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Notes de lecture 2022

Note de lecture : « Mort d’un personnage » (Jean Giono)

À Marseille vers 1880, les dernières années de Pauline de Théus, l’héroïne du « Hussard sur le toit », racontées par son petit-fils. Un étonnant tour de force littéraire, inattendu même après coup et joliment poignant dans sa retenue légèrement ironique.

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RELECTURE

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Ma grand-mère attendait constamment demain. Le jour qu’elle vivait n’avait plus de forme. Seul, demain promettait la consistance des choses vraies, la renaissance du monde matériel, si suave à ceux qui ont perdu la paix du cœur, cette reconstruction des choses ordinaires qui est le signe du pardon de Dieu. Jusqu’au jour où demain fut le jour de sa mort. Quelle surprise quand elle s’est enfin posée sur une terre solide, brusquement embrassée de ce qu’elle avait perdu et éperdument cherché !
Le soir où je la rencontrai, debout au-dessus de moi sur les marches de l’escalier, quand elle m’eut crié : « Mensonge ! », elle prit brutalement mon visage dans ses mains sèches. « Peut-être ça », dit-elle après m’avoir longuement regardé. Et elle traça d’un ongle sec un rond autour de mon front et de mes yeux.

À Marseille, vers la fin du XIXème siècle, une femme âgée vit ses dernières années de vieillesse. Sous le regard curieux, tendre et finement observateur, de son petit-fils encore enfant, elle navigue dans les plis de sa mémoire de plus en plus emmurée, encore vive sans doute, mais souvent comme perdue dans le souvenir de l’amour de sa vie, le père de son fils chez qui elle vit désormais, responsable de l’Entrepôt des aveugles, une importante œuvre de charité, et le grand-père du gamin qui l’accompagne dans les rues si fiévreuses de la cité phocéenne.

Ce grand amour se nommait Angelo Pardi, et fut colonel de hussards du royaume de Piémont-Sardaigne. C’est en Provence qu’il la rencontra jadis, elle : Pauline de Théus.

Personnage indéniablement et largement « plus grand que la vie », comme il se dira beaucoup plus tard, venue s’installer ici juste avant la vente de son domaine de La Valette, où rôdait sans doute un peu trop le fantôme de son défunt cavalier, et où la « solitude désespérée des collines » était devenue trop prégnante, elle vivote désormais gentiment, ou presque, dans cet environnement familial réduit à sa plus simple expression, où naviguent pourtant aussi, de près, la servante gentiment ivrogne appelée »Pov’ fille », la jeune aveugle Caille, le docteur Lantelme (avec les autres partenaires de jeu, car que serait le Marseille de cette époque sans une partie de cartes, bien entendu ?), ou encore le concierge M. Potentine.

Tandis que de confidence en conversation surprise entre les adultes, nous apprenons peu à peu, discrètement, les moments-clé de la vie de Pauline de Théus, son panache fondamental – et celui de son fils, qui, de manière au fond tout aussi noble, se bat comme un beau diable pour améliorer le sort des aveugles placés sous sa responsabilité, nous jaugeons aussi la qualité du détachement qui s’introduit peu à peu dans la maisonnée, et ce d’autant plus que quelques plongées, judicieuses et étonnantes, vers l’avant (le futur du récit principal) viennent éclairer à point nommé certains faits qui seraient restés sinon ignorés du jeune narrateur, même rétrospectif – ou leurs interprétations les plus vraisemblables.

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Elle avait un goût exquis pour s’habiller. Elle était constamment à la recherche de certitudes, dans cet ordre d’idées comme dans tout le reste. Elle choisissait très soigneusement des étoffes et des coupes de son âge. Elle devait avoir à peu près soixante-quinze ans à ce moment-là, et quelquefois même elle dessinait elle-même le corps de la redingote qui devait l’habiller. La couturière avait beau s’écrier, elle soutenait son idée avec une obstination qui faisait enfin venir un peu de couleur précise à ses yeux et appelait son regard des lieux étranges qu’elle regardait d’habitude. Alors la couturière obéissait, et chaque fois, en fin de compte, c’était pour dire que Madame avait raison (car on l’appela toujours Madame, et à la troisième personne, même dans l’engloutissement final, même ceux qui, à ce moment-là, la virent pour la première fois). Quand on la voyait habillée à son idée, fluette, même un peu grêle, ayant souligné, on ne sait par quoi, un fantôme de hanche qui la conservait femme au sein même des désastres permanents de la vieillesse et du malheur, seules, les lignes qu’elle traçait ainsi donnaient du corps à son corps. Son existence ne semblait être que le résultat d’une prodigieuse contrefaçon. Immobile, raide, muette, devant la glace, dans ce salon de la couturière où tant de fois elle m’a mené, quand l’ouvrière s’écartait d’elle, les bras ouverts, dans cette attitude adorante qu’on voit aux donateurs extasiés d’Angelico, elle tenait debout comme une personne naturelle. Ce beau visage de porcelaine, à peine ridé, si frais que j’avais toujours envie de voir si, en le choquant avec mon doigt, il n’allait pas chanter, ses cheveux clairs comme deux plaques d’armure sur chaque tempe, ce corps droit de fille mince dans lequel fusait – au repos et seulement à ce repos devant la glace – une fierté sereine, il était tout naturel de croire que tout cela était vivant. Je ne parle ni de ses yeux ni de sa bouche. Elle avait alors un regard qui allait d’elle à moi ; je le voyais la parcourir dans le reflet de la glace, étonné, ravi, au bord de la joie, presque allumé, puis il venait sur moi, avant de s’éteindre et de redevenir cette terrible chose ordinaire. Je remarquais que, de moi, elle ne regardait que le front et les yeux. Non pas seulement dans ces occasions-là, mais toujours. Pendant des années, je peux dire jusqu’à sa mort, j’ai été à l’affût de son regard. D’abord, parce que j’étais étonné qu’une personne n’ait pas de regard. Puis, il était si beau quand, parfois, rarement, mais certaines fois où, près d’elle, devait passer une odeur ou un bruit encore appelant, il arrivait non pas du fond des ténèbres, mais de rien, comme un ange qui se construit en un éclair sur les lieux mêmes de son combat. Chaque fois, c’était pour regarder mon front et mes yeux. Plus tard, j’ai cherché son regard comme Orphée Eurydice ; mais les dieux avaient imposé des conditions trop dures.

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Publié initialement en revue en 1948, puis chez Grasset en 1949, « Mort d’un personnage » est une autre profonde curiosité (à l’image d’« Angelo », pour d’autres raisons) dans le « cycle du Hussard » de Jean Giono. Il est en effet fort peu fréquent dans la littérature, sérielle ou cyclique, d’évoquer les dernières années d’un protagoniste AVANT d’en avoir partagé les années réputées les plus « belles » avec la lectrice ou le lecteur (« Le Hussard sur le toit » ne sera en effet publié qu’en 1951). Dans les séries télévisées relativement récentes, nous avons bien les exemples de Laura Palmer (« Twin Peaks »), de Nathaniel Fisher (« Six Feet Under ») ou même de Samuel Kerr (« Dix pour cent »), mais avouons que leurs rôles respectifs ne sont pas du tout aussi centraux que celui de Pauline de Théus. On sait désormais qu’initialement l’ouvrage devait prendre place dans une « décalogie du Hussard », dans laquelle il n’aurait peut-être pas constitué une telle anticipation. Mais au-delà des complexes vicissitudes éditoriales qu’a dû affronter l’auteur au sortir de la deuxième guerre mondiale (ce que nous évoquions sur ce blog à propos de « Un roi sans divertissement »), Jean Giono souhaitait bien expérimenter dans ce cycle un véritable système sophistiqué de rappels et d’échos, dans lequel, par exemple, « on pouvait faire mourir Pauline de Théus avant qu’on sût grand-chose d’elle, et aiguiser par le mode de sa mort l’intérêt que provoquerait sa vie dans les romans à venir ». Il s’agit donc bien in fine d’une vraie audace technique, grâce à laquelle nous est offerte cette rare possibilité de voir confronter un personnage d’une grandeur immense mais largement supposée au souvenir de cette grandeur et à une petitesse rapiécée faute de mieux, en un clair-obscur méditatif où l’effacement est encore entouré d’élans de noblesse et de générosité, mais pratiqués à une autre échelle, plus réduite. Le roman n’en est que plus poignant et mystérieux – même si désormais la grande majorité des lectrices ou des lecteurs auront déjà fait connaissance avec Pauline et Angelo avant d’aborder « Mort d’un personnage ».

Mais, quoique souvent pris de court devant nous, dans cette foule qui ne se faisait pas faute de jouer des coudes, ni les uns ni les autres ne bousculaient ma grand-mère. Il faut évidemment penser à la gentillesse générale de cette époque, où presque tout le monde se piquait tant de politesse que la blouse était souvent plus noble que le frac, mais, malgré tout, les frégates avaient le visage arrogant, et plus d’une lèvre molle suçait des restes de vin rouge dans le poil des moustaches, et il y avait de petits yeux mi-clos assez méchants sous les visières, et, en fin de compte, chacun avait autre chose à faire qu’à respecter une redingote en poult. Cependant, ils ont tous fait des écarts, ou des glissades, ou des pas de côté, quitte à bousculer le voisin pour laisser à ma grand-mère, au milieu même de la foule, le petit décimètre de trottoir sur lequel, à chaque pas, elle cherchait vainement une terre qui ne serait jamais plus sous ses pieds. Avaient-ils conscience de la grandeur tragique de cette obstination éperdue ? Certes, non, comment veux-tu, dans un clin d’œil, au passage, qu’ils aient pu comprendre ce que tu as mis si longtemps à comprendre, à peine éclairé par des milliers de détails minuscules pendant des années ? À moins qu’il y ait une sorte d’aura intéressant l’instinct, semblable au halo sentimental qui affole les chevaux un kilomètre à la ronde des hangars d’équarrissage et qui entourait le malheur de ma grand-mère. Ce serait beau de savoir que le désastre dans lequel elle perdit son monde est aussi répugnant que la mort. Mais je crois que, simplement, ceux qui venaient en face de nous, malgré la foule, malgré le soleil d’après-midi, malgré l’excitation de la vie hâtive, égoïste et joyeuse, ne pouvaient pas ne pas voir, devant eux, cette chose si extraordinaire qu’était ma grand-mère, cette absence d’être, cet emplacement de rapt. Et ils s’écartaient à tout hasard, comme un cheval devant une ombre.

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À propos de Hugues

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