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Notes de lecture 2016

Note de lecture bis : « Haïkus de prison » (Lutz Bassmann)

Dans sa forme la plus courte et la plus dense, tout le sombre humour du désastre : cellule, convoi et camp.

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RELECTURE

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Depuis l’origine et la « Biographie comparée de Jorian Murgrave » (1985), le post-exotisme d’Antoine Volodine (et avant même que ce corpus ne se trouve une dénomination « officielle » en 1990) cherche à dire l’emprisonnement, celui qui vient en conséquence d’un délit ou d’un crime et d’une arrestation, mais plus encore celui qui vient d’un échec, d’une défaite face à une domination politico-économique, domination qui, non contente d’écrire la seule Histoire, celle des vainqueurs (ce précisément contre quoi, avec leurs moyens dérisoires, mines de crayon fatiguées ou ongles défraîchis, les écrivains post-exotiques se dressent, avec les pauvres restes de leurs forces physiques), veut aussi s’assurer que l’ennemi est réellement hors de combat.

La nuit sans douceur
se glisse par la fenêtre
balafrée de stries verticales

Cette quête de l’emprisonnement radical, allant de l’incarcération « ordinaire », banale, presque sympathiquement de droit commun, jusqu’aux plus extrêmes conceptions de la haute sécurité, en passant notamment par tous les stades imaginables possibles de la torture, physique et psychologique, aboutit logiquement – comme en écho anticipé au Giorgio Agamben des plus tardifs « Moyens sans fins » (1995) – au motif du camp, camp militaire ou camp de réfugiés, bien plus sûrement camp d’internement, camp de travail, camp de concentration ou camp d’extermination. Au moins depuis « Des enfers fabuleux » (1986) et son implacable mise en scène des racines de la défaite à venir, la matrice de cet emprisonnement n’est pas anodine, étant celle soigneusement empruntée à l’adversaire vaincu, celle de son système de soin psychiatrique dévoyé, de rééducation par le travail et d’élimination par le régime sévère, celle, en un mot, du Goulag stalinien.

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Dimitri, « Les zomes » (Le Goulag, T. 3, 1980)

Les surveillants sifflotent dans le couloir
le moine a entendu dire
qu’ils avaient tué un politique

Depuis l’origine également, le post-exotisme traque sans relâche les possibilités de la forme narrative et poétique, cherchant sous les gravats, les traces et les indices d’un passé duquel il n’est plus possible de rendre compte exhaustivement, linéairement, mais uniquement par fragments, par pièces disparates d’un puzzle définitivement impossible à reconstituer, mais dont il est vital de transmettre – même à personne, même uniquement entre incarcérés au sein du QHS du « Post-exotisme en dix leçons, leçon onze » (1998) – un témoignage : pages arrachées à des journaux clandestins, feuilles désormais volantes de carnets intimes, comptes rendus poussiéreux d’interrogatoires ayant servi en partie d’aliments à des souris, bribes de confessions, toutes formes courtes de facto, avant que le post-exotisme ne se dote progressivement d’outils de jure, appropriés à la tâche. Ce sera bien l’un des enjeux-clé poussant à l’adoption de la shaggå, de l’entrevoûte, du récitat, de la leçon, du narrat, du murmurat, fruits improvisés ou orchestrés de la nécessité carcérale.

Sous les douches le mouchard est couché
son sang s’écoule paresseusement
l’enquête s’annonce difficile

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Il était donc d’une logique inexorable que le post-exotisme tente un jour – tout particulièrement, directement, à propos de cellule, de convoi et de camp – de s’emparer des haïkus, forme pourtant faite prisonnière il y a longtemps par l’ennemi – ennemi qui s’est pourtant révélé, au fil du temps, incapable de lui ôter complètement ce que Corinne Atlan et Zéno Bianu, dans leur introduction au « Poème court japonais d’aujourd’hui » (2007), appellent leur pouvoir « d’ouvrir une brèche dans la réalité pour en prélever la part la plus juste », ou ce que Roland Barthes désignait dans sa « Préparation du roman » (1979) par « effet de tilt ».

Demain partira un convoi
la destination
reste imprécise

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Ce n’est ainsi sûrement pas par hasard que la tâche en est revenue à Lutz Bassmann, figure centrale du seul texte délibérément « explicatif » (même si la notion d’explication est volontairement extrêmement, extrêmement piégeuse dans le post-exotisme) de l’ensemble du corpus, « Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze », texte qui dut néanmoins, pour diverses raisons carcérales et fumigènes, être attribué à Antoine Volodine lui-même. En publiant ces « Haïkus de prison » chez Verdier en 2008, le vieux zek, livré alors depuis dix-huit ans (si l’on en croit les sources trafiquées et abâtardies qui caractérisent le genre) aux vainqueurs triomphants ayant écrasé l’égalitarisme, a tenté et réussi d’exprimer, dans la forme la plus ramassée et la plus dense possible, toute la réalité et tout l’imaginaire de l’enfermement, de l’horizon définitivement bouché et de la morne et mortifère routine du camp de travail, multipliant au fil des mots arrachés et tombés à terre les clins d’œil au Varlam Chalamov des « Récits de la Kolyma », tout particulièrement.

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La mort de l’indic a été instantanée
un clou dans l’oreille
même pas de cri

L’araignée a changé de cellule
le Kirghize lui mangeait
toutes ses mouches

Un rayon de lune à côté du seau
la pisse du vieux
scintille

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Le cliquetis des chaînes
le vacarme des roues
la mauvaise haleine du proxénète

La lame de ma hache est mal fixée
c’est un étudiant en histoire
qui fabrique les outils

Les nouveaux arrivent sur le chantier
personne ne leur indique
les endroits dangereux

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Lutz Bassmann ne manque pas ici – humour du désastre oblige – de rappeler aussi bien les palinodies qui ont aussi – les post-exotiques n’ont jamais hésité à l’avouer, ceci, au fil des ouvrages – facilité l’écrasement des vaincus, que les entrechats éthiques ou les hoquets moraux occasionnels des vainqueurs, et d’assener, en quelques mots encore plus acérés qu’à l’accoutumée, la réalité de mort-vivant qui caractérise peut-être plus que tout les emprisonnés – réalité à laquelle les explorations oniriques fournies par une grande partie du corpus se consacrent plus en détail.

L’organisation s’est constituée
on attend que les chefs surgissent
pour les haïr

L’organisation s’est constituée
désormais quoi qu’il arrive
ce sera chacun pour soi

Le soldat qui fait l’appel
a l’air contrarié
ça doit être un humaniste

Le soldat est blême ses yeux s’embrument
il vient d’assassiner
son premier détenu

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Dans et sous l’horreur, il subsiste jusqu’au bout l’étrangeté de la beauté, la puissance dérisoire de la poésie, le refuge ultime du langage, la capacité à accepter le quotidien zombifié et la bizarrerie de la non-vie, la volonté jusqu’au-boutiste de se garder des mouchards, des trahisons et des derniers dangers, le souci de ne pas se confiner exclusivement à un mode survie qui n’a plus guère de sens, alors même que, bien entendu, tout semble joué, et fini.

Dans la baraque a l’air vicié
notre sommeil comme nos vêtements
est fait de guenilles

Un mélèze perd l’équilibre
lentement il balaie
la lumière des projecteurs

Chiens couverts de fange
détenus crottés jusqu’aux sourcils
le printemps arrive à grands pas

Sur la grisaille hostile du ciel
les barbelés dessinent
une touche d’humanité

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Ma collègue et amie Charybde 7 parle superbement de ces « Haïkus de prison », sur ce même blog, ici. Comme elle, et sans exagération inconnue, je suis plus que jamais convaincu que le chant post-exotique, cet incroyable « À la recherche de la Révolution perdue » construit de dizaines d’ouvrages et de voix qui savent assumer aussi bien leur caractère disparate que leur profonde et secrète convergence, constitue l’une des œuvres littéraires les plus significatives et les plus belles qui soient, encore et toujours à découvrir et redécouvrir, à chaque lecture – et que les « Haïkus de prison » de Lutz Bassmann en constituent l’une des quintessences.

Cognements de cuillère sur les tuyaux
les politiques
discutent de l’avenir

 

 

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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