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Notes de lecture 2020

Note de lecture : « Schtroumpfologies » (Antonio Dominguez Leiva & Sébastien Hubier)

Les schtroumpfs de Peyo en superbe support d’une critique rusée de la sur-exégèse en matière de pop culture

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« On peut s’imaginer des mondes possibles sans péché et sans malheur, et on en pourrait faire comme des romans, des utopies […] ; mais ces mondes seraient fort inférieurs en bien au nôtre » (Leibniz)

La science des schtroumpfs, la schtroumpfologie, inaugurée en 1979 par notre regretté Umberto Eco dans un texte quelque peu méconnu (« Schtroumpf und Drang ») dont le titre parodiait celui de la célèbre pièce qui inaugura le préromantisme allemand, connaît de nos jours un essor médiatique inédit. Outre le goût de la réécriture (allant des remakes et reboots aux divers révisionnismes) qui caractérise notre culture nostalgique en un vaste mouvement allant des baby boomers aux hipsters, on peut y voir un effet de la prolifération générale de communautés interprétatives qui, véhiculée et renforcée par celle des réseaux sociaux, engendre une inflation d’exégèses. A contrario des rituels de légitimation qui, bien que hantés par le spectre de la déconstruction, régissent ce qui se fait encore passer pour de la haute culture, la culture commune, induite par la culture de masse, se trouve ouverte aux réappropriations de tout un chacun. Des forums de fans aux conversations de comptoir fusent ainsi les modalités d’analyses sauvages où l’interprète risque de présenter ses propres élucubrations comme un enrichissement ou un approfondissement des œuvres dont il parle. C’est ainsi que les schtroumpfs se sont trouvés au cœur de toutes sortes de lectures plus ou moins ésotériques confluant en un même « syndrome du soupçon » étudié par Eco dans une autre de ses œuvres, I limiti dell’interpretazione (1990). À l’ombre de la conspiranoïa ambiante, ces lectures passent le plus souvent de la quête de messages cachés au procès d’intention et les schtroumpfs en font singulièrement les frais.

Dans la belle collection Borderline des éditions du Murmure, à côté de pièces maîtresses telles que « Snoopy Theory » (Nicolas Tellop, 2018), « L’adolescente japonaise » (Stéphane du Mesnildot, 2018), ou « Real Niggaz Don’t Die ! Grand Theft Auto : San Andreas entre récit et jeu » (Samuel Archibald, 2012), il fallait que l’une des monographies se charge d’une mission nécessaire : pointer du doigt, avec l’indispensable mélange de sérieux et d’humour, comme l’avait discrètement pratiqué aussi le Pacôme Thiellement de « Pop Yoga », le risque intellectuel de la sur-exégèse en matière de pop culture. C’est la mission qu’a assumée avec brio ce « Schtroumpfologies » de 2016, par la main de Antonio Dominguez Leiva (à qui l’on doit par ailleurs le stimulant « Invasion zombie » de 2013) et de Sébastien Hubier, prolifique chercheur en littérature comparée et en études culturelles à l’Université de Bourgogne. Rappelons au passage que, plus que jamais, les éditions du Murmure ont besoin de votre aide concrète, manifestée par vos achats de livres, en cette période particulièrement sombre pour elles.

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1958 : première apparition

L’autonomie progressive des schtroumpfs vis-à-vis de leurs comparses humains illustre aussi le principe de la dérivation par spin-off caractéristique d’une culture de masse déterminée par la nécessité conjointe de reproduction et de variation des modèles, tirant aussitôt parti des réactions du public pour s’y adapter, au sens où il s’agit, pour plaire, de susciter la reconnaissance bien plus que la surprise. Dès lors, leurs aventures sont vouées à un expansionnisme transmédiatique sans cesse croissant, passant des premières adaptations cinématographiques (dès 1965) à la série animée qui, produite par Hanna et Barbera en 1981, rendra célèbres ces « petits nabots » bleus à l’échelle planétaire. (…)
Au-delà des tactiques savantes qui ont orchestré cette irrésistible ascension des petits êtres bleus (et de leur dénonciation par ceux-là même qui professent leur amour du peuple et contestent pourtant à cor et à cri la démocratisation de la connaissance, au motif que la culture de masse serait tout à la fois standardisée, fantaisiste, facile, corrompue et inauthentique), on peut se demander quelle est la raison de ce succès fulgurant. Et, partant, si ce qui suscita un tel engouement du public pour les créatures de Peyo et leurs clones animés n’est pas étonnamment la valeur heuristique dont ils seraient chargés.

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L’ample succès international des Schtroumpfs, bien au-delà sans doute des attentes initiales de leur créateur Peyo, lorsqu’il les introduisait comme de sympathique faire-valoir des aventures médiévales de Johan et Pirlouit, en 1958 (l’album « La flûte à six trous » qui vit leur apparition en sera ainsi renommé plus tard « La flûte à six schtroumpfs ») n’explique sans doute pas à lui seul la variété et, souvent, la violence des exégèses qui se sont succédées au fil du temps, assorties de défenses acharnées et d’accusations comminatoires, provenant les unes comme les autres d’horizons pourtant fort différents. De l’utopie communiste totalitaire au machisme triomphant, des menées souterraines queer au crypto-libertarianisme, toutes les interprétations possibles et éventuellement imaginables ont eu le temps de se superposer depuis les années 1960, en couches épaisses et incompatibles entre elles.

Les deux auteurs nous invitent, sans jamais perdre leur sang-froid, à parcourir ces sentiers encombrés, parfois nettement exagérés mais aussi souvent particulièrement inventifs, des analyses englobantes d’Antoine Buéno aux maçonnages d’Antonio Soro, des géographies agricoles de Célia Sadai aux fonctions productives de Frédéric Zalewski, des utopies marxistes rampantes de J. Marc Schmidt aux ironies communistes d‘Evan Topham ou de Kate Krake, de l’enjoué et très tongue-in-cheek first person shooter « Castle Smurfenstein » aux sociologies weberiennes de Damien Boone, des détournements gay d’Alessio Slominsky aux écritures genrées de Sergio Lagman ou de Katha Pollitt, des innombrables détournements pornographiques – au premier rang desquels figurent ceux d’Axel Braun – aux pouvoirs sociaux de Donald R. Rolandelli. À l’issue du parcours, ils nous incitent vivement et, pourrait-on dire, sagement, en compagnie d’Umberto Eco, à nouveau, à interpréter, certes, mais à résister à la pulsion de la surinterprétation et à ses absolutismes, pour une ultime leçon tonique et raisonnée, et précieuse donc, de lecture pop culturelle.

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Ainsi, une nouvelle fois, le « petit peuple » a bien réussi le tour de passe-passe de nous parler de tout autre chose que ce qu’on attendait. Sous l’apparence lénifiante du politiquement correct, couve en réalité la psychopathologie politique de notre temps, comme jadis, sous l’utopie, se disait la hantise des cauchemars totalitaires toujours recommencés. Et là encore, ces créatures fuyantes qui ont réussi, comme leurs confrères du « petit peuple », à se tenir à l’abri de la pitoyable humanité se révèlent bien plus paradoxales que ne le voudraient les herméneutes dévoyés qui, à l’instar de Gargamel, les voudraient fixer à jamais dans leurs bocaux pour en récolter, éventuellement, quelques monnaies d’or.
Force est de constater, après ce parcours cavalier du monde de fiction schtroumpf, que la lecture soupçonnante, dont parle notamment Yves Jeanneret, n’est pas, en soi, gage de plus de profondeur, ni d’authenticité. Les limites entre interprétation et surinterprétation sont pour le moins évanescentes. Comment passe-t-on de l’une à l’autre ? Est-ce par la place disproportionnée attribuée à un élément du texte par rapport à d’autres ? Par la clôture, excluant toute alternative à l’hypothèse centrale, érigée en interprétation suprême, ou bien encore par la survalorisation d’indices ou d’analogies au détriment de preuves véritables ? Face à l’exaltation déconstructiviste de la liberté infinie de l’interprétant, avatar herméneutique de la dérégulation néolibérale prônée par les Reaganomics, Eco affirme, et nous le suivrons ici encore, qu' »entre l’intention inaccessible de l’auteur et l’intention discutable du lecteur, il y a l’intention transparente du texte qui réfute toute interprétation insoutenable » – texte qui reste le seul « point sûr auquel nous pouvons nous cramponner ». Qu’il s’agisse de l’étalage d’arguments à partir d’une lecture lacunaire ou d’une interprétation restreinte – formes alors paradoxales de sous-interptétation – ou, au contraire, du « gaspillage interprétatif » propre à une « lecture soupçonneuse du monde », une entorse majeure est faite à la cohérence interne du texte.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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