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Notes de lecture 2020

Note de lecture : « Gadjo-Migrandt » (Patrick Beurard-Valdoye)

Y aurait-il autant de « grand » dans le monde sans « migrant » ? C’est la démonstration positive et acharnée que nous propose, à travers des centaines de « gadjos », itinérants sans choix, cette fabuleuse poésie-fleuve, profonde, érudite et combattante.

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Beurard

Qu’est-ce qui relie, en une somptueuse démonstration de poésie investigative, John Howard (1726-1790), infatigable visiteur et dénonciateur de l’état des prisons européennes au siècle des « Lumières », la centrale pénitentiaire liégeoise Saint-Léonard, devenue parc municipal joliment arboré (anticipant ainsi déjà d’une certaine manière certaines préoccupations de la Lucie Taïeb de « Freshkills »), le compositeur tchécoslovaque Leoš Janáček (1854-1928), écrivant en quelques nuits un hommage à quelques eux-disant « voleurs de poules » objets d’une nouvelle législation liberticide, l’artiste peintre et musicienne Alma Schindler (1879-1964), qui épousera successivement Gustav Malher, Walter Gropius et Franz Werfel, l’éthologue Konrad Lorenz (1903-1989), « hilare auprès de ses oies migratrices », le poète Salman Locker devenu Ghérasim Luca (1913-1994), échappant par miracle et d’extrême justesse à la déportation fatale, l’écrivain, peintre, dramaturge et cinéaste Isidore Isou (1925-2007) et le psychologue et historien des sciences Serge Moscovici (1925-2014), fuyant tous deux la Roumanie juste avant que ne tombe un certain rideau métallique, le sculpteur Hiroatsu Takata (1900-1987), venu à Paris pour un séjour de quelques mois qui durera vingt-sept années, l’autrice Virginia Woolf (1882-1941), qui inventera tristement le moment venu un tout autre sens à l’expression « des cailloux dans les poches », le compositeur, poète et plasticien John Cage (1912-1992), qui confèrera, dans le chaudron cosmopolite du Black Mountain College, une noblesse toute neuve à ce curieux instrument appelé « piano préparé », le compositeur Stefan Wolpe (1902-1972), à la fois interlocuteur d’Arnold Schönberg et d’Anton Webern,  auteur de chansons populaires des kibboutzim, passerelle vivante entre Theodor Adorno et Bertolt Brecht, et directeur du département musique de ce même Black Mountain College, ou encore le compositeur Hanns Eisler (1898-1962), musicien presque attitré, à une époque, du même Bertolt Brecht, fuyant le nazisme aux États-Unis puis le maccarthysme en Allemagne, et bien d’autres personnages résolument authentiques ?

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prison St Léonard 1970

Le citain n’est pas numérique
son cerveau ne s’aliène guère au circuit binaire
demandez-lui d’inverser la vapeur
il le fera pacifiquement
mais ne vous étonnez pas si les signes se brouillent
en lui comme saisi d’un court-circuit
qui opacifie la sente

qu’édiles et échevins entourés
de techniciens et d’architechniciens
veuillent inverser l’image négative
d’une prison proche du centre-ville
part d’une juste intention
mais qu’ils imaginent que le tour est joué
en renversant le lourd symbole gravé
en signe positif relèverait du trop de science

ici l’on transforme un camp de prisonniers de guerre
en maternité un autre en école des Beaux-Arts
là s’installe un camp de vacances
dans les baraques d’un camp
de concentration tsigane
ailleurs on métamorphose une décharge de
produits toxiques en base nautique

il faudrait s’étonner à demi
si les denrées alimentaires d’un supermarché
implanté sur un ancien camp de concentration
généraient des nausées

souvent l’urbaniste et l’architecte surfent
sur l’épaisseur du sens
qui s’évente depuis des lustres
ils lancent sans recours des bateaux de
plaisance aveugles aux fonds marins
où menace le tourbillon voire
quelque monstre inconnu
c’est peut-être un commerce avec nos fantômes
à moins d’une question d’énergie
qui nous mettrait en résonance
c’est à coup sûr l’affaire de notre inconscient
autant que notre lien à la mémoire
celle enfouie qui transpire du lieu
nous habite et s’engrave à nos dépens

se souvenir se dit aussi
revenir sur sans que nous saisissions
d’où sont les revenants

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albers_potager

C’est grâce à Charles Robinson, ayant délaissé un soir ses extraordinaires « Cités » et sa « Fabrication de la guerre civile » pour venir jouer les libraires invités chez Charybde, que j’ai découvert Patrick Beurard-Valdoye et son « Gadjo-Migrandt », publié en 2014 chez Flammarion Poésie, sixième volume d’une vaste entreprise littéraire, poétique et politique appelée le « Cycle des Exils ». On songe d’abord sans doute à ces cathédrales poétiques et exploratoires qui se construisent patiemment, par étapes discrètes et néanmoins décidées, à l’image de celles de P.N.A. Handschin (« Tout l’univers » – voir par exemple « Abrégé de l’histoire de ma vie » en 2011) ou de Lambert Schlechter (« Le murmure du monde » – voir par exemple « Je n’irai plus jamais à Feodossia » en 2019). Et puis on réalise avec de plus en plus de clarté, au fil des chapitres (dont la forme peut varier sauvagement comme chez l’Alan Moore de « Jérusalem »), qu’il y a ici à l’œuvre, non pas tant une expérimentation tous azimuts des formes-limites de la syntaxe accumulative, comme chez Handschin, ou une recension d’événements pouvant établir une perspective entre l’infra-ordinaire et l’extra-ordinaire, comme chez Schlechter, qu’une démonstration analytique minutieusement dissimulée sous une succession poétique de cas d’école qui convergent inexorablement in fine : il s’agit bien de traquer en finesse mais aussi en énergie les composantes de l’exil qui, en l’espèce de cette sixième installation, le lient inexorablement aux deux couples enchaînés emprisonnement / itinérance et assignation / fuite. Comme Howard constituant son état européen des lieux carcéraux et comme Janáček réalisant que le tzigane est une cible privilégiée et indue, comme le poète et le psychologue roumains transformant leur refuge parisien en creuset d’inventions inattendues, fertilisé par la fréquentation d’autres émigrés, comme les cercles constitués de bric et de broc à Vienne par tant d’intellectuels juifs, fuyant déjà l’Allemagne avant de devoir précipitamment traverser l’Atlantique, comme les compositeurs échappés parfois de justesse à la barbarie érigeant le Black Mountain College en lieu de partage et d’imagination, Patrick Beurard-Valdoye organise méthodiquement, derrière son faux musardage, la confrontation des quatre termes d’une équation permanente, peut-être plus contemporaine que jamais aujourd’hui, alors que les thuriféraires de l’entre-soi, les fabricants de murs et les amateurs de racines (réelles ou imaginaires) tentent avec trop de succès de remplacer précisément dans les pensées et dans les opinions le réfugié par le migrant, celui qui viendra, moyennant quelques ajustements éventuels, enrichir les autres autour de lui par celui qui viendra seulement « profiter ». Et c’est toute la beauté de cette démonstration que de procéder par assemblages et enchevêtrements d’évidences rétrospectives, historiques et humaines, pour en extraire une singulière poésie politique au long cours.

NOS PARENTS NOUS ONT APPRIS À PARLER & LE MONDE À NOUS TAIRE
traverser la coupure indocile
c’était aussi traduire : übersetzen
cette langue qui fait de la
traduction une traversée

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Sculpture de Vildrac par Takata Hiroatsu

De l’érudition tournoyante se dégagent les lignes politiques et poétiques souterraines qui marquent le coup de plus en plus fort (on songera peut-être à Gabriel Josipovici, à son « Moo Pak », ses « Goldberg : Variations » ou son « Infini : L’histoire d’un moment ») : à partir d’une volonté carcérale, puis meurtrière, qui engendre le fugitif, une poésie d’abord presque volodinienne s’établit, nourrie, comme les « Haïkus de prison » de Lutz Bassmann, justement, de la prison, du convoi et du camp. Si les formidable creusets qui résultent de la fuite et de l’échappée, individuelle et collective, lorsque les langages fusionnent, le tchèque, le hongrois ou l’allemand s’introduisant subrepticement dans la phrase à Vienne ou à Brno, les voyelles disparaissant à l’occasion pour accueillir l’hébreu ou l’arabe, sont clairement à l’honneur dans la démonstration poétique, célébrant en mille occasions une créolisation de facto du monde, que ne renieraient certainement ni Édouard Glissant, ni Patrick Chamoiseau, ni Jean Bernabé et Raphaël Confiant, pour aller jusqu’au bout de la passerelle jadis lancée au-dessus de l’abîme par Tomás Segovia et son « Cahier du nomade », Patrick Beurard-Valdoye n’oublie jamais, pas une seule seconde, celles et ceux qui sont restés derrière, Juifs et Tziganes emmenés en wagons plombés vers l’extermination programmée, Irakiens et Afghans projetés en mille morceaux par les bombes artisanales, Syriens écrasés sous les obus d’artillerie, celles et ceux qui sont soigneusement occultés – comme non comparables ou non pertinents – par les replis reptiliens contemporains. Sous le regard filtrant de Roms structurellement itinérants, tous ces gadjos « indésirables à l’adresse indiquée », qu’ils soient Juifs sédentaires ou errants, ou non, permettent de poser en puissance la question, et déjà largement d’y répondre : Y aurait-il autant de « grand » dans le monde sans « migrant » ?

la nuit revenaient les couplets bouleversants d’une chanson du pays filtrat de la cellule voisine et malgré les sbires menaçants les deux incarcérés rivés à leurs barreaux de fenêtre parvenaient à échanger quelques paroles réconfortantes en un langage crypté fait de dialectes et de mots inventés jungle verbale isolant leur sphère
cette solitude uniforme – pire supplice que la réclusion corporelle – de la parole désirée pourtant interdite affolait le prisonnier il était incapable de résister à la tentation de laisser échapper quelques mots des lèvres de la langue de la gorge des poumons ou du colon au besoin de remplir de sens son carcan d’émettre une voix contre le lamenta des murs d’insuffler une parole maternelle tout contre la barrière de langue étrangère le langage – prison adorée – était la limite de son atlas le réduire à néant revenait à anéantir ce monde engloutir la rivière parole par ses pertes
voilà pourquoi il ne pouvait promettre au gardien Schiller de garder le silence il ne pouvait donner sa parole de ne pas parler ni la tenir il ne pouvait se soumettre à être muré vivant dans le silence et si son voisin en venait à s’enfoncer dans le mutisme sa parole se destinerait aux minuscules silhouettes cloîtrées dans leur contrée même si elles n’entendaient que malentendu mésentente malparler incompréhension crainte que du Spielberg l’on se jouât d’elles en fomentant quelque plan d’évasion sinon s’adresserait aux hirondelles fonçant en piqué sur les briques du rempart ou à celles posées sur les pointes de grillages ou bien les krkavec la nuit les pustik ou ce couple de volavka popelavá circonvolant au-dessus de la cellule sinon aux charmes ou aux tilleuls ou aux troncs de hêtres plein d’yeux cicatrisés en dernier recours sinon aux six barreaux de sa fenêtre il fallait parler pour que les pensées puissent voler librement tout dire plutôt que parler à soi-même se coudre la bêche se taper la tête contre les murs la folie aurait été de parler tout seul maladie-du-narré programmée
et si les pierres parlent comment en traduire le sens ?
der Teufel vous le diable répond le vieux Schiller ne voulez-vous donc pas promettre ? et il jette sur la terre battue le trousseau de clefs ses yeux rougis se mouillent et il vient embrasser son prisonnier – aux mains de l’ami – qui ramassant les clefs maintient celle de son évasion tendue dignement vers Schiller pour la lui confier car l’évadé ne recherche pas une échappatoire dans la rhétorique se faire la belle c’est trouver la faille dans la langue de l’ordre alors parlez plus doucement entre vous pour m’épargner les réprimandes évitez d’irriter qui peut punir et le vieillard dont la fortune s’était jouée de lui en lui donnant nom d’un grand poète se retire rentrant chez lui en reclus laissant à son sort l’ombre d’un pantalon de couleurs grise à droite capucine à gauche un justaucorps selon le même principe un pourpoint aux couleurs identiques quoiqu’inversées des bottines en cuir brut à lacets sans parler d’une chaîne liant une jambe à l’autre dont les anneaux sont clos par un clou rivé sur l’enclume le 303 avait en tête cette phrase récurrente d’une mère bavarde comme une pie. Le pire encore serait qu’on m’empêche de parler

[Jacques Callot] :
CES PAUVRES GUEUX PLEIN DE BONADVENTURES
NE PORTENT RIEN QUE DES CHOSES FUTURES

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15 réflexions sur “Note de lecture : « Gadjo-Migrandt » (Patrick Beurard-Valdoye)

  1. Très touché par votre texte plein d’enthousiasme et de justesse. Vif-merci. Patrick B.-V.

    Publié par Beurard-Valdoye | 29 novembre 2020, 15:16

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