Un auteur colérique, alcoolique repenti, en proie aux démons du doute, avec sa femme et son fils aux pouvoirs spéciaux, dans la solitude hivernale de l’hôtel Overlook, haut perché dans le Colorado, pour un rendez-vous avec un destin naturel et surnaturel.
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RELECTURE
C’était aussi dans cette salle que s’élevait… une gigantesque horloge d’ébène. Son pendule se balançait avec un tic-tac sourd, lourd, monotone ; et quand l’aiguille des minutes avait fait le circuit du cadran et que l’heure allait sonner, il s’élevait des poumons d’airain de la machine un son clair, éclatant, profond et excessivement musical, mais d’une note si particulière et d’une énergie telle que, d’heure en heure, les musiciens de l’orchestre étaient contraints d’interrompre un instant leurs accords pour écouter la musique de l’heure ; les valseurs alors cessaient forcément leurs évolutions ; un trouble momentané courait dans toute la joyeuse compagnie ; et, tant que vibrait le carillon, on remarquait que les plus fous devenaient pâles, et que les plus âgés et les plus rassis passaient leurs mains sur leurs fronts, comme dans une méditation ou une rêverie délirante. Mais quand l’écho s’était tout à fait évanoui, une légère hilarité circulait par toute l’assemblée ; les musiciens s’entre-regardaient et souriaient de leurs nerfs et de leur folie, et se juraient tout bas, les uns aux autres, que la prochaine sonnerie ne produirait pas en eux la même émotion ; et puis, après la fuite des soixante minutes… arrivait une nouvelle sonnerie de la fatale horloge, et c’était le même trouble, le même frisson, les mêmes rêveries.
Mais en dépit de tout cela, c’était une joyeuse et magnifique orgie…
(Edgar Allan Poe, Le Masque de la mort rouge, traduction de Baudelaire)
Le sommeil de la raison engendre des monstres.
(Francisco de Goya)
Jack Torrance était un écrivain prometteur, mais l’alcool, créant facilement chez lui des accès de violence difficilement contrôlables, a eu raison de son poste de professeur sur la côte Est. Pour sauver son couple sérieusement mis à mal par la situation (avant son renvoi de l’enseignement, lors d’une autre colère, il a accidentellement cassé le bras de leur fils Danny), et leurs finances bien mal en point, et pour, peut-être, retrouver l’inspiration littéraire qui le fuit, il postule, recommandé par un ami richissime et ex-compagnon de beuverie, pour son emploi de la dernière chance : gardien hors saison, en famille, du luxueux hôtel Overlook, perle du Colorado que le climat et l’altitude isolent le plus souvent du monde durant les mois d’hiver, attendant le printemps et le déneigement de la route avec une radio, une motoneige, des montagnes de provision et une monumentale chaudière affligée d’une tendance à la surpression.Ni Jack, ni Wendy son épouse, ni le tout jeune Danny, du haut de ses six ans et du curieux pouvoir surnaturel qui le hante depuis ses premiers éclairs de conscience, ne savent que certains éléments particulièrement horribles du passé secret de l’hôtel Overlook ont laissé des traces sur place. Une fois les derniers clients partis, une fois les employés de la haute saison repartis vers leurs emplois d’hiver, une fois que le chef cuisinier, l’homme à tout faire et le directeur de l’hôtel ont fait à Jack leurs ultimes recommandations avant de prendre la route à leur tour, un huis clos d’abord très bucolique commence.
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Elle l’apercevait depuis la fenêtre de la cuisine. Il était assis au bord du trottoir ; il ne jouait ni avec ses camions ni avec son chariot, ni même avec le planeur en balsa qui lui avait tant fait plaisir quand Jack le lui avait offert la semaine dernière. Guettant l’arrivée de leur vieille Volkswagen déglinguée, les coudes plantés sur les cuisses, le menton calé dans les mains, il était l’image même du gosse de cinq ans qui attend son père.
Wendy se sentit soudain triste, triste à pleurer.
Elle accrocha le torchon au porte-serviettes au-dessus de l’évier et descendit l’escalier en boutonnant les deux premiers boutons de son chemisier. Jack et sa foutue fierté ! « Mais non, Al, je n’ai pas besoin d’une avance, nous avons encore de quoi vivre. » Les murs du couloir étaient rayés, barbouillés de crayon gras et de peinture. L’escalier était trop raide, le bois se fendillait, tout l’immeuble sentait le vieux et le rance. Est-ce que c’était un cadre convenable pour Danny après la jolie petite maison de briques de Stovington ? Et, par-dessus le marché, le couple qui vivait au-dessus, au deuxième, non seulement n’était pas marié – ce qui ne la dérangeait pas – mais n’arrêtait pas de se taper dessus, ce qui l’effrayait. Pendant la semaine, il y avait bien des petites bagarres préliminaires, mais c’était le vendredi soir, après la fermeture des bars, que les choses commençaient à se gâter sérieusement. Le grand match de boxe du vendredi soir, plaisantait Jack, mais ce n’était pas drôle. La femme – elle s’appelait Eliane – finissait toujours par pleurer et supplier en vain : « Arrête, je t’en prie, arrête ! » Et l’homme – qui se nommait Tom – au lieu de s’arrêter, hurlait de plus belle. Une fois, ils avaient même réussi à réveiller Danny qui pourtant avait un soleil de plomb. Le lendemain matin, quand Tom avait quitté l’immeuble, Jack l’avait suivi et l’avait abordé, espérant le raisonner. Voyant que Tom ne voulait rien entendre, Jack lui avait dit quelque chose à l’oreille que Wendy n’avait pas pu saisir. Mais Tom avait secoué la tête et avait tourné les talons, l’air buté. Une semaine s’était écoulée depuis l’incident et, bien que pendant quelques jours ils eussent constaté une légère amélioration, au week-end suivant tout était rentré dans l’ordre, ou plutôt dans le désordre. C’était mauvais pour Danny.
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Trois ans après l’énorme succès de « Carrie » et deux ans après celui de « Salem », Stephen King publie en 1977 son troisième roman, qui sera à la fois déjà celui de la consécration, celui qui donne aussi sa touche déjà presque définitive à son mode bien particulier d’appréhension de la dimension fantastique dans les existences apparemment ordinaires, et celui qui sera longtemps largement occulté par l’aura gigantesque de l’adaptation cinématographique conduite par Stanley Kubrick en 1980.
Stephen King, absolument convaincu par la pure performance cinématographique du travail du réalisateur, et par le jeu de Jack Nicholson, de Shelley Duvall, de Danny Lloyd et de Scatman Crothers, regrettera toutefois toujours que le film se soit à ce point écarté de deux préoccupations essentielles dans sa propre écriture initiale, la tension inhérente à la cellule familiale et l’alcoolisme, au point de susciter lui-même une mini-série basée sur « Shining » en 1997, et de lui donner enfin une « suite » permettant aussi un éclairage rétrospectif, « Doctor Sleep », en 2013.
– Oh ! Jack, comme c’est magnifique !
– Oui, c’est vrai, dit-il. Ullman prétend que c’est le plus beau site de l’Amérique. Même si je n’ai pas beaucoup de sympathie pour lui, je dois reconnaître que pour une fois… Danny ! Danny, qu’est-ce qu’il y a ?
La peur arracha aussitôt Wendy à sa contemplation et elle chercha Danny du regard. L’apercevant cramponné au garde-fou, elle se précipita vers lui et s’agenouilla à son côté. Blanc comme un linge, il fixait l’hôtel du regard vide de quelqu’un qui est sur le point de s’évanouir.
Elle le prit par les épaules.
– Danny, qu’est-ce que tu as ?
Jack était accouru lui aussi.
– Ça ne va pas, prof ?
Il le secoua vigoureusement et le regard de Danny s’éclaircit.
– Ça va, Papa, je n’ai rien.
– Qu’est-ce qui t’est arrivé ? demanda Wendy. Tu as eu le vertige, mon lapin ?
– Non, je réfléchissais, c’est tout. Je vous demande pardon. Je ne voulais pas vous faire peur. (Il regardait ses parents agenouillés devant lui et leur souriait d’un air perplexe.) C’était peut-être le soleil. Je l’avais en plein dans les yeux.
– Nous allons t’emmener à l’hôtel et te donner un verre d’eau, dit Papa.
– O.K.
La Coccinelle, plus confiante maintenant que la pente se faisait moins raide, reprit sa montée et, pendant qu’elle grimpait, Danny, assis entre ses parents, n’arrêta pas de regarder par la fenêtre. De temps à autre, la route se dégageait, leur laissant apercevoir l’Overlook dont les fenêtres de la façade étincelaient au soleil. C’était bien le bâtiment qu’il avait aperçu dans le blizzard de son rêve. C’était dans ses longs couloirs sonores tapissés d’une moquette à lianes qu’il avait fui le monstre à l’allure familière. C’était l’endroit contre lequel Tony l’avait mis en garde. Il n’existait donc pas qu’en rêve, c’était vers lui qu’ils se dirigeaient maintenant, et TROMAL l’y attendait.
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Principale inspiration de l’hôtel Overlook, le Stanley Hotel à Estes Park, Colorado.
Beaucoup moins généreux en hémoglobine que son prestigieux héritier cinématographique, beaucoup plus fidèle à la résonance intime proposée par son double exergue, sous le signe d’Edgar Allan Poe et de Francisco de Goya, le roman de Stephen King est une merveille de précision horlogère et de subtilité dans les évocations et les échos, de jeu diabolique entre réalités, cauchemars, projections et emprises, mobilisant avec une extrême habileté nos propres passages obligés enfouis, une merveille qui s’embellit encore à la relecture, alors même que l’issue en est connue, et cela malgré une traduction française un peu poussive et pas toujours très adroite (qu’illustre hélas le TROMAL choisi pour rendre le REDRUM d’origine, par exemple), celle de Joan Bernard chez JC Lattès en 1979.
Absorbés par le spectacle, Jack et Wendy n’avaient pas remarqué que Danny regardait ailleurs. Il avait les yeux rivés sur le mur tapissé de soie à rayures blanches et rouges à côté de la porte de la chambre. Lui aussi retenait son souffle, mais ce n’était pas sous l’effet de la beauté.
De grandes éclaboussures de sang séché, tachetées de minuscules caillots d’une substance grisâtre, maculaient la tapisserie. Danny en avait la nausée. Les taches suggéraient la représentation d’un visage humain, convulsé par la terreur et la douleur, bouche béante, la tête à moitié pulvérisée. C’était l’œuvre d’un fou, dessinée dans le sang.
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