En 50 pages, une saisissante analyse des sens possibles du jeu GTA: San Andreas, et de bien d’autres choses au passage.
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Publié en 2012 dans la stimulante collection de mythologie contemporaine (même s’ils ne l’appellent pas ainsi) des éditions le murmure, ce bref essai de Samuel Archibald, par ailleurs professeur au Département des études littéraires de l’UQAM, constitue non seulement une passionnante investigation d’un jeu vidéo spécifique et emblématique (« Grand Theft Auto: San Andreas ») et de sa relation à la culture « gangsta rap », mais également une excellente réflexion sur l’évolution du rapport entre le récit et le jeu dans les jeux vidéo contemporains.
Ma traversée de San Andreas, mes actions à l’intérieur du monde numérique ont été fortement informées par ma conscience d’une tension, affirmée dans le discours sur les jeux vidéo, entre narrativité et interactivité. Pourquoi, dans un monde où je peux faire n’importe quoi et me déplacer à peu près n’importe comment, suis-je obligé d’obéir aux diktats du récit, qui dirige mes actions et limite sans cesse mes mouvements ? Pourquoi surtout, puisque le jeu m’accorde liberté et que le récit m’impose des contraintes, l’expérience composite que m’offre San Andreas m’a semblé si grisante et peu contraignante ?
Tout au long de ces 50 pages alertes, l’auteur mêle avec habileté la réflexion sur les mécanismes du jeu lui-même, sur son contexte implicite et explicite, sur ses points aveugles (en empruntant ce terme dans le sens utilisé par Javier Cercas). Aussi astucieux pour ausculter le curieux mélange de contrainte et de liberté qui caractérise le jeu – et en évaluer les significations et les conséquences potentielles – que pour déchiffrer les présupposés culturels, techniques et marchands qui habitent GTA San Andreas et en font un véritable archétype contemporain s’avançant à la fois masqué et démasqué, Samuel Archibald nous offre une analyse qui va bien au-delà de celle d’un « simple jeu » (fût-ce l’un des plus vendus et pratiqués au monde), effleure par moments la réflexion poétique implicite d’un Philippe Annocque dans sa « Vie des hauts plateaux », et esquisse enfin une salutaire philosophie du jeu contemporain et de sa place dans nos vies, appuyée par une puissante et tentante bibliographie.
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En fait, à travers CJ, c’est toute l’opposition binaire entre récit et jeu que San Andreas déconstruit. En refusant de les considérer comme des catégories nécessairement complémentaires ou contradictoires, San Andreas propose l’alternative de leur coexistence hétérogène.
Cette coexistence ne va pas toujours de soi. Une tension est vécue assez tôt dans San Andreas. Durant la première partie du jeu, je m’aperçois rapidement que mon soi-disant homie Big Smoke est un traître. Tous les signes sont là : il a déménagé dans un quartier sous contrôle Ballas, se fait évasif à chaque fois que mon frère Sweet réitère sa décision de ne pas impliquer les familles de Grove Street dans le trafic de drogue et reçoit les visites de l’officier Tempenny, au sujet desquelles il refuse de s’expliquer. Ce que je comprends très vite, CJ refuse de le voir. Je ne peux ainsi agir selon ce que je sais parce que CJ, lui, l’ignore. Hors des missions et des cinématiques, Big Smoke n’est repérable nulle part dans le monde numérique. je n’ai d’autres choix que d’accepter les tâches qu’il me confie pour faire progresser le récit, conscient à chaque pas de mon incapacité à commettre la seule action logique : tuer ce sale traître.
Un petit ouvrage que l’on ne saurait donc trop recommander à toute une chacune et tout un chacun, aussi bien parmi les chercheurs amateurs et professionnels en mythologie contemporaine, parmi les amatrices et amateurs de jeu et de narration, et même parmi celles et ceux qui ont pu un jour être légèrement horrifiés en découvrant ce jeu où, d’emblée ou après quelques minutes à peine, massacrer une vieille dame à coups d’extincteur dans une laverie automatique pour lui prendre quelques dollars peut en effet faire partie des possibilités.
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