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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture : « Le Passage » (Pietro Grossi)

Père et fils dans le Passage du Nord-Ouest. Simple et curieusement beau.

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Tout avait commencé la semaine précédente par une banale sonnerie de téléphone. Assis de travers sur un coin de mon bureau, des dessins à la main, j’essayais d’expliquer à un stagiaire le mécanisme d’une série de lucarnes. Je saisis le combiné et bougeai la main comme si un pivot la traversait.
Comme ça,tu as compris ? Ça doit basculer.
Carlo, ton père est sur la trois, m’avertit la standardiste.
Mon père ?
Oui, ton père.
Je ne peux pas lui parler maintenant, je le rappellerai plus tard.
Il dit que c’est très important.
La main qui tenait les dessins s’effondra sur ma jambe.
Bon, passe-le moi.
Je posai les feuilles de papier sur la table et, d’un geste, priai Manuel, le stagiaire, de m’excuser.
Allô ? ALLÔ ? s’exclama mon père.
Je suis là, ne crie pas.
Ah, je pensais que tu avais raccroché. Alors, comment vas-tu ?
Papa, je suis occupé, qu’est-ce que tu veux ?
J’ai besoin de toi.
Pour quoi faire ?
Pour convoyer un bateau au Canada.
Un long soupir s’échappa de mes lèvres. Manuel m’observait. Avec ses cheveux lisses et noirs, qui lui descendaient sous les oreilles, il avait l’air d’un lévrier afghan. J’avais toujours envie de le tondre et de lui dire de se redresser.

 

Publié en 2016, traduit en français en 2017 chez Liana Lévi par Nathalie Bauer, le troisième roman de Pietro Grossi commence, très simplement, par une conversation téléphonique entre un père et un fils, brouillés depuis des années. Mais le service à rendre et l’occasion – peut-être – de renouer les liens que propose le père ne sont en revanche guère anodins, puisqu’il s’agit – rien de moins – de convoyer un voilier de vingt mètres du Groenland au Canada, par le passage du Nord-Ouest, après la soudaine défaillance de son propriétaire.

 

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Tu es donc marin.
Euh, je l’étais.
Tu étais doué ?
Je passai un ongle sur la surface rugueuse de l’accoudoir.
Surtout, je ne savais rien faire d’autre.
Ian produisit un bruit étrange avec sa bouche, comme une brève aspiration.
Tu verras, la mer n’a pas oublié.
Je ne sais pas, la mer que je connaissais était beaucoup plus chaude, me semble-t-il.
Cette fois, c’est lui qui éclata de rire.
Et comment vous débrouillez-vous avec les ours ? repris-je au bout d’un moment.
Là où je vais, il n’y en a pas.
D’autres animaux dangereux ?
Les moustiques.
Les moustiques ?
Oui, les moustiques.
Avec ce froid ?
C’en est bourré.
Quelle plaie !
Ouais.
Donc, le pire danger, ce sont les moustiques.
Non, le pire danger, c’est de se blesser.
C’est-à-dire ?
De mettre le pied au mauvais endroit. De se casser la jambe, ou un truc de ce genre.
Je réfléchis.
J’imagine qu’il faut être un peu fataliste.
Il émit de nouveau son bruit étrange.
Surtout, il faut faire très attention.

 

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Lui-même marin fort expérimenté, ayant eu l’opportunité de se joindre à la première expédition italienne à la voile lancée sur les lieux mêmes de son roman, l’auteur a su trouver un ton à la fois très précis et faussement désinvolte pour rendre compte de cette étonnante équipée, sauvage et intime, dans laquelle la mer extrême joue pleinement son rôle de révélateur et de fixateur des secrets familiaux. Jouant avec un désarçonnement sur les lieux qui évoque ceux du « Banquises » de Valentine Goby ou du « Smilla et l’amour de la neige » de Peter Høeg, n’évoquant que très fugitivement les circonstances tragiques de la conquête de cette voie maritime dont se délectent ailleurs le sublime William T. Vollmann des « Fusils » et même l’adroit cuisinier au micro-ondes Dan Simmons de « Terreur », sachant trouver et saisir l’émotion maritime brute à la manière du Sylvain Coher de « Nord-Nord-Ouest », Pietro Grossi nous offre un ouvrage étrange, attachant et fort lumineux à sa façon particulière.

De près aussi, l’embarcation paraissait en excellent état et très bien entretenue. L’antidérapant semblait tout neuf, de même que les drisses et les écoutes qui, chacune d’une couleur différente, descendaient le long du mât ou couraient vers le cockpit et la barre d’écoute des voiles. Les aciers brillaient, les filières étaient bien tendues, les cordages soigneusement rangés et attachés. Cela ne m’étonnait pas : j’avais toujours été frappé par le contraste que formaient l’ordre des bateaux à bord desquels mon père naviguait et le désordre de sa vie. Comme si ses certitudes qu’en mer chaque mécanisme est renforcé par ses pièces les plus faibles étaient contrebalancées, à terre, par un besoin d’accumuler anecdotes et babioles de la manière la plus chaotique qui soit.

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