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Notes de lecture 2012

Note de lecture : « Enig Marcheur » (Russell Hoban)

Mère veillement songe heure. À lire absolument.

Enig Marcheur

Publié en 1980  après sept ans d’écriture durant lesquels Russell Hoban survécut essentiellement grâce à ses écrits pour la jeunesse, aussitôt reconnu dans le milieu spécialisé de la science-fiction par une nomination au Nebula 1981, puis par les prix John W. Campbell en 1982 et de la SF australienne en 1983, « Riddley Walker » explosa alors en quelques années en « littérature générale », devenant objet d’intenses études universitaires et quasiment « classique instantané », avec un statut envié mais ambigu d’objet littéraire extrêmement exigeant, élitiste, …et réputé presque intraduisible, du fait de sa profonde expérimentation sur la langue.

À titre personnel, c’est Iain Banks qui me le fit découvrir en 1995, quand dans une discussion sur rec.arts.sf.written, fabuleux newsgroup internet de cette époque de réseau balbutiant, il indiqua aux fans présents l’influence majeure sur lui de Russell Hoban, aux côtés d’Alasdair Gray et de Mervyn Peake, pour « The Bridge » et pour son hommage « Feersum Endjinn » (depuis lors superbement traduit en français en « Efroyabl Ange1 »), bien sûr, mais pas seulement.

C’est cette barrière de la traduction « impossible » qu’ont fait sauter, en français, en novembre 2012, l’éditeur toulousain audacieux Monsieur Toussaint Louverture et le traducteur inspiré Nicolas Richard, quelques mois seulement après le décès de l’auteur (décembre 2011). Le défi était de taille, car dans cette campagne du Kent anglais post-apocalyptique (« environ 2 500 ans » après les massives explosions nucléaires), le jeune Enig Marcheur et ses compagnons d’infortune, vivant un nouveau néolithique au milieu des héritages et des déchets, ne disposent que d’un langage bien frugal, lointain souvenir de l’anglais pré-Apocalypse, essentiellement oral et phonétique, dont la première phrase du roman livre la tonalité : « I gone front spear and kilt a wyld boar he parbly benn the las wyld pig on the Bundel Downs. » devient ainsi « Le jour de mon nommage pour mes 12 ans je suis passé lance avant et j’ai oxi un sayn glier il a été probab le dernyé sayn glier du Bas Luchon. ».

Ce court récit (280 pages), à la lenteur étudiée et rendue obligatoire par cette langue particulière, doit beaucoup sur le fond – ce que Russell Hoban reconnaissait bien volontiers – au « Cantique pour Leibowitz » (1959) de Walter Miller, au sein du genre science-fiction, pour la manière dont bribes et reliques du temps jadis, subverties par la perte de la mémoire collective et par le manque de repères, sont devenues des objets « magiques » aussi révérés qu’incompris. Le seul texte en langue « classique » de tout le livre, un commentaire du tableau de Saint-Eustache trônant dans la cathédrale de Canterbury, est ainsi à lui seul un morceau de bravoure, un moment hallucinant de vertige, comique et tragique, sur la glose et sur l’exégèse, sur la fragilité de la signification surtout. « St est la bréviation de steuplé ». Et la figure légendaire culminante d’Eusa, mêlant le saint chrétien et le progrès scientifique incarné par les anciens « USA », nous invite tout au long du roman à une méditation ambiguë sur la manière dont la science imprègne, ou non, le corps social… Pour l’anecdote, on notera que « Riddley Walker » fut aussi le livre le plus encensé de l’histoire par la critique du… « Bulletin of Atomic Scientists » !

La traduction a aussi traité avec brio le fait que trois autres références majeures et implicites du roman, le pouvoir de création/formatage linguistique de l’Anthony Burgess d’ « Orange mécanique », l’ensauvagement du William Golding de « Sa Majesté des Mouches », et le vecteur populaire du théâtre de marionnettes traditionnel de « Punch et Judy », sont a priori moins familières au lecteur français (même avec le film de Kubrick pour la première) qu’au lecteur anglo-saxon. C’est en replongeant dans les racines de la Commedia del’Arte et du personnage de Polichinelle que Nicolas Richard a su trouver les mots justes (et pourtant fidèlement trafiqués) pour rendre l’étrange prégnance politique et culturelle des marionnettistes, à la fois conteurs, prêtres et fonctionnaires – et peut-être à terme possibilités de nouvelles émancipations – dans la désolation d’ « Enig Marcheur ».

La réflexion implicite sur la manière dont la langue forge l’esprit qui l’utilise, thème cher au Samuel Delany de « Babel 17 » et au Ian Watson de « L’enchâssement » irrigue ce récit, dans lequel un effort important de collation des indices et d’interprétation est demandé au lecteur, beaucoup plus que ce que à quoi nous sommes en général habitués. Cette tâche, ardue et formidablement gratifiante in fine, est toutefois largement facilitée par la lenteur de lecture imposée par ce langage distordu qui exige de notre part une sub-vocalisation presque permanente (en tout cas, au moins durant les cinquante premières pages, le temps de (re)créer une certaine habitude), et par les mots familiers, comme éclatés, tripes à l’air, par la catastrophe – dont les composants possibles ainsi brutalement mis à nu emportent leurs propres connotations, qu’elles soient poétiques ou au contraire précises – ce qui ne constituait pas le moindre défi pour la traduction ! N’oublions pas au passage, même si cela nous apparaît avec une certaine incrédulité, qu’Enig, dans ce monde, est… un lettré, instruit par son père dont le rôle impliquait une certaine maîtrise du langage écrit et oral, quand bien même les livres n’existent-ils plus…

Nous avons bien là, magnifiquement rendu en français, un chef d’œuvre, capable de transformer son lecteur, où, selon la belle formule de John Mullan dans le Guardian, « le narrateur porte l’ensemble de son monde dans sa phrase »,… et invite ainsi le lecteur à un « mère veillement songe heure » de tous les instants.

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

Et il serait bien dommage de ne pas profiter ci-dessous des enregistrements réalisés de la belle soirée de lancement qui eut lieu à la librairie Charybde le 22 novembre 2012 :



À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

26 réflexions sur “Note de lecture : « Enig Marcheur » (Russell Hoban)

  1. Merci pour cette bête lecture. Et pas besoin d’aller voir ailleurs grâce à ces enregistrements de présentation.

    Et c’est un livre marquant, curieusement, pour moi, davantage que par les choix du langage, par le ton des dialogues. Car on s’habitue au langage, comme il est dit, après quelques dizaines de pages pour s’habituer. Aussi parce que cette écriture m’a fait penser à quelque chose de complètement différent: à ce que ressent un dyslexique en lisant.

    Le ton des dialogues, ce réflexe de répondre par des questions, dans une certaine agressivité, m’a surpris et enthousiasmé du début à la fin.J’ai été moins sensible aux réflexions sur « les restes de l’ancienne civilisation », justement parce qu’il ne fallait pas retomber dans l’extrême ennui d’Un Cantique pour Leibowitz, et j’étais donc content que ces passages soient subliminaux et limités, pour l’essentiel, aux 2 pages après la description du tableau.

    Le livre laisse des images, ou des impressions rémanentes… Ce n’est pas courant…

    Publié par le lecteur | 3 juin 2015, 18:57

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