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Notes de lecture 2017

Note de lecture : « Le fond du ciel » (Rodrigo Fresán)

Le jouissif roman labyrinthique de la construction intime et du rôle socio-politique de l’imaginaire science-fictif.

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RELECTURE

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Quelqu’un a un jour affirmé que derrière tout écrivain de science-fiction (ou du moins les premiers, les écrivains de science-fiction originels) se cache toujours un scientifique frustré.
Je n’en suis pas si sûr, comme le prouve le cas d’Ezra : d’abord scientifique reconnu, puis agent traitant des dossiers classified resté à jamais – quand le futur n’a plus été pour lui qu’une rampe de lancement vers un passé qu’il fallait modifier – un écrivain de science-fiction frustré.
Ezra, qui a décidé de renoncer à tout au nom de l’exactitude quand tu as disparu sans explication logique après la chute de neige, cette fameuse nuit, sans même laisser derrière toi un beau récit d’adieu, une amazing story, une weird tale ou un astonishing travel.
Mais je m’avance sans savoir comment serpente mon histoire, je ne sais pas où est sa tête ni où finit sa queue en sang à cause de toutes les blessures infligées par ses propres crocs.
Les Lointains, au contraire, soutenaient que derrière tout physicien ou astronome gisait le corps inerte, mais non mort – juste en animation suspendue – d’un conteur d’histoires qui avait succombé à la tentation cosmique des chiffres et des formules. Et cependant, au bout du compte, à peine cachée et top secret, il y avait assurément la promesse d’un écrivain attendant d’être activé par un code secret dans une terminaison nerveuse, non au bout de la langue, mais au bout des doigts. Quelqu’un qui, impuissant et incapable d’atteindre l’extase de la spéculation illimitée, avait fini par se résigner – en simulant la fierté peu affirmée de ceux qui veulent se croire privilégiés – aux murs inoxydables d’un laboratoire bien surveillé.
Un code. Une combinaison de chiffres et de lettres. Une formule. Une lourde porte de métal qui s’ouvre comme un livre sur l’une de ces forteresses dont le centre n’est accessible qu’à l’aide d’une succession de mots de passe inscrits sur les bandes magnétiques de cartes d’acier qui te guident le long de couloirs blancs gardés par des soldats sans paupières et des caméras insomniaques. Les yeux des uns et des autres scrutent un présent pur, se nourrissent de la crainte paranoïaque qu’une Apocalypse plus évoluée et plus efficace soit créée et activée dans d’autres laboratoires ou des grottes où l’on presse d’autres boutons pour que commence la fin de toutes les choses de ce monde.
Et le défi consiste toujours à être le premier à aborder la fin.

 

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el-fondo-del-cielo

Six ans après « Les jardins de Kensington » et son extraordinaire enquête romanesque sur l’enfantement du merveilleux moderne, Rodrigo Fresán revenait en 2009 avec ce roman imparable, extrêmement ambitieux et pourtant parfaitement accessible, en charge d’une nouvelle exploration vitale, celle de la construction intime et du rôle socio-politique de l’imaginaire science-fictif. Traduit en français au Seuil en 2010 par Isabelle Gugnon, « Le fond du ciel » reconstruit intégralement, à travers la vie presque entière de deux enfants, deux frères de sang tombés tout petits dans la même potion magique, marqués ensemble par la même vision amoureuse déterminante, puis par la guerre froide et plus tard enfin la « guerre à la terreur », la manière dont « les rêves dont est faite notre étoffe » (pour reprendre le titre de l’essai de Thomas Disch, l’une des grandes sources qui irrigue joyeusement et nerveusement le roman) se sont transformés entre l’avènement de la science-fiction moderne vers 1930 et la fin du vingtième siècle et sa chute des tours jumelles.

La fine perception des dérangements de la mémoire, des intermittences du cœur – des palpitations du temps qui, maintenant, se traîne pour se mettre aussitôt à courir et soudain à voler – a toujours été mon plaisir, mon privilège et ma condamnation.
La mémoire est un astronaute qui travaille dur pour établir des relations durables entre les étoiles, mortes pour la plupart ; mais leur souvenir allume encore des lumières dans un espace qui, même extérieur et inaccessible, ne fait pas moins partie, lui aussi, des nébuleuses de la pensée, si proches et également inaccessibles. Se souvenir, c’est trouver sans cesser de chercher. Nous ne savons pas si un souvenir est ce que nous considérons comme perdu lorsque nous l’évoquons ou ce qui, perdu, est tout à coup retrouvé.
Le plus étrange (ou le plus normal, car les distorsions de l’espace-temps sont des lieux communs très fréquentés du genre) est peut-être qu’à présent – alors que je commence à la perdre, la mémoire m’inflige une douleur aiguë et palpitante – j’essaie de me rappeler en écrivant ce dont je ne me souviens plus si je ne me sers pas de mes mains.
Et je ne le fais pas à l’aide du langage fonctionnel et presque télégraphique de la science-fiction.
Je veux parler de ce style qu’est l’absence de style, où ce qui compte vraiment est la trame, la bonne idée, la prophétie novatrice. L’intérêt constant pour le futur servi par une écriture vraiment primitive.
Non : maintenant, ce sont de longues lignes sinueuses (les parenthèses fonctionnent comme des pinces de crustacés agrandis et enorgueillis par l’action des rayons Epsilon) qui semblent avoir été écrites par un gentleman expérimental et peu expérimenté du dix-neuvième sur les brisants du nouveau siècle.
Encore le passé.
La façon dont on écrivait par le passé, lorsque les livres pouvaient compter sur des lecteurs ayant tout leur temps et que tout le temps du monde était contenu dans ces livres qu’il était si difficile de refermer, car il se passait bien plus de choses à l’intérieur qu’au-dehors. Des livres à l’usage d’un lecteur d’une ère finissant pour qu’une autre commence, déjà prête à lancer l’idée et la théorie du futur lointain.
Et, de là, la nouvelle et paradoxale conviction que, si on prolongeait la vie, le futur pouvait non seulement être plus lointain, mais aussi devenir plus accessible.
De là un lecteur mutant, flottant entre deux phases.
Un lecteur Lointain ayant accès à tout.

 

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Les Futurians à la 1ère WorldCon SF (1939)

Avec l’obstination du Marcel Proust de « La recherche du temps perdu », malaxant les strates mémorielles autant que nécessaire en quête de leviers d’écriture et de réécriture, Isaac Goldman se souvient de son parcours dans une histoire de la science-fiction dont les noms ne nous sont pas familiers, si les personnages décrits le sont en revanche très largement (et l’inversion de cette familiarité, lorsqu’elle survient, sera elle-même un symptôme cruel de phase terminale, sans doute), et de son ami Ezra Leventhal, qui se trouvera curieusement associé aussi bien au projet Manhattan qu’aux attentats du 11 septembre, à la recherche en astronautique (avec des échos furieux du « Mojave Épiphanie » d’Ewen Chardronnet) qu’à la guerre en Irak (dans laquelle la « zone verte » de Bagdad prend des allures de planète exotique sous le nom temporaire de « Grynarya »). Avec tendresse mais sans complaisance, à la manière du Thomas Disch déjà cité plus haut ou du Norman Spinrad de « Il est parmi nous » – voire du Serge Lehman de la nouvelle « L’inversion de Polyphème » dans « Le livre des ombres » -, hantant certains espaces parallèles vraisemblablement purement mentaux, Rodrigo Fresán reconstruit les processus de création des mythes scientifiques littéraires et contemporains – et les chemins parfois obscurs par lesquels ils « prennent » -, sans les allégoriser à la manière du Claro de « CosmoZ », mais en les intégrant dans sa propre cosmogonie fantasque ritualisée. Les lectrices et les lecteurs de « Mantra », de « Vies de saints » ou de « La vitesse des choses » reconnaîtront les rôles confiés une fois de plus, plus ou moins subrepticement, aux villes (promues planètes tournant autour d’étoiles lointaines – car l’auteur avoue dans sa postface la part d’hommage à son ami Roberto Bolaño que contient le roman – le cas échéant – de Sad Songs / Canciones Tristes ou au concept de Tzimtzum (qui prend ici des allures de leitmotiv trafalmadorien – car la même postface souligne le rôle central dans la construction joué par Kurt Vonnegut et son « Abattoir 5 »). Rodrigo Fresán nous offre ici un très grand roman de la création littéraire orientée, en prise avec les rêves secrets du monde, ouvrant des espaces vierges au sein des espaces encombrés, libres pour le défrichage et la spéculation – et permettant au passage d’éclairer singulièrement les liens entre littérature « générale », science-fiction et vision politique du monde.

J’enregistrerai la chute de ces mausolées de la mémoire qui s’enfoncent dans leurs propres sous-sols comme j’enregistre à présent la chute de ces deux tours sous un ciel sans aigles ni faucons, sans aucun des oiseaux qui reviendront un jour s’installer sur les poutres effondrées de ponts que plus personne ne traversera.
Rien n’est plus triste qu’un pont encore debout, suspendu, mais qui ne mène nulle part.
Je suis un pont.

Il faut écouter ce qu’en dit Alain Nicolas, dont ce roman faisait partie de la liste « Libraire d’un soir » à la librairie Charybde en avril 2015, ici.

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Rodrigo Fresán

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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