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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture : « Élise et Lise » (Philippe Annocque)

La belle et terrifiante morphologie du conte de la consommation mimétique.

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À nouveau, Philippe Annocque frappe fort et subtilement à la fois. Malaxant avec une légèreté apparente qui pourrait toucher au détachement tragique une histoire simple à première vue, celle d’une amitié juvénile entre deux jeunes étudiantes, il invente un nouveau dispositif spécifique dont il a le secret, trafiquant joyeusement la « Morphologie du conte » de Vladimir Propp – qui sert ici de filtre et de point d’appui -, mobilisant deux couples mythographiques, celui, attesté, des frères Grimm, et celui, plus hypothétique, du père et du fils Perrault, pour explorer radicalement les nouveaux contenus d’une aliénation contemporaine, qui n’est ni celle, kafkaïenne en diable et mettant en jeu au premier chef la prise de décision, de son magnifique « Pas Liev » (2015), non plus que celle, plus tortueuse dans sa gabegie d’options insondables, de son mystificateur et saisissant « Vie des hauts plateaux » (2014), mais qui a toujours trait aux rôles de la consommation et du conformisme dans la psychose rampante (ou de moins en moins rampante) qui étreint le contemporain, boyau étroit, accidenté, redoutable et fécond, que parcourt avec une imagination incisive, la lampe frontale solidement vissée au casque, le spéléologue Philippe Annocque au moins depuis son formidable « Liquide » (2009).

Après les cours elle n’est pas directement rentrée à la Cité Universitaire. Elle est allée faire les boutiques. Il y en a beaucoup dans le quartier alors elle a décidé de ne pas rentrer et de les faire toutes. En procédant avec méthode, ça devait être possible. Elle entrait dans la boutique, elle regardait autour d’elle pour voir comment c’était organisé. Et puis elle essayait de voir où les hauts étaient rassemblés. Pour le moment elle ne pouvait pas se permettre de s’occuper du bas. Ça prendrait trop de temps. Un jean ferait l’affaire.
Procéder avec méthode était moins facile que ça en avait l’air. Chez Promod ça allait, dans l’ensemble les hauts étaient rassemblés. Chez Camaïeu aussi. Mais il y avait des boutiques où tout était éparpillé, notamment celles qui n’étaient pas des chaînes. La répartition des vêtements répondait à une autre logique qui rendait la recherche difficile, et même pénible. Ça n’était pas vraiment un plaisir de faire les boutiques dans ces conditions. Mais elle savait ce qu’elle voulait. Et ce qu’elle voulait, elle le voulait.

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Si le matériau critique vis-à-vis de la consommation comme seul horizon de désir, d’Herbert Marcuse à Naomi Klein – dont l’évidence répétée ne semble pas hélas le rendre beaucoup plus audible maintenant qu’hier -, irrigue les interstices de cet « Élise et Lise » effroyablement rusé, si la volonté (voire la volonté de puissance obligatoirement dévoyée) appliquée au rouge à lèvres, au petit haut à bretelles et à la lingerie intime mute de plus d’une façon fashionable en beauté du diable, résident et futile, le dispositif construit par Philippe Annocque va insidieusement beaucoup plus loin dans son exploration malicieuse et glaçante. En résonance avec les motifs inquiétants que développe de son côté, avec un tout autre type d’écriture, l’Olivier Bordaçarre de « Dernier désir » et d’ « Accidents », ramifiant l’imaginaire – transformant l’anodin en potentiellement fort effrayant – du « JF partagerait appartement » (1992) de Barbet Schroeder, « Élise et Lise » devient subtilement programmatique, devient conte authentique, devient matrice morphologique d’un abîme incertain, équivoque, et fatal.

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Elle est arrivée en retard.
Elle n’avait pas le petit haut à bretelles. Elle portait autre chose. Elle n’avait pas joué le jeu. Elle ne connaissait pas les règles.
Elle ne s’est pas assise à sa place de la semaine précédente, puisque sa place était occupée ; il y avait le garçon, dessus. D’ailleurs toute cette rangée était prise. Elle s’est assise au fond. Pour la voir il fallait qu’elle se retourne. Elle ne se retournait pas. C’était elle qui était presque à la place qu’elle occupait la dernière fois. C’était elle qui portait le petit haut à bretelles. Elle était presque elle, et elle, l’autre, l’autre elle, ne le savait pas.

C’est aussi que Philippe Annocque, maîtrisant ici à la perfection l’un des ressorts frissonnants les plus puissants du conte merveilleux classique ou moderne (et de son héritier technologique, dans cette dimension, le thriller policier), celui qui fait hurler intérieurement à la lectrice ou au lecteur « Non, n’y va pas ! », sait que la dimension tragique de l’aliénation contemporaine est aussi affaire de mémoire, non pas la mémoire source, celle qui nécessite, pour exploser et vivre, des madeleines, des pavés disjoints et des tomes usés de « François le Champi », mais celle qui se nourrit au quotidien d’attention portée, en lutte toujours feutrée face à l’indifférence au sens, plus que jamais nécessaire à la consommation (simplement futile ou puissamment mortifère), cette trace cohérente et instrumentale qui constituait l’objet même de son « Mémoires des failles » (2015), voire – sous une autre forme – de son « Monsieur Le Comte au pied de la lettre » (2010).

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Les frères Grimm : Les trois nains de la forêt

Peut-être que Lise aime Élise, se disait Sarah. Peut-être qu’Élise aimera Lise. Ça ne la regardait pas, Sarah. Ça l’intéressait, simplement. L’histoire d’Écho était l’histoire d’un amour malheureux. Mais peut-être Sarah se trompait-elle d’histoire.

En 120 pages, Philippe Annocque nous offre un authentique conte, « conte sans fées », sulfureux et subtil, des formes rusées de l’aliénation contemporaine, en même temps que sa grille équivoque de décryptage et que le fil faussement guilleret qui le relie aux abîmes que nous côtoyons chaque jour, sans mémoire. Il y a de la profonde prestidigitation philosophique dans cette écriture diabolique.

Si on avait demandé à Élise comment elles s’étaient connues, Lise et elle, bien sûr elle aurait pu répondre « à la fac », peut-être même qu’elle aurait pu se rappeler la rencontre chez Kookaï, au fait était-ce bien Kookaï ? En tout cas, c’était à côté des cabines d’essayage ; oui, elle aurait pu répondre ça, elle aurait pu le verbaliser ; un procès-verbal de la rencontre, oui, sa mémoire en aurait sans doute été capable. Mais s’en souvenait-elle vraiment ? Avait-elle un réel souvenir de ce qui s’était passé, de ce qui s’était vraiment passé à ce moment-là ? Elle aurait été incapable de dire comment elle était habillée, elle, ni de ce qu’elle était en train d’essayer, d’aller essayer, d’avoir essayé, ni comment Lise de son côté était habillée, ni ce qu’elles s’étaient dit. Peut-être que Sarah se souvenait, car Sarah était là, de cela Élise était sûre, presque sûre ; mais il était peu probable que Sarah, elle, se souvienne. Pourquoi se souviendrait-elle ? Quel intérêt, quelle importance cet événement, cette rencontre entre Lise et elle, pouvait-il avoir pour Sarah ?

Philippe Annocque sera à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) jeudi 23 février prochain à partir de 19 h 30 pour fêter la publication de cet ouvrage, qui sort chez Quidam le 16 février 2017.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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