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Notes de lecture 2018, Nouveautés

Note de lecture : « Brûlées » (Ariadna Castellarnau)

L’étrange et rugueuse poésie des lendemains de décisions collectives désespérées.

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Brûlées

La nuit vient et Rita et l’homme m’ont toujours pas décidé qui des deux mangera la dernière pêche au sirop. C’est une décision importante, non seulement car c’est la dernière, mais aussi parce qu’ils ont également convenu qu’une fois la boîte terminée ils se laisseraient mourir de faim.

Dans un monde réduit comme peau de chagrin par on ne saura exactement quel enchaînement de fléaux, des survivants en plus ou moins bon état se terrent, errent et désespèrent. Leurs objectifs, quand ils en ont encore, quand la résignation, la prédation et la folie ne l’ont pas définitivement emporté, sont ténus, voire minuscules : avancer sur le chemin, trouver de la nourriture, rejoindre une communauté fugace, trouver un havre, survivre, peut-être, en somme, au sein du désespoir terminal qui s’est emparé de (presque) toutes et tous.

Il lui avait parlé de la maison, des longs moments de bonheur dans le jardin, de ses parents qui, supposait-il, étaient toujours en vie, et qui les accueilleraient les bras ouverts. Rita préférait ne pas le contredire. Elle aussi avait grandi à la campagne, dans un endroit assez lointain, une île reléguée au sud des cartes. Mais elle ne parlait de cela à personne, car elle voulait garder tous les souvenirs pour elle, comme des capsules de cyanure sous la langue.
La campagne n’était pas un endroit idyllique. Le mal était arrivé partout. Mais de toute façon elle accepta de faire ce voyage avec l’homme. Tout était mieux que rester en ville.

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Publié en 2015, traduit de l’espagnol en français en 2018 par Guillaume Contré aux éditions de l’Ogre, le premier roman de la Catalane Ariadna Castellarnau, qui a vécu à Buenos Aires jusqu’en 2016, a été couronné par le prestigieux Prix des Amériques , récompensant le meilleur roman latino-américain, l’année de sa parution. Se gardant bien dans son texte de fournir des explications (même si l’autrice se confiera dans certains entretiens en espagnol ou en catalan à propos de ses inspirations possibles), « Brûlées », sous l’apparence d’un assemblage de nouvelles, propose une subtile et âpre navigation à l’aube d’une reconstruction qui se dérobe. Si les tropes et les motifs de science-fiction (dont Ariadna Castellarnau est une grande lectrice) sont bien présents (Walter Miller Jr et Russell Hoban, sans doute beaucoup plus que Cormac McCarthy, se dissimulent dans ces paysages fissurés), ils ont été soigneusement polis et gommés pour que les cendres et la poussière nous fournissent, discrètement, la chronique intime et pointilliste d’une réorganisation cahotante, d’une friction libératrice entre restes irrationnels d’un passé révolu, causes premières devenues secrètes au fur et à mesure que le mythe a (déjà ?) remplacé la science, et poches d’espoir se dressant  encore timidement pour refaire société, contre toutes attentes. Emily St. John Mandel, dans son « Station Eleven » de 2013, avait ancré son aller-retour mémoriel dans quelques planches d’une bande dessinée devenue pont improbable entre passé et futur : Ariadna Castellarnau utilise entre autres le choc doucereux entre les objets, possessions et consommations, et le feu se voulant purificateur ou symbolique, pour nous offrir l’un des plus redoutables voyages intimes et pourtant si politiques de ces dernières années, en une étonnante mélopée poétique et cruelle.

Je m’assis au bord du chemin, paralysée par l’ampleur des événements. Que devais-je faire ? Était-ce moi la coupable de toute cette folie ? Je venais de perdre mon foyer et le Gallois, et je n’avais aucune idée d’où aller. Jamais je ne m’étais sentie aussi perdue et en même temps aussi excitée. Une émotion commençait à monter dans mon estomac. Elle avait la forme d’une joie intense, débridée, irrationnelle.
Cela me prit un moment, peut-être des heures, mais je décidai finalement de la direction qu’allait prendre ma vie à partir de ce moment. Je décidai que j’allais commencer par me lever, pas à cet instant précis, mais bientôt, à peine aurais-je repris des forces, et qu’ensuite je partirais de là, en direction du continent. Le feu avait déblayé un chemin auparavant obstrué par des pensées inutiles, et je ne me laisserais plus distraire par rien de ce qui se mettrait en travers de ma route. J’étais complètement seule, fascinée par ce monde nouveau qui s’ouvrait devant mes yeux. Les gens pouvaient bien tous disparaître de la face de la terre demain matin, je résisterais quand même. Je survivrais comme les cafards. Dure et farouche.
Le moment était venu pour moi.
Maintenant, j’allais régner.

Ce qu’en dit superbement Jean-Philippe Cazier dans Diacritik est ici. Ce qu’en dit non moins superbement Lucien Raphmaj sur son blog est , et ce qu’en dit La Viduité encore ici.

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À propos de Hugues

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