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Notes de lecture 2020

Note de lecture : « Art is Fear » (Frédérique Toudoire-Surlapierre)

Peur dans l’art et art de la peur : une exploration tonique à la croisée de la philosophie et de la pop culture.

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La seule chose à craindre, c’est d’avoir peur (Franklin D. Roosevelt). Au-delà du goût d’un bon mot, puisqu’on joue bien à se faire peur, cette déclaration de Roosevelt, où l’on reconnaît l’emphase d’un politique qui puise dans le paradoxe le renouvellement de sa propre doxa, expose quelques-unes des conditions et des usages de la peur : son rapport avec le politique et avec l’Histoire, son lien au langage, ses codes sociaux, son fondement vital et existentiel. Si la peur est avant tout une réaction spontanée face à un danger quel qu’il soit, qu’elle soit un instinct de conservation (que Schopenhauer nomme « la volonté » et qui suscite sa propre duplication) ou une survie de l’espèce, ces deux données ne sont nullement propres à l’homme mais concernent tous les animaux, les collectivités ont cherché à en profiter et à la réinvestir. La peur canalise et fédère les peuples, souligne Paul Virilio dans L’Administration de la peur. « En être quitte pour la peur ». Faut-il prendre l’expression à son sens et avancer que la peur participerait d’un échange équitable où les enjeux concernent ce qui est transféré, ce qui a été perdu et ce qui s’est monnayé ? Instrumentalisée par le pouvoir et le politique qui la récupèrent dans un système efficace de contrôle des populations (Michaël Crichton, État d’urgence), la peur est physiologiquement et paradoxalement éloquente symptomatique, elle est tout aussi bien paralysante puisqu’elle peut figer l’individu (le clouer sur place) autant qu’elle peut le faire détaler à toute vitesse. Si la peur est l’une des structures fondamentales du vivant, elle n’est pas sans provoquer ses contradictions : la peur rassemble, elle fait consensus. Mais pas seulement parce qu’elle serait un sentiment partagé de nos collectivités, pas seulement non plus parce qu’elle serait une émotion contagieuse et communicative. Toutes les peurs ne reviennent pas au même, certaines sont vitales, d’autres psychologiques, dites « autoengendrées », issues d’une représentation mentale provoquant une terreur qui nous fait reculer devant un possible dont on imagine la venue. La relation entre ces deux peurs n’est pas de l’ordre de la nécessité mais de la croyance. Il est des peurs saisissantes : brèves et intenses, qui font pousser des cris, jouant d’une esthétique de la surprise et de l’effroi mêlés. L’efficacité de la peur réside dans l’articulation du juste-avant et de sa déflagration : aussi intense qu’éphémère, son impact disparaît dès lors qu’elle a agi. Elle fonctionne très différemment de la peur latente qui se rapproche de l’angoisse sourde, à la fois diffuse et pérenne, elle renvoie plutôt à une période et à un climat. Ce qu’on appelle « La Grande Peur » correspond au mouvement de panique qui se répandit dans les provinces françaises en juillet-août 1789, quand la crainte d’un complot aristocratique suscita des paysans émeutes et incendies de châteaux. La peur dépend d’un certain milieu, elle se propage dans un contexte éthique et existentiel précis. Elle stigmatise une vision du monde où l’Autre est nécessairement dangereux et où le seul fait d’être sur terre est perçu comme problématique et conflictuel. Toute angoisse induit un certain positionnement dans le monde. Elle trouve des formes diverses et des expressions variées : catastrophes naturelles, terrorisme, pandémie, invasions, dangers nucléaires, et autres réchauffements climatiques qui convoquent toute une taxinomie de la prévention, du principe de précaution et des risques assumés. La peur est loin d’être seulement un état, elle convoque également un éthos où se disent autant les tropismes d’un temps que les acteurs du vivant – c’est pour cela que ses modalités d’expression sont forcément datées.

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La collection Borderline des éditions du Murmure est souvent particulièrement impressionnante dans l’organisation de ses télescopages entre pop culture, analyse artistique, philosophie et politique. Aux côtés par exemple du « Snoopy Theory » de Nicolas Tellop, du « Schtroumpfologies » d’Antonio Dominguez Leiva et de Sébastien Hubier, de « L’adolescente japonaise » de Stéphane du Mesnildot, ou du « Real Niggaz Don’t Die ! Grand Theft Auto : San Andreas entre récit et jeu » de Samuel Archibald, on trouve ainsi cet « Art is Fear » de Frédérique Toudoire-Surlapierre, publié en 2012, nous proposant sans trembler de parcourir en moins de 50 pages les espaces retors et ambigus qui s’établissent aux frontières de la philosophie et de la politique d’un côté, de l’art et de la pop culture de l’autre côté.

Que nous révèle la représentation artistique et culturelle de la peur ? Jusqu’où l’art peut-il se mettre en danger et pourquoi l’art jouerait-il donc à se faire peur ? N’est-ce qu’une façon pour l’artiste de dépasser ses propres limites émotionnelles ? Jouer artistiquement avec la peur peut bien comporter des risques pour le réel qui l’encadre et dans lequel il s’inscrit. Que le tournage des Diaboliques de Clouzot ait été un enfer nous conforte et nous fait presque plaisir, comme s’il fallait que la réalité prouve en l’activant le potentiel terrifiant du film, rendant la machination non seulement efficace mais plus encore parfaite, c’est-à-dire totale. De même, Shelly Duvall, l’actrice de Shining, fut terrorisée et sadisée par Kubrick, le cinéaste renforçant à dessein sa frayeur pour conforter une confusion panique entre réel et fiction. Parfois, d’une manière plus poignante et troublante encore, l’oeuvre est le témoin de l’expérience d’un écrivain qui devient la proie de ses peurs : Kafka en joue dans ses textes, Artaud, dans ses journaux intimes, ou encore Sarah Kane ou Édouard Levé qui iront jusqu’au bout de cette expérience. Et s’il peut perdurer l’idée d’un jeu avec les limites et même avec la mort, la littérature n’est plus seulement l’espace où l’on peut jouer à se faire peur, laissant le lecteur en proie à un paradoxe fondamental et tragique (terriblement angoissant) : fasciné par son désir d’autodestruction jusqu’à le mettre en œuvre sur lui-même, l’écrivain aurait donc perdu la partie contre son oeuvre. Le procédé est d’autant plus macabre et culpabilisant que le spectateur, ou le lecteur, en sort indemne, de sorte qu’il contredit, au moins pour le temps de sa lecture, le désir d’autodestruction de l’artiste. Le plaisir suicidaire hante le mouvement de la peur.

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Frédérique Toudoire-Surlapierre ne cherche pas ici une analyse systémique et socio-politique de la peur instrumentalisée, comme l’ont conduite attentivement aussi bien le Paul Virilio de « L’administration de la peur » que le Serge Quadruppani de « La politique de la peur », ni à rendre compte d’un phénomène social et intime profondément multi-formes, comme le Hugues Jallon de « Zone de combat » ou la Lucie Taïeb de « Safe ». Son exploration de la peur dans l’art, si elle parcourt aussi, rapidement, ces terrains socio-politiques ramifiés, se concentre bien davantage, sous le double signe de Jean-Paul Sartre et d’Edmund Burke, sur le ressenti esthétique de cette sensation particulière, et sur son vertige intrinsèque, plutôt que sur ses conséquences sur la société des individus ainsi éprouvés. Ce qui n’empêche aucunement son savant agencement de références, détaillées ou mentionnés au passage, de nous entraîner de Stephen King à Edvard Munch, de David Lynch à Jean Giono, ou de Jean-Luc Lagarce à Alfred Hitchcock, en évoquant subrepticement et en filigranes possibles aussi bien « Astérix et les Normands » que l’« Oméga Mineur » de Paul Verhaeghen, Thomas Harris que Sandrine Collette ou Elsa Dorlin que Paul Kawczak. C’est ainsi à un superbe voyage, frémissant et frissonnant, glaçant et machiavélique, que nous invite cette enseignante de littérature comparée aux centres d’intérêt et aux objets d’étude éminemment éclectiques.

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