Un peu plus que la « première version » du célèbre « Hussard sur le toit » de Giono, un éclairage alerte et cavalier en diable sur la genèse du jeune colonel turinois Angelo Pardi, exilé en Provence en 1840 après un duel anti-autrichien.
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RELECTURE
Le charmant Cavour n’avait pas encore commencé à vocaliser entre ses favoris roux les cavatines de sa « politique gaie ». Les sociétés noires chantaient déjà la basse noble de l’opera seria dans les forêts du royaume sarde.
Les affiliés à l’œuvre du Charbon se recrutaient dans toutes les classes de la société. Des nobles, des artisans, des officiers, des marins, des professeurs, des soldats, des étudiants, et même des femmes fougueuses mais que le délice de cette politique romanesque rendait discrètes, composaient un ardent compagnonnage d’ombres où étaient placés à l’honneur le courage et la sainteté des serments.
Le danger couru était très grand. Malgré la sympathie qu’un immuable ciel d’azur donne pour les idées généreuses et la température méditerranéenne du royaume qui rend l’assassinat patriotique adorable, on était obligé de fusiller les bons assassins avec de grands coups de chapeau, mais de fort vilaines balles sardes. Les nerfs de la monarchie autrichienne ne supportaient pas la perte du plus petit de ses espions, et elle soutenait ses vapeurs avec quarante divisions de grenadiers athlétiques.
Le jeune Angelo Pardi, colonel de hussards (à une époque, 1840, où les charges militaires s’achètent beaucoup et se méritent parfois un peu) du roi de Sardaigne, fils naturel de la prestigieuse duchesse Ezzia Pardi et redoutable escrimeur, vient de tuer en duel le baron Schwartz, un faux marchand et vrai espion à la solde de l’Autriche, et a donc dû quitter précipitamment Turin pour se mettre provisoirement au vert de l’autre côté de la frontière, en Provence française.
Là, tout en échappant de son mieux aux éventuels questionnements de la part de la police locale, qu’elle soit maréchaussée ou sûreté nationale (même si le fameux Vidocq n’a jeté les bases de ce nouveau service que quinze ans plus tôt, il ne fait déjà pas très bon rôder par les chemins pour les étrangers louches et autres trublions potentiels, dans la France de Louis-Philippe), il fait la connaissance, au hasard du chemin et de la diligence, de la comtesse Pauline de Théus – dont il ne sait pas encore, naturellement, la place immense qu’elle tiendra plus tard dans sa vie, puis séjourne, en exilé et en proscrit néanmoins bien installé, à Aix-en-Provence, où il perfectionne notamment son art de l’épée, tout en déjouant en y pensant à peine quelques intrigues délétères – car les menées et les conspirations font rage, feutrées ou non, ici aussi.
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Cette même nuit, vers les deux heures du matin, l’aubergiste de La Croix de Malte à Briançon monta réveiller un maquignon de Monetier qui était à l’auberge pour la foire de Sainte-Marie. Il le fit descendre pieds nus jusqu’à l’étable pour examiner à l’abri des regards indiscrets un cheval noir encore tout frémissant et très triste. Il l’avait acheté, disait-il, il y avait à peine quelques heures, et la bête refusait l’avoine. Le maquignon regarda sous les sabots du cheval, vit le matricule de la cavalerie royale marqué sur les fers et demanda alors fort benoîtement où se trouvait l’uniforme. On le lui sortit d’un coffre à grain. Quand il vit qu’il s’agissait d’un uniforme de colonel, il jura les grands dieux qu’il ne voulait pas entendre parler de cette histoire-là. Il y avait sûrement là-dessous quelque chose qui allait faire du bruit. D’ailleurs, à son avis, la bête était si belle et si tendre qu’elle allait sûrement se laisser mourir de chagrin maintenant qu’elle était séparée de son maître. Finalement, il fit la bonne manière de vouloir bien se charger des risques en achetant le cheval pour trois écus, mais après qu’on lui eut assuré que le colonel, nanti d’un vieux costume de terrassier en velours blanc, était depuis longtemps sorti de la ville par la porte d’Embrun.
Angelo était en effet sorti très rapidement des murs de la forteresse. Pour éviter les patrouilles, il se tint à bonne distance de la route et marcha à travers les oseraies et les bois d’aulnes au bord de la Durance. Il éprouvait un grand plaisir physique à se trouver dans un costume trop large pour lui. Le velours des manches un peu longues frottait le dos de sa main et le rappelait à chaque instant à jouer ce jeu d’audace et de domination de l’ombre si cher aux cœurs italiens. Il traitait les forêts de sapins et les chaumières que lui montrait la lune avec une suave duplicité. Il avait gardé un très beau poignard qui pesait dans la contre-poche de sa veste. Il était dans un état d’exaltation extrême. « Je suis au pays natal de la liberté », se disait-il. Il vit l’aube rouer comme un paon au-dessus des montagnes.
Il marcha tout le jour sans se permettre de faire halte ou de demander à manger, quoiqu’il croisât dans les sentiers, aux abords des villages et des fermes, de jeunes paysannes qui le regardaient avec sympathie. Sans qu’il s’en doutât, ses yeux avaient les feux de l’amour le plus vif. « Voltaire et Montesquieu, se disait-il, se respirent ici comme l’air même. Le plus pauvre contadin de Montezemollo joue sa vie et le pain de sa femme et de ses enfants contre le petit espion noir qui se promène en soutane à travers ses champs. Cette servitude absolue rend peut-être nos paysans plus subtils que ceux-ci, mais quand je les rencontre au coin de quelque haie, ils me détruisent le sublime. Et s’il n’est pas possible de croire des âmes nobles aux hommes les plus simples, comment pourrais-je conserver ma propre noblesse et avoir du goût à vivre ? »
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Paru en 1953 en plusieurs épisodes dans La Nouvelle Revue Française, publié en volume en 1958 chez Gallimard, « Angelo » est sans doute le roman le plus emblématique de la situation éditoriale particulièrement chahutée que connut Jean-Giono dans les dix années ayant suivi la deuxième guerre mondiale, situation que nous évoquions déjà sur ce blog à propos de « Un roi sans divertissement » (1947) – mais aussi de la puissante aura littéraire qui s’affirme comme la sienne au sortir de cette période troublée, car il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir faire paraître une ébauche (fût-elle aussi sophistiquée que celle-ci), imaginée dès 1934, conçue et largement rédigée dès 1945, après la parution du « Hussard sur le toit » (1951) puis du « Bonheur fou » (1957), ces deux romans étroitement associés nous offrant la version définitive des personnages d’Angelo Pardi et de Pauline de Théus.
Dans cette « genèse », Jean Giono lui-même, comme en attestent divers documents, publics (préfaces et postfaces de diverses éditions du « cycle du Hussard » notamment) ou privés (notes de travail et correspondances, que, fidèle son habitude, nous ouvre la remarquable édition conduite par Robert Ricatte, Pierre Citron et Henri Godard dans La Pléiade), change plusieurs fois d’idées et de lignes de conduite – ce qui explique que ce séjour fondateur d’Angelo Pardi ne se raccorde pas complètement, loin s’en faut, à ce qui se produira plus tard entre Manosque et Turin. Il n’en reste pas moins que ces deux personnages si essentiels pour l’auteur, et si fondamentaux pour les lectrices et les lecteurs, que sont Angelo et Pauline bénéficient ici d’une attention extraordinaire, où la trame de leurs rapports spécifiques au monde et aux humains, à l’honneur et à l’amour, à la politique et à la société – au milieu d’une nature toujours discrètement omniprésente – est déjà palpable et déchiffrée. « Angelo » est bien, ainsi, davantage qu’une ébauche, et déjà une forme redoutable de creuset.
On sort de Gap par une longue montée, dans laquelle l’attelage garda le pas. De chaque côté de la route, des bosquets de chênes, que leurs petites feuilles neuves rendaient vaporeux, tordaient d’éclatants muscles noirs. Un allègre soleil de mai s’était levé. L’herbe, sur laquelle fumait l’abondante rosée de la nuit, éblouissait comme de l’eau. De petits bergers blonds, déjà râblés comme des montagnards, gouvernaient dans le sous-bois des troupeaux de chèvres. Ils soufflaient dans des clarines de terre, et ils vinrent en courant jusque sur le talus saluer le passage de la malle avec une fanfare aigrelette qui, à travers le bruit des roues, ressemblait à la criaillerie des alouettes. Il y avait tant de gaieté dans ce départ du matin qu’on les salua en agitant les mains et qu’on leur jeta des sous qu’ils coururent ramasser dans la poussière.
De son impériale, Angelo voyait se déployer autour de lui les murailles d’un vaste amphithéâtre de montagnes mordorées. Elles portaient jusque dans le bleu de gentiane, au milieu du ciel, des pointes de glace acérées, empanachées de poussières de bise. Dans les anfractuosités des immenses gradins, au milieu de la bure éteinte des mélèzes, éclataient le vert acide de petits champs de seigle, le noir lustré d’un toit d’ardoise, le vermeil d’un chaume, le bariolage des façades d’un petit hameau perdu, l’écume d’une cascade. Le moutonnement des bosquets, qui bordaient la route, allait se fondre au fond de la vallée dans une forêt de chênes où s’ensevelissait le tumulte du racinage des montagnes. Un mouvement général de la terre et des arbres soulevait les couleurs et les formes et donnait à tout le paysage une exaltation, une véhémence soulignées par le battement de flammes d’argent de peupliers dans le vent, une allure de départ qu’accentuait le tournoiement des corbeaux.
Angelo était à l’instant même en train de cruellement souffrir. L’odeur des chevaux et les huit énormes croupes solides qui tiraient la malle avec une grande santé paisible l’avaient fait se souvenir de Boïardo, le cheval noir qu’il avait vendu à Briançon. « Pourquoi t’ai-je laissé, se disait-il, et vendu à ces hommes incapables d’aimer si j’en juge par la façon dont ils sortent les écus de leur bourse ? On voit bien que c’est le seul trésor de leur vie. J’ai manqué à l’amitié et à l’honneur. Il fallait avoir le courage de t’égorger et et t’aider à mourir. Mais, se dit-il brusquement glacé d’horreur, comme il prononçait le mot courage, je suis le menteur le plus lâche qui soit. Et le plus bête. À quoi bon me mentir à moi-même ? La vérité est évidente : je n’ai même pas pensé une minute à toutes les merveilleuses qualités de cet ami, à son amour fidèle et dévoué qui, chaque jour, ajoutait à mon bonheur de vivre ; je n’ai pensé qu’à la sécurité la plus mesquine. Il est vain de vouloir me faire croire que je l’ai épargné par tendresse : je l’ai simplement vendu par prudence et pour que le cadavre d’un cheval égorgé dans les bois n’attirât pas l’attention de la police. Et je parle toujours de grandeur ! »
L’incontestable grandeur du cirque de montagnes et la palpitation dorée de la majesté du jour alourdissaient le sentiment qu’il avait de sa médiocrité. Le fait qu’il fût assis sur une banquette que huit chevaux traînaient au pas, au lieu d’être en plein matin, en train de caracoler librement dans l’éventail des lumières, lui semblait significatif.
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