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Notes de lecture 2016, Nouveautés

Note de lecture : « Une île, une forteresse » (Hélène Gaudy)

Questionner les trous, le mensonge et l’aveuglement dans la géographie et l’histoire de Terezín.

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Gaudy

«De haut, c’est une étoile. On a peine à compter ses branches, mangées dans les angles par des plantes voraces. On zoome et sa structure se dessine, en son noyau une place centrale, rectangle où l’on devine la forme d’une fontaine.»

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Là où Hélène Gaudy imaginait une ville américaine fictive dans «Plein hiver», elle sonde ici les lieux et l’histoire de Terezín, une ville bien réelle mais insaisissable, du fait des juxtapositions de son histoire. Ville fortifiée édifiée en 1780 par l’empereur d’Autriche Joseph II, Terezín n’a jamais subi d’assaut militaire. Ses murailles et ses fortifications ont servi, deux siècles après sa construction, à emmurer plutôt qu’à défendre, pour l’horreur de l’entreprise génocidaire des nazis, et de sa propagande.

Prison, ville-ghetto, camp-vitrine, antichambre de la déportation vers les camps d’extermination, et lieu d’une mystification pour faire croire à l’existence d’un «ghetto modèle», comment décrire ce qu’a été Terezín ?

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theresienstadt

En une tentative d’épuisement du lieu, Hélène Gaudy tisse son livre en allers et retours, entremêlant en un maillage serré l’histoire, les témoignages et sa propre exploration des lieux, superposant le Terezin du passé et celui d’aujourd’hui, et réussit ainsi à transmettre cette impression dérangeante d’inadéquation, de malaise, d’une ville au passé de ghetto et restée incertaine, entre lieu de vie et lieu de mémoire. Rappelant les mensonges et accrocs de l’histoire, elle questionne les lieux, qui se font successivement trompe-l’œil et révélateurs, l’«étrange ironie de cette ville qui semble toujours condamnée à recouvrir ses images honteuses d’autres plus reluisantes», et l’attitude des habitants face à ce passé, une question au cœur du livre-album saisissant de Patrick Imbert, «Week-end à Oswiecim».

«Je le savais, bien sûr, que chaque bâtiment, chaque maison, chaque hangar et chaque grange, chaque grenier de Terezin avait été un lieu d’internement. Je le savais et c’est cela, entre autres, qui m’a poussée à y revenir, à dépasser cette impossibilité de croire qu’une ville, un espace où l’on déambule, où l’on aime, travaille et dort, puisse n’être faite que de cachots, de cellules, du souvenir de l’exclusion et du parcage. Je m’attendais, peut-être, à quelque chose de plus spectaculaire, à une marque indélébile à même le paysage mais l’empreinte est plus profonde, les couches, plus nombreuses, indissociables.»

Un dessin de Terezín par une enfant : Helga Weissová

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Lieu de déportation des personnalités et des artistes, la ville-ghetto connut une activité artistique intense, en dépit de tout, «une floraison extraordinaire de littérature, d’art, en présence de la mort». Josef Bor évoque dans «Le requiem de Terezín»  l’orchestre assemblé par Raphael Schächter et sans cesse décimé, et qui continue à jouer envers et contre tout, pour donner finalement une représentation du Requiem de Verdi devant des officiers SS, épisode emblématique, comme la réalisation d’un film de propagande de 1944 réalisé par Kurt Gerron (extrait de ce livre paru dans le deuxième numéro de l’excellente revue «La moitié du Fourbi»), du détournement de l’activité artistique par les nazis pour accréditer l’existence du «ghetto modèle».

Evoquant l’aveuglement des inspecteurs de la Croix Rouge, qui visitèrent trois fois le camp, un épisode connu notamment grâce au film de Claude Lanzmann, Un vivant qui passe, Hélène Gaudy relève avec précision les traces et les failles du mensonge, le refus de voir, et le paradoxe des opérations de propagande comme le film de Kurt Gerron, une utilisation de la fiction qui restera, avec le temps, un des rouages les plus apparents de la colossale entreprise de dissimulation des nazis.

«Avec le temps qui a passé, avec ce que l’on ne peut plus ignorer, on le voit, ce que les nazis se sont évertués à cacher. Derrière le mensonge, derrière la mise en scène elle-même presque masquée, fondue dans le rythme syncopé, faux, que le temps donne à tous les films, derrière tout cela tombe, le reste crève l’écran.»

Allers retours temporels, assemblage des traces dans l’ombre de W.G. Sebald, «Une île, une forteresse» forme une re-narration passionnante de Terezin à la lumière du présent, et nous aurons le plaisir d’en parler avec Hélène Gaudy le 15 mars prochain en soirée à la librairie Charybde.

Pour acheter chez Charybde ce livre paru en Janvier 2016 aux éditions Inculte, c’est ici.

Hélène Gaudy

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