’omniprésence, en manifestaient de l’inquiétude, mais dans l’ensemble cela leur allait bien : c’est une espèce de bâtisseurs ; ils aiment laisser des traces, et supportent même mal à vrai dire qu’elles s’effacent dans l’usure des années et dans le vent en discorde.
Adoptant un point de vue narratif à la fois robuste et subtil, résolument autre (au sens désormais consacré de l’alien extra-terrestre) et pourtant si proche de nous (car cette race d’envahisseurs d’abord discrets avant de se révéler dominants est dotée d’un sens mimétique certain), Vincent Message questionne en profondeur notre définition de l’identité, de l’humanité, notre rapport aux espèces réputées inférieures, qu’elles aient été catégorisées humaines (avant la « disparition » du racisme) ou animales. D’un récit qu’il serait dommage de dévoiler dans son ampleur sauvage, dissimulée dans les interstices d’un cheminement d’abord presque paisible et fort rationnel, avec une once de fatalité calculatoire ici ou là, il fabrique en continu une interrogation éthique et politique de haute volée, jouant des possibilités de la fabulation, de la transposition et de la métaphore science-fictionnelle pour concocter un projet sagace et singulier où se dissoudraient nos certitudes : qu’est-ce qui sépare, en droit, en fait et en raison, un prolétaire d’un animal de compagnie ? Et un animal de compagnie d’une bête d’élevage, pour son lait ou pour sa viande ? Comment s’élaborent, se défendent, s’assouplissent ou se renforcent les tabous sociaux et psychologiques qui donnent à une société une apparence de cohérence cognitive, de maintien philosophique ou de décence ? Quels sont les compromis moraux acceptables ? Quelle est la part de calcul lorsqu’il s’agit d’adoucir le sort de l’Autre, selon le statut qui lui est reconnu, implicitement ou explicitement ? Quels degrés de violence contient de fait le rituel démocratique ? Ce roman dérangeant et tendrement incisif interroge en profondeur la nature intime du pouvoir.
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Voilà. C’était comme ça. Iris avait repris ses échappées. Le désir d’être dehors, dans le tremblement de l’air, était monté et avait balayé tout ce que je peux lui dire, les objections plus massives et plus raisonnables les unes que les autres que j’essaie de glisser dans nos conversations, et que, dans les moments où elle va bien, elle arrive à faire siennes jusqu’à ne plus y voir des contraintes qu’on lui ferait subir. Ca ne l’empêche jamais de me dire qu’elle a des fourmis dans les jambes, que la vie de tourne-en-rond est une vie à se flinguer. Parfois, elle n’a pas de souhait plus grand que de s’en aller marcher jusqu’à laisser loin derrière elle les formes verticales de la ville. Si elle se mettait à courir dans un paysage libre, je ne suis pas sûr que l’horizon l’arrêterait. Je la comprends. Il suffit de la connaître un peu ou de l’observer quelques heures pour deviner qu’elle n’est pas une personne faite pour rester cloîtrée. Elle a assez donné en la matière, elle ne supporte plus. Même si les fenêtres de mon appartement dégagent la vue de toutes parts, même s’il est à la fois – c’est ce que j’y aime – un abri où se blottir et un lieu ouvert sur l’étendue de la ville, qui peut aller jusqu’à donner le sentiment de vivre avec le ciel, Iris accepte de plus en plus mal d’y passer ses journées. Il faudrait que nous partions habiter ailleurs, dans un endroit où le risque serait moins fort. ici, les dangers sont tellement nombreux que je préfère m’abstenir de les énumérer. C’est la métropole en désordre, son immense sauvagerie sous ses dehors domestiqués, ses gens qui rôdent, cette masse de gens malades d’être si démunis et qui n’attendent qu’une occasion pour s’emparer de ce qu’ont les autres ou se donner l’impression de compter en laissant leur violence surgir.
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Trop souvent, les auteurs ne s’inscrivant pas pleinement au sein du genre science-fictif (et même parfois certains de ceux s’y inscrivant..) peinent à en utiliser les codes (que l’on songe par exemple, ces dernières années aux échecs, à divers titres, du « La ballade de Lila K » de Blandine Le Callet, du « Corpus delicti » de Juli Zeh, ou même, dans une moindre mesure, du « Rom@ » de Stéphane Audeguy).
Vincent Message, comme il l’avait fait avec un brio tout particulier dans « Les veilleurs », ne tombe pas dans ces pièges thématiques et stylistiques, bien au contraire. Sa fiction, puissante de philosophie, de politique et d’éthique (ce qui ne saurait surprendre venant de l’auteur d’un essai aussi radicalement ambitieux et sainement hybride que « Romanciers pluralistes »), sait trouver les accents à la fois féroces et poétiques de grands anciens du genre tels que Theodore Sturgeon ou Clifford D. Simak, en se confrontant à des problématiques résolument et urgemment contemporaines, à la manière d’un Kim Stanley Robinson. Une belle réussite qui devrait combler aussi bien les amatrices et amateurs de « mauvais genres » ambitieux que celles et ceux d’expériences de pensée audacieuses et pleinement actuelles.
Enfin… Le travail à l’inspection agroalimentaire, c’était très fatigant. On voyait des choses déplaisantes, dont je ne voulais plus qu’elles existent, et qu’en tout cas moi je ne voulais plus voir. C’est peut-être surtout pour ça que j’ai soumis ma candidature au ministère. Ici aussi, il y a de la violence. Le décorum n’empêche pas les gens de se comporter de façon sordide, mais il les pousse tout de même, en général, à donner à leurs petites manœuvres quelque chose de feutré et d’un peu élégant. Et si les victimes qu’ils abattent ont parfois du mal à dormir, ou se bourrent de médicaments, du moins ce ne sont pas des cadavres vidés de leurs viscères et ouverts de tout leur long.
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J’avais eu beaucoup de mal avec Les veilleurs. Je ne suis pas vraiment à l’aise avec la science fiction.
Celui-ci est sans doute plus « fluide » et moins touffu que « Les veilleurs » (que j’avais pour ma part beaucoup aimé), et l’usage de la SF ici m’a semble bien habile, mais pas du tout réservé aux familiers du genre…