Publié en 1947, le très grand roman d’une vertigineuse métaphysique du tueur en série, dès 1843.
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Découvert en 1977, grâce à un inspiré professeur de français en classe de quatrième, ce roman bien particulier de Jean Giono fut sans doute l’une des lectures les plus décisives de mon parcours de lecteur.
Auteur surpris un ou deux ans plus tôt dans la bibliothèque maternelle, en sa célèbre trilogie provençale fondatrice (« Colline » et « Un de Baumugnes » en 1929, puis « Regain » en 1930) et en son suprêmement lyrique « Que ma joie demeure » (1936), il ne m’avait pas réellement attiré, l’émerveillement buriné et la naïveté face à la nature rurale ne m’ayant alors guère enchanté (et j’avais certainement manqué toute la noirceur subtile de « Colline »). Il en alla tout autrement avec « Un roi sans divertissement », publié en 1947.
Le Giono de 1946, comme le rappelle Mireille Sacotte dans l’excellent dossier consacré à ce roman dans la Foliothèque, est un écrivain profondément meurtri, interdit de publication dans le cadre de l’épuration d’après-guerre, qui envisage un moment l’exil et qui songe à n’écrire désormais que pour son éditeur américain, tant il lui semble être muré dans une impasse, en France.
« En 1946, Giono, renouant avec ses débuts, oublie bucoliques, géorgiques, bons sentiments et utopies : il revient à la fascination du mal, à la contemplation des monstres. »
Après un démarrage foudroyant de l’écriture du « Hussard sur le toit » (alors que « Angelo » et « Mort d’un personnage » sont déjà écrits, publication bloquée, et que « Deux cavaliers de l’orage » est aussi bien avancé) , il s’y englue au moment de démarrer les amours d’Angelo et de Pauline, et écrit alors, en un mois et demi, ce conte noir, cette chronique abyssale et hantée d’un fait divers de 1843 qu’est « Un roi sans divertissement ».
Frédéric a la scierie sur la route d’Avers. Il y succède à son père, à son grand-père, à son arrière-grand-père, à tous les Frédéric.
C’est juste au virage, dans l’épingle à cheveux, au bord de la route. Il y a là un hêtre ; je suis bien persuadé qu’il n’en existe pas de plus beau : c’est l’Apollon-citharède des hêtres. Il n’est pas possible qu’il y ait, dans un autre hêtre, où qu’il soit, une peau plus lisse, de couleur plus belle, une carrure plus exacte, des proportions plus justes, plus de noblesse, de grâce et d’éternelle jeunesse : Apollon exactement, c’est ce qu’on se dit dès qu’on le voit et c’est ce qu’on se redit inlassablement quand on le regarde. Le plus extraordinaire est qu’il puisse être si beau et rester si simple. Il est hors de doute qu’il se connaît et qu’il se juge. Comment tant de justice pourrait-elle être inconsciente ? Quand il suffit d’un frisson de bise, d’une mauvaise utilisation de la lumière du soir, d’un porte-à-faux dans l’inclinaison des feuilles pour que la beauté, renversée, ne soit plus du tout étonnante.
En 1843-1844-1845, M. V. se servit beaucoup de ce hêtre.
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Avec pour décor ce coin isolé du Trièves, terroir du sud de l’Isère où il séjourna souvent, qui constitue, avec les Alpes de Haute-Provence, l’ancrage fondamental de l’œuvre qu’il déploie déjà, à cette date, depuis douze textes différents et dix-huit années, en étalant le récit sur trois hivers, sous la neige, Jean Giono crée un roman rare, à l’étonnant carrefour du genre policier, de la farce et du conte philosophique et moral, en jouant même avec certains ressorts de l’essai de psychologie clinique pour inventer, bien avant l’heure, la mode et les maîtres américains du serial killer issu du capitalisme post-industriel déshumanisé, non seulement un personnage de tueur en série, mais aussi un phénomène vertigineux de fascination et de contagion, qui ne sera plus réellement exploré avant le « Dragon rouge » de Thomas Harris, en 1981.
On avait rentré le Georges. Il était d’ailleurs sur pied et il buvait un peu d’alcool d’hysope pour se remettre. Et voilà ce qu’il dit :
« J’ai tourné le coin. Je n’ai rien vu. Rien du tout. On m’a couvert la tête avec un foulard et j’ai été chargé comme un sac sur le dos de quelqu’un qui m’emportait, qui a fait quelques pas ; qui m’emportait, quoi. Mais, quand j’ai reçu ce foulard sur la figure, j’ai baissé la tête, ce qui fait que, quand on m’a chargé, au lieu que le foulard m’étrangle en même temps, il ne m’a pas tout à fait étranglé puisque j’ai pu crier. Alors, on m’a rejeté et j’ai entendu le père qui disait : « Oh ! Capounas ! » Et après, il a tiré un coup de fusil. »
Il n’avait pas pu aller jusqu’aux soues où, d’ailleurs, le tumulte continuait. On alla se rendre compte et là, alors, on vit quelque chose d’assez malpropre. Un des cochons était couvert de sang. On n’avait pas essayé de l’égorger, ce qu’on aurait pu comprendre. On l’avait entaillé de partout, de plus de cent entailles qui avaient dû être faites avec un couteau tranchant comme un rasoir. La plupart de ces entailles n’étaient pas franches, mais en zigzags, serpentines, en courbes, en arcs de cercle, sur toute la peau, très profondes. On les voyait faites avec plaisir.
Ça, alors, c’était incompréhensible ! Tellement incompréhensible, tellement écœurant (Ravanel frottait la bête avec de la neige et, sur la peau un instant nettoyée, on voyait le suintement du sang réapparaître et dessiner comme les lettres d’un langage barbare, inconnu), tellement menaçant et si directement menaçant que Bergues, d’ordinaire si calme et si philosophe, dit : « Sacré salaud, il faut que je l’attrape. » Et il alla chercher ses raquettes et son fusil.
Conservant les meilleures parts de son parfois déroutant lyrisme poétique comme de son enthousiasme débridé et stendhalien pour créer un climat très spécifique, d’une lenteur étudiée, dans lequel neige, soleil, brouillard s’allient pour distiller le doute, la menace et la peur indéterminée d’un abîme pour l’homme, Jean Giono nous offre ici un très grand roman, dont le personnage central, le capitaine de gendarmerie Langlois, émerge, figure titanesque et jouet minuscule à la fois, simultanément monument respecté des autres et marionnette au bord du ridicule, protecteur qu’il faut protéger de lui-même et du vertige métaphysique qui le guette, et à quoi s’emploieront tout au long du roman, avec un charme robuste, gaillard, oscillant entre noirceur et détachement, ses amies et amis, le procureur, Mme Tim et Saucisse, tournant sans relâche autour de la phrase pascalienne qui donne son titre à l’œuvre : Un roi sans divertissement est un homme plein de misères.
Langlois s’avance ; le loup se dresse sur ses pattes. Ils sont face à face à cinq pas. Paix !
Le loup regarde le sang du chien sur la neige. Il a l’air aussi endormi que nous.
Langlois lui tira deux coups de pistolet dans le ventre ; des deux mains ; en même temps.
Ainsi donc, tout ça, pour en arriver encore une fois à ces deux coups de pistolet tirés à la diable, après un petit conciliabule muet entre l’expéditeur et l’encaisseur de mort subite !
L’auteur compose ici, qui plus est, une mécanique narrative avancée, dans laquelle le récit apparent s’efface au tiers du roman, pour se répéter dans une forme habilement travestie, avant de se dissoudre dans des fragments, bribes ou racontars à la fiabilité douteuse, mêlant les époques et les souvenirs des protagonistes, pour donner à l’anecdote, comme une certaine tête, les dimensions de l’univers.
Le film réalisé par François Leterrier en 1963, en étroite association avec Jean Giono lui-même, avec Claude Giraud dans le rôle de Langlois, Colette Renard dans celui de Saucisse et Charles Vanel dans celui du procureur, est à la fois extrêmement fidèle au roman et doté d’un charme langoureux supplémentaire, servi par une bande-son sobre, envoûtante et remarquable.
Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici, et la règle du jeu de la rubrique « Je me souviens » est là.
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Hello.
Giono (que je n’ai encore jamais lu) m’a déjà été recommandé par deux personnes cette année, dont une ce « Un roi sans divertissement ». Avec ta chronique, cela fait trois: OK, c’est dit, celui-là, il va me le falloir.
Amicalement.
Ah j’en suis ravi, et tu devrais te régaler !
Merci pour cet article qui donne bien envie. Quand je pense que j’ai lu ce livre au lycée et que je n’en n’ai absolument aucun souvenir. Je n’étais pas prêt je crois… trop tôt. Mais il n’est pas trop tard et je vais m’y remettre ! Bravo pour ce blog très riche et intelligent.
Merci beaucoup !!!
Vu votre enthousiasme (que je partage) pour ce roman métaphysique,je m’attendais à ce que vous soyez aussi un admirateur de Cormac MacCarthy… Mais non : une rapide recherche m’indique qu’aucun des contributeurs de ce blog ne s’intéresse à cet auteur ! Scrogneugneu…
Autre hypothèse : que l’on les ait tous lus avant 2011-2012 (le blog a démarré dans ces années-là sous sa forme préhistorique), et que l’on n’en ait pas relu depuis… 😀