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Je me souviens

Je me souviens de : « La guerre éternelle » (Joe Haldeman)

Guerre spatiale et embrigadement, décalage temporel et mutation sociale. Un très grand roman de 1975.

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C’est relativement tardivement dans mon « cursus science-fictif », sans doute vers 1985 ou 1986, que j’ai découvert ce roman publié en 1975, couronné cette année-là par les prix Hugo et Nebula, traduit en français par Gérard Lebec en 1976 chez Opta, et heureusement retraduit d’une manière beaucoup plus satisfaisante – et à partir de la version américaine définitive, revue par l’auteur – par Patrick Imbert chez J’ai Lu Nouveaux Millénaires en 2015. C’est Raoul Abdaloff, l’un des principaux animateurs de la Salle 101, l’émission littéraire de Fréquence Paris Plurielle (106.3), venu faire le libraire invité un soir de janvier 2016 à la librairie Charybde, qui m’a fort opportunément rappelé à la fois ce chef d’œuvre en tant que tel, et l’existence d’une nouvelle traduction particulièrement à la hauteur du propos de Joe Haldeman.

« Ce soir, nous allons vous montrer huit manières silencieuses de tuer un homme. » Le sergent qui nous a sorti ça n’avait pas cinq ans de plus que moi. S’il avait déjà tué un homme au combat, silencieusement ou non, il avait dû le faire tout gamin.
Je connaissais déjà quatre-vingts façons de tuer quelqu’un, pour la plupart assez bruyantes. Je me suis redressé sur mon siège, j’ai affiché un air d’attention polie avant de m’endormir les yeux ouverts. Les autres faisaient la même chose. Nous savions qu’on ne nous enseignait jamais rien d’important pendant ces cours, après le dîner.
Le projecteur m’a réveillé et j’ai regardé un bref film détaillant des huit méthodes discrètes. Certains protagonistes avaient dû se faire effacer le cerveau ; on les tuait pour de bon.
Après la projection, une fille a levé la main, au premier rang. Le sergent a hoché la tête, elle s’est levée, au garde-à-vous. Pas mal, un peu trop large d’épaules, un cou plus épais que la moyenne. Personne n’y échappe, après trois mois d’exercices avec un lourd paquetage sur le dos.
« Monsieur (nous devions donner du monsieur aux sergents, jusqu’à la fin de nos classes), franchement, la plupart de ces méthodes me paraissent… grotesques.
– Comment ça ?
– Tuer un homme d’un coup de pelle dans les reins, par exemple. Je veux dire, on n’aura vraiment qu’une pelle ? Ni couteau, ni arme de poing ? Et pourquoi ne pas viser la tête, tout simplement ?
– Il peut porter un casque, a-t-il répondu avec une certaine logique.
– Les taurans n’ont peut-être même pas de reins ! »
Il a haussé les épaules. « Sans doute pas. » Nous étions en 1997, et personne n’avait jamais vu de tauran ; on n’avait jamais rien retrouvé de plus qu’un vague chromosome carbonisé. « Mais leur physiologie est comparable à la nôtre, et nous devons partir du principe que ces créatures sont aussi complexes que nous. Ils ont forcément des points faibles, des failles. Vous devrez l’apprendre par vous-mêmes.

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Ce dense récit à la première personne, d’une guerre spatiale menée sur des générations entières, soumise aux aléas physiques et mathématiques des décalages temporels relativistes, réussissait la prouesse, à une époque où cela n’était pas si fréquent dans le champ science-fictif, d’utiliser réellement les conséquences sur le scénario des prémisses scientifiques mises en œuvre, sans les réduire à un gimmick à faible intérêt ou à un effet spécial de type fumigène, tout en proposant une expérience quasiment tangible d’un combat d’infanterie puissamment imaginaire, d’une organisation militaire réaliste même lorsqu’elle est bourrée de clins d’œil variés, intimement nourrie de l’expérience de première main de l’auteur, affecté à une unité du Génie au Vietnam en 1967-1968, avant de finir ses études de mathématiques et d’informatique, puis de devenir écrivain professionnel, expérience fondamentale qu’il retrace par ailleurs et fictionnalise en détail dans son roman autobiographique « Les deux morts de John Speidel » (1968).

Je m’étais toujours contenté de cinq ou six heures de sommeil, et le soir était le seul moment où je pouvais m’isoler un peu, loin de l’armée. J’ai passé quelques minutes devant les infos. Encore un vaisseau dégommé dans le secteur d’Aldébaran. Quatre ans plus tôt. On armait déjà une flotte de représailles, mais il lui faudrait quatre ans de plus pour arriver sur zone. D’ici là, les taurans auraient mis la main sur toutes les planètes portails.

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Si les ventes de l’ouvrage, malgré les prix littéraires obtenus, ne furent initialement guère spectaculaires aux États-Unis (le caractère subtilement politisé, à la fois profondément pacifiste et intensément empathique et réaliste vis-à-vis de la guerre et de l’armée – tout en développant une critique féroce des systèmes d’embrigadement et de conditionnement qui en font intimement partie -, désarçonna sans doute quelque peu un milieu et un fandom alors durement divisés à propos de la guerre du Vietnam), son influence fut forte et durable sur les auteurs, et son audience augmenta régulièrement au fil des années. Loin du militarisme ambigu du jeune Robert Heinlein et de son « Starship Troopers » (1959), qui devra attendre l’adaptation cinématographique formidable de Paul Verhoeven en 1997 pour trouver son sens subversif profond, « La guerre éternelle » appartient sans aucun doute à cette catégorie pas si fournie de chefs d’œuvre apparemment quelque peu datés, mais en réalité parfaitement intemporels.

Douze années plus tôt, on avait découvert le champ collapsar – j’avais dix ans. Il suffisait d’y jeter n’importe quel objet avec une vélocité suffisante, et hop, il ressortait ailleurs dans la galaxie. Il n’avait pas fallu longtemps pour trouver la formule qui localisait le point de sortie : l’objet se déplaçait le long de la « ligne » (une courbe géodésique d’Einstein, plus précisément) qu’il aurait suivie s’il n’avait pas croisé le collapsar en premier lieu – jusqu’à atteindre un second champ collapsar, où il réapparaissait à la même vitesse. Temps de voyage entre deux collapsars… exactement zéro.
Physiciens et mathématiciens avaient eu pas mal de boulot. Il avait fallu redéfinir la notion de simultanéité, puis abattre la relativité générale pour mieux la reconstruire. Quant aux politiciens, ils s’étaient frotté les mains. Envoyer toute une cohorte de colons sur Fomalhaut coûtait désormais moins cher que la moindre mission lunaire. Et il y avait beaucoup de gens que les autorités étaient ravies d’expédier sur Fomalhaut. En accomplissant là-bas quelque chose d’immense, ils s’abstiendraient de fomenter la révolution ici-bas.

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Bien qu’écrite depuis un angle fort différent, « La stratégie Ender » d’Orson Scott Card (Prix Hugo et Nebula en 1985) doit énormément à « La guerre éternelle ». Très fidèle au roman d’origine (bien qu’ayant largement gommé les aspects y concernant la liberté sexuelle), la bande dessinée créée en 1988-1989 par Marvano contribua fortement à un regain de popularité de Joe Haldeman auprès d’une nouvelle génération de lectrices et de lecteurs, et peut avoir joué un rôle dans la création d’une suite intéressante par Joe Haldeman, « Liberté éternelle » (1999), vingt-quatre ans après le roman initial, suite qui sera à son tour adaptée par Marvano sous le titre « Libre à jamais ».

Je n’arrivais pas à m’habituer au 20 mars 2007 inscrit au bas de l’organigramme. J’étais dans l’armée depuis dix ans, après seulement deux ans de service. La dilatation temporelle, bien sûr ; malgré les sauts collapsar, voyager d’étoile en étoile dévorait littéralement le calendrier.
Après cette mission, je serais probablement bon pour la retraite, à plein traitement. Si je survivais, bien sûr, et s’ils ne changeaient pas les règles nous concernant. Vingt années de service, à seulement vingt-cinq ans.

La règle du jeu de la rubrique « Je me souviens » sur ce blog est ici, et pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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